Tunisie – Faouzi Elloumi : «La relance de l’économie n’attendra pas les élections»

faouzi-elloumi-01.jpg«Il y aura un avant et un après “le 23 octobre“, estime Faouzi Elloumi, l’un des plus importants opérateurs tunisiens dans le secteur la câblerie, et membre du bureau exécutif du mouvement Nidaa Tounes. Selon lui, dans l’esprit des Tunisiens, le doute persistera quant à la légitimité électorale des partis au pouvoir, «car ils sont aujourd’hui dans une logique de l’abus de droit. “Puisque j’ai la légitimité électorale, je fais ce que je veux“. A l’ANC, au nom de la légitimité électorale, les députés de la majorité passent au vote en tant que démonstration de force». Cela ne se fera plus après le 23 octobre, assure M. Elloumi, car ils n’auront plus cette latitude, une bonne partie du peuple commence à en prendre réellement conscience.

Dans l’entretien ci-après, appréciations de Faouzi Elloumi sur le bilan économique et politique 2012 ainsi que les perspectives pour 2013.

WMC : Monsieur Elloumi, vous avez une double casquette, tout d’abord d’entrepreneur et ensuite d’homme politique puisque vous faites partie de Nidaa Tounes. Pensez-vous que les décisions prises par la Troïka pour fixer les échéances électorales et déterminer le régime politique plaideraient pour l’amélioration de la visibilité et auraient un impact positif sur la relance économique?

Faouzi Elloumi : Cela n’aura aucun impact, car les décisions qui auraient dû être prises ne l’ont pas été. L’économie n’attendra pas juin prochain, les opérateurs étrangers et même tunisiens ne peuvent plus attendre. Les opérateurs doivent voir clair en ce qui concerne la situation sécuritaire et comment se profilera la Tunisie dans un proche avenir. Ils doivent percevoir l’évolution de la monnaie, celle des lois et de l’administration. Parce que lorsqu’une administration bloque tout et ne prend plus de décisions, nous nous trouvons dans le flou total.

Nous ne savons pas encore qui va gagner les prochaines élections, et comment va être la situation après leur tenue. L’Administration était efficace dans la première phase postrévolutionnaire, parce que le pouvoir en place prenait des décisions. Aujourd’hui, le pouvoir en place ne décide de rien, et dans le meilleur des cas, il prend des mesures contre l’Administration qu’il accuse de tous les maux. Il y a instauration d’un climat de suspicion totale.

Notre Administration est paralysée par les politiques. Je ne me rappelle pas avoir vu le pays souffrir d’une coupure d’eau potable ou de celle d’électricité depuis l’indépendance. La paralysie est évolutive et généralisée même s’agissant des organismes d’appui. Nous entendons parler de projets en cours mais nous ne voyons rien sur le terrain, aucun projet n’a démarré.

La reprise de la relance économique est capitale pour la sauvegarde du processus de transition démocratique. Comment jugez-vous les actions du pouvoir actuel dans ce sens?

J’ai l’impression que le pouvoir politique actuel est indifférent à ce qui peut advenir de la Tunisie. Ce qui compte pour lui est l’image de la Tunisie à l’international. Pire, c’est le fait de s’accaparer les postes clés partout dans les institutions tunisiennes. Essayez donc de voir avec l’un des responsables actuels s’il est en mesure de résoudre un problème quelconque, même un ministre ne le peut pas; il n’y a rien que l’on puisse appeler “gestion d’Etat“…

La communauté d’affaires se sent menacée, les uns n’ont pas le droit de voyager, d’autres ont peur d’investir. Il y a un climat d’inquisition et une pieuvre qui s’est emparée du pays et a étalé ses tentacules partout. Conséquence, des hommes d’affaires indifférents auparavant à la politique courent derrière les partis pour se protéger. Les hommes d’affaires qui ont rejoint Ennahdha l’ont fait pour se défendre.

Quel est l’impact de pareille attitude sur l’économie? Car l’entrepreneuriat n’est pas censé être politisé outre mesure et à voir les dernières déclarations des hommes et femmes d’affaires à l’UTICA, nous réalisons qu’ils comptent réagir. Il y en a même qui ont parlé de fermeture de leurs entreprises soit la «grève» des entrepreneurs…

C’est ce qui ne me rassure pas pour l’économie du pays ni pour les hommes d’affaires tunisiens. Il existe un climat d’inquiétude généralisée. Mais je ne crois pas qu’en bloquant le pays par des grèves nous sortirons du marasme actuel. Je préfère le dialogue, c’est l’unique voie, d’après moi, qui aidera à résoudre progressivement les problèmes de la Tunisie.

