Vente de la participation confisquée dans le capital de la BT : Pourquoi le choix du fonds “Royal Luxembourg” pose problème?

bt-royal-luxembourg.jpgRoyal Luxembourg, qui vient d’acquérir 13% de l’un des fleurons du secteur bancaire tunisien pour 217 MDT alors que l’offre du CIC n’était que de 204 MDT, a un statut de SOPARFI. Ce qui revient à dire que c’est une société de participation financière qui relève du droit commun et qu’à ce titre, son champ d’action n’est pas limité et permet de réunir des activités commerciales et financières au sein d’une même société. Elle bénéficie également du régime européen de lutte contre les doubles impositions issues des directives de 1990 et 2003 et d’avantages fiscaux locaux comme l’exonération des dividendes perçus des sociétés détenus ou des plus-values réalisées en cas de cession de participations. Une aubaine pour ces hedge funds qui fleurissent dans les paradis fiscaux, attirés par l’appât du gain souvent sans scrupules ou soucis de transparence.

Rappelez-vous, la crise financière mondiale déclenchée en 2007, ce sont les hedge funds qui en avaient été les propagateurs. Le marché des CDO (collateralized debt obligations) est devenu illiquide à partir du moment où certains de ces fonds, très endettés, durent ajuster leurs positions, face aux appels de marge de leurs prime brokers, eux-mêmes soumis à de fortes tensions. L’Islande, qui regorgeait de ces fonds, en a été l’une des premières victimes puisqu’elle a été mise en faillite.

«Ce fonds n’est pas connu par le monde financier, si c’est le cas, cette opération ne respecte aucune règle de transparence, d’efficience économique, de bonne gouvernance et de respect même du code des marchés publics», a invectivé Moez Joudi, expert-universitaire tunisien spécialiste de la gouvernance d’entreprise, lequel explique que «Royal Luxembourg, une SOPARFI, est un modèle d’entreprises qui convient parfaitement aux activités spéculatives, cherchant l’opacité et le moins de contraintes de surveillance et de fiscalité possibles».

Etonnant dans un pays en transition démocratique où le gouvernement a fait de la lutte contre la corruption son cheval de bataille, et de la transparence et de la bonne gouvernance ses arguments les plus percutants tout au long de la course au pouvoir…

Doublement leurrés…

Nous avons été doublement leurrés, estime M. Joudi, le gouvernement de la Troïka a choisi de mettre sur le marché 118 entreprises confisquées, dont la BT, au mois d’août dernier, et a décidé qu’elles devaient toutes être vendues entre septembre et décembre, ce qui ne laissait pas le temps de trouver les meilleurs acquéreurs pour obtenir ces fleurons de l’économie tunisienne à leur juste valeur. La BT, à elle seule, possède pour 500 millions de dinars de patrimoine!

Rappelons que les rentrées de capitaux en provenance de la vente des entreprises confisquées devraient renflouer les caisses de l’Etat et compléter le budget 2012 avant la fin de l’année…

Pour Moez Joudi, l’évaluation des entreprises en question a été bâclée dans le non respect des règles des marchés publics pour une maximisation des bénéfices pour l’Etat. «13% est considéré comme un franchissement de seuil, ce qui permet à Royal Luxembourg d’agir sur le capital en déclenchant une offre publique d’achat ou de retrait « 13%, c’est la minorité de blocage pour toute décision se rapportant à la BT. La BCT a-t-elle été entendue par rapport à cela? A-t-elle été chargée de procéder aux investigations nécessaires pour s’assurer de la netteté, de la crédibilité et de l’intégrité de ce fonds d’investissement venu de nulle part?».

Ce fonds, que d’aucuns qualifient de “spéculatif“ domicilié dans un paradis fiscal, pourrait être non seulement intéressé par les plus-values et les dividendes mais aussi pourrait gérer des capitaux venus de nulle part ou plutôt d’opérations financières opaques générées par des activités illicites.

«Il est quand même étonnant que ce candidat à l’appel d’offres arrivé le dernier puisse gagner le marché sachant que les procédures d’octroi n’ont pas été respectées de bout en bout. Ainsi, avant l’offre financière, il faut présenter des dossiers techniques pour permettre aux autorités compétentes de procéder au recueil d’informations et à des recherches approfondies sur les candidats. Cela n’aurait pas été fait et les dossiers techniques et financiers auraient été remis au même moment», s’étonne Aziz Khoufi, vice-président de Tunisia Holding qui a soumis une offre pour la Banque de Tunisie.

Le plus grave est qu’on risque de continuer à user de ces procédés dans l’avenir: «Carthage Cement est la plus grande cimenterie d’Afrique, imaginez qu’elle soit concédée dans le non respect des procédures en vigueur. Nous avons peur des risques de ces pratiques douteuses et non transparentes sur l’économie tunisienne et ce juste parce que le gouvernement a besoin d’argent!».

Une erreur stratégique, commente Dr Jaber Chebbi, docteur en finance internationale de l’Université Paris Dauphine, car le fait d’avoir cédé les 13% du capital de la BT à un fonds spéculatif au lieu d’une banque étrangère comme la CIC empêche le secteur bancaire tunisien de profiter de son savoir-faire et de son expertise dans les technologies avancées, le prive de pouvoir bénéficier de leur image et de leurs ressources humaines ainsi que d’un meilleur accès sur les marchés des capitaux et leurs financements à l’international.

L’impératif de boucler le budget 2012 justifierait-il le détour au risque de menacer la viabilité de l’économie tunisienne à court et moyen termes? Car le fonds luxembourgeois est très équivoque et opaque, renchérissent les militants du parti Al Joumhouri.

Qui est derrière ce fonds? D’honnêtes gens? Des personnes cherchant à blanchir leur argent? Des réponses difficiles à trouver d’autant plus que les actionnaires dans un fonds spéculatif préfèrent laisser leur identité secrète, ce qui ne plaide pas bien sûr pour les meilleures pratiques et une gouvernance transparente. «Ce qui est grave, c’est que ce fonds dont le seul soucis est de réaliser des bénéfices, pourrait mettre la pression sur le management de la BT, valoriser les actions sur 2 ou 3 ans avant de décider de les vendre fragilisant ainsi la banque», indique Moez Joudi.

Des bruits courraient ailleurs sur le fait que l’un des administrateurs de Royal Luxembourg aurait été impliqué dans l’affaire Clearstream. Une firme qui se serait servie aux années 80 d’un système de comptes, usant du procédé «légal» de compensation interbancaire permettant l’effacement (totalement illégal) des traces des transactions, ce qui en aurait fait une plateforme mondiale de l’évasion fiscale et du blanchiment d’argent d’après une enquête effectuée par le journaliste Denis Robert.

Salvatore Cugliari, directeur général de Royal Luxembourg, n’a cure des critiques et des protestations soulevées par sa réussite à arracher le marché BT et avoue avoir d’autres velléités sur la Tunisie, dans laquelle il a décidé d’investir une enveloppe globale estimée à 550 millions d’euros. Il compte d’ailleurs acquérir des entreprises européennes, confrontées à un coût élevé de la main-d’œuvre, et les délocaliser sur des sites où les facteurs de production sont plus compétitifs.

Alain Ducat, un confrère journaliste, écrivait tout récemment sur le site www.paperjam.lu/…/fr/, que les administrateurs du fonds domicilié dans un cabinet d’avocat -un fonds ne possédant donc pas son propre siège- seraient, semble-t-il «selon les dernières modifications statutaires, un avocat, un directeur de banque allemande et un conseiller financier indépendant, tous résidents luxembourgeois. Mais, curieusement Salvatore Cugliari n’y apparaît pas».

Les militants d’Al Joumhouri, qui avaient eux-mêmes procédé à «une recherche approfondie» sur Royal Luxembourg, ont découvert qu’il est «inconnu des places financières européennes», car «faisant preuve d’opacité en termes d’organisation et d’actionnariat».

La Tunisie qui abritera, semble-t-il, le 16e congrès de l’organisation mondiale International Transparency en 2014, devrait peut-être commencer par investir et s’investir sérieusement dans des pratiques plus transparentes et une meilleure gouvernance. Comme le dit un dicton bien de chez nous, il ne serait pas normal que la «Maison du menuisier n’ait pas de porte» (Dar Ennajar, blech beb).