On prétend que l’UGTT fait monter la surenchère en profitant de la fragilité du secteur privé. Qu’en pensez-vous?

Je ne crois pas que l’UGTT soit endurcie, je préfère dire qu’elle est devenue encore plus politisée. Parce qu’elle a un rôle, c’est un syndicat, et dans tout les pays où il y a eu un processus de transition démocratique, il y a eu des revendications sociales, des demandes d’augmentation de salaire, etc. Nous l’avons vu dans les pays de l’Europe de l’Est, à tel point que, alors qu’au tout début de la chute du Mur de Berlin, les investisseurs délocalisaient de l’Europe occidentale à l’Europe de l’Est; ils ont dû re-délocaliser vers des pays où la main-d’œuvre est plus compétitive.

Les peuples de l’Europe de l’Est voulaient améliorer leur niveau de vie. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie et c’est légitime, mais en améliorant le niveau de vie, il faut améliorer la productivité et développer l’économie du pays. Si on améliore seulement le niveau de vie et on ne développe pas l’économie, les investisseurs partiront ailleurs. Car ils risquent de ne plus être compétitifs, c’est ce qui s’est passé aujourd’hui dans les pays de l’Est: les investisseurs sont venus en Tunisie. Maintenant, ils repartent de chez nous au Maroc…

Oui, mais ne trouvez-vous pas les revendications de l’UGTT exagérées?

Il y en a qui sont légitimes. Il y a eu une flambée des prix, le taux d’inflation est de 5,6% pour cette année et c’est un taux trop élevé. Les revendications poussées que nous voyons aujourd’hui en Tunisie ne sont pas dans la stratégie de l’UGTT. C’est une attitude suivie par les syndicats de base dans les entreprises. Les gens pensent que l’UGTT est une structure à pouvoir centralisé. La réalité est autre. Les syndicats de base sont des structures autonomes affiliées à l’UGTT. Ils suivent les règles générales de l’UGTT, mais ont leurs propres agendas. Ils ne sont pas devenus plus agressifs, ils profitent tout simplement du climat de liberté qui leur est offert aujourd’hui.

Pourtant, tout porte à croire que la Centrale syndicale les soutient…

La centrale syndicale est obligée de suivre et de soutenir, ils l’obligent dès qu’ils expriment leurs revendications. Mais après, elle les arrête et maîtrise la situation sans l’annoncer publiquement. Ce sont des ententes internes au syndicat.

Nombre d’entrepreneurs se plaignent de la baisse de la productivité. Qu’en est-il pour vous?

Concernant la productivité, il y a deux manières de procéder. Celle, allemande, qui calcule la productivité sur la base de la production moyenne. Ce qui implique que l’employé qui produit plus que la moyenne est gratifié. Et celle japonaise qui exige que l’employé produise les 100% de la capacité du poste. En Tunisie, nous ne sommes pas encore définitivement fixés sur le moyen de calculer la productivité et quel meilleur modèle à suivre. Toutefois, une politique de ressources humaines peut préserver la paix sociale dans une entreprise.

Dans notre cas, nous n’avons pas eu de problèmes avec nos personnels, une bonne gestion des ressources humaines a eu entre autres avantages un personnel loyal qui a réagi avec patriotisme pour préserver notre force productive.

Vous êtes dans l’industrie des composants mécaniques et électriques, comment jugez-vous le secteur et surtout par rapport aux groupes étrangers implantés ou opérant avec la Tunisie?

Il y a une peur généralisée de la situation en Tunisie. Les clients et les investisseurs étrangers ont peur de deux choses: la première, c’est la flambée des salaires. Ils se disent que si jamais ils s’installent en Tunisie, dans deux ans, les prix augmentent, et cela posera des problèmes car ils se trouveront obligés de délocaliser. Ils craignant également le climat social. Rien n’est sûr actuellement dans le pays. Les cas Leoni et Yazaki le prouvent. Ils en ont été traumatisés, il y a eu des dérapages énormes, chez Yazaki et l’armée a dû protéger les machines et les équipements. A Leoni, ça traîne toujours et rien n’est encore résolu.

Dans les pays industrialisés, pareil comportement est scandaleux. Conséquence, ils n’ont plus confiance car ils estiment que si on entre dans une grève anarchique pour un jour, on peut le faire pour un mois ou plus et les conséquences sont désastreuses sur la production et les marchés.

Nous Tunisiens, nous prenons les choses avec philosophie, nous nous disons “un arrêt de travail d’un jour ou une semaine, ce n’est pas dramatique, nous reprendrons“. Mais pour les étrangers, nous sommes devenus un pays à risques jusqu’à nouvel ordre et notre image s’en ressent.

Mais ne pensez-vous pas que le fait d’avoir fixé une date pour les élections peut être rassurant?

La Tunisie est un pays à risque jusqu’à nouvel ordre. Les prochaines élections du 23 juin, si jamais il y aura des élections, ne veulent rien dire car rien n’est prêt aujourd’hui et rien n’est clair. Les fondamentaux ne sont pas clairs, aucun texte de loi n’est prêt, ni le choix du système économique ni le modèle sociétal. Comment évoluera le dialogue social entre l’UGTT et l’Utica? Quel sera notre système éducatif? Quelle place occupera la religion dans notre pays? Comment se comporteront les partis politiques?

Trop de questions sans réponses et dont l’effet sera désastreux sur la stabilité du pays et sur le Tunisien en général si on n’y répond pas au plus tôt.

Les chancelleries étrangères, elles-mêmes, commencent à douter de notre capacité à les protéger. Après l’attaque de l’ambassade américaine, nombre d’ambassades ont exprimé leurs peurs de subir le même sort. Nous avons beau expliquer qu’il s’agissait d’un incident qui ne se répétera pas, ils n’y croient pas. Les criminels n’ont pas été jugés, les diplomates le savent parfaitement et ils savent qu’ils n’y a pas une volonté de les juger, et ce qui n’a rien arrangé, c’est la sortie surprise de la cassette de Ghannouchi.

Que faire pour y remédier, selon vous?

Il faut d’abord que les choses deviennent plus claires et maîtrisables autant sur le plan politique que socioéconomique, et puis travailler à rétablir la confiance. Cela prendra un bon bout de temps…

Que pensez-vous de la proposition de loi concernant l’exclusion des anciens destouriens des activités politiques?

Je ne sais pas si la loi va passer ou pas… Ce que je sais, c’est que les Organisations des droits de l’homme dans le monde condamnent cette de loi, y compris la Tunisie qui a ratifié nombre de conventions internationales contre toutes formes de discriminations raciale, idéologique ou religieuse.

La représentante de Human Right Watch va plus loin, elle estime que même si l’élimination de ceux qui ont fait mal au peuple tunisien semble légitime, elle reste une forme de discrimination. Les initiateurs du projet de loi peuvent jouer sur cela mais je ne pense pas qu’ils iront jusqu’au bout.

Cela me rappelle ce qu’a fait Hitler avec les Juifs. Il a estimé que les Juifs veulent dominer l’économie et les finances et qu’il y avait une proportion des Juifs qui œuvraient contre la race Arienne. Donc, il a estimé de son devoir de s’en débarrasser et bien sûr il a donné des exemples.

Autant de fronts politiques qui se constituent chacun dans son coin avec des partis progressistes lesquels sont eux-mêmes divisés, ne pensez-vous pas que cela fausse la donne politique?

Je ne le crois pas. L’orientation vers laquelle nous évoluons aujourd’hui, c’est la fusion entre les partis démocrates, et la formation à terme de deux pôles idéologiquement homogènes. D’une part, le Front populaire -et c’est la nouvelle Gauche-, et les démocrates comme Nidaa Tounes, Al Joumhouri et Al Massar qui négocient aujourd’hui, pour former un front commun. Quant à Ennahdha, il faudrait peut-être que de parti religieux, il se projette dans le 21ème siècle et ne milite plus pour revenir 14 siècles en arrière. Ceci, si, bien sûr, il compte bien jouer le jeu démocratique.

Les différents fronts qui se constituent doivent devenir de plus en plus homogènes pour permettre aux Tunisiens de se positionner par rapport à eux.

Sur un tout autre plan, la diversité des couleurs politiques est positive dans le sens où elle exprime un état de liberté de pensée pratiqué après la révolution. Il y aura des petits partis comme les verts, les extrémistes de gauche ou de droite, comme cela se passe partout dans le monde. Les grands partis deviendront plus ou moins homogènes avec des idées forces, ceci est le sens de l’histoire et c’est ce qui se passe en Tunisie maintenant. A chaque élection nous avancerons mieux et plus rapidement.