Tunisie : «La gestion de sortie de crise est affaire de timing»

moez-labidi-260712-220.jpgEconomiste, membre de l’Asectu, enseignant à la FSEG de Mahdia, membre du Conseil d’administration de la BCT, Moez Laabidi revient sur tous les aspects critiques de la politique monétaire qui font polémique. L’approche est lucide et le propos pertinent! Interview.

WMC : La masse de billets en circulation entre décembre 2010 et décembre 2011 a explosé, passant de 5,5 MDT à 6,8 MDT, soit une progression de 23,5%. La planche à billets a, par conséquent, marché à fond. La priorité était de ne pas bloquer le système de paiement, mais n’a-t-on pas, d’une certaine façon, noyé le système?

Moez Laabidi : Confrontée au choc de la révolution, la BCT s’est retrouvée en première ligne pour tempérer les chocs -réel et financier- et éloigner le spectre de la déflation. Elle a utilisé tous les moyens dont elle dispose, conventionnels d’abord, en ramenant ses taux (directeur et des réserves obligatoires) au plancher, puis non conventionnels, allant ainsi plus loin dans l’assouplissement monétaire, en irriguant régulièrement le marché monétaire afin de soutenir un secteur bancaire déjà épuisé par de longues années de mauvaise gouvernance et en déficit de ressources stables (sous capitalisation, baisse des dépôts à terme).

On oublie souvent que, grâce à ses interventions massives sur le marché monétaire, la BCT a réussi à alléger les contraintes de liquidités des agents surendettés. Combien d’entreprises (hôtels, agences de voyage, unités exportatrices, …) au bord de la faillite ont pu accéder à la liquidité à bon marché pour au moins payer leurs charges salariales, et éviter un plan de licenciement? Comment le secteur bancaire, qui a subi en janvier 2011 une impressionnante course vers les dépôts (650 millions de dinars de retrait), pourrait se retrouver aujourd’hui si la BCT avait refusé toute injection de liquidités? Le système bancaire, qui contribue à hauteur de 92% au financement de l’économie tunisienne, courait le risque de disjoncter. On a parfois tendance à négliger cet aspect!

L’indice des prix à la consommation entre décembre 2010 et décembre 2011 est passé de 3,1% à 5,5%, soit une augmentation de 77%. Cette flambée d’inflation ne s’est-elle pas nourrie de ce déluge monétaire?

Premièrement, l’histoire récente nous enseigne que les injections de liquidités ne sont pas forcément inflationnistes. Face au risque déflationniste, qui s’est manifesté au lendemain des crises financières, toutes les Banques centrales n’ont pas hésité à jouer les pompiers: la BOJ japonaise avec l’injection illimitée de liquidités sur les marchés financiers, en contrepartie des collatéraux dont la gamme a été significativement élargie, et l’achat direct de papier commercial et d’obligations privées auprès des entreprises; la FED avec ses programmes d’assouplissement quantitatif QE1 et QE2; et la BCE avec ses programmes de financement à long terme LTRO 1 et 2.

Malgré toutes ces injections massives de liquidités, malgré des taux d’intérêt réels à court terme en territoire négatif, l’inflation n’est pas encore menaçante. Elle reste contenue même si elle est légèrement supérieure à l’objectif de 2%, défini par les grandes Banques centrales. Bref, les politiques monétaires ultra accommodantes ne sont pas toujours inflationnistes.

Deuxièmement, il faut toujours rappeler que les crises affectant la sphère productive augmentent le niveau des ressources inemployées et notamment le nombre de chômeurs. En présence d’un taux de chômage élevé, la liquidité déversée risque peu de faire flamber les prix. L’histoire nous enseigne que les injections de liquidité sont loin d’être inflationnistes tant que la croissance potentielle n’est pas endommagée. Dans le cas contraire, le risque inflationniste n’est pas à exclure même avec une sous-utilisation des capacités productives et un taux de chômage élevé.

Troisièmement, la montée de l’inflation observée après la révolution s’explique plus par un choc d’offre négatif (baisse de l’offre) plutôt que par un choc de demande positif (augmentation de la demande). Plusieurs facteurs ont alimenté cette poussée des prix à la hausse. Il y a les exportations (légales et illégales) des produits alimentaires (même subventionnés), vers la Libye, il y a aussi la défaillance des systèmes de contrôle des prix devant la multiplication des cas de violation de la concurrence et, enfin, nous repérons la multiplication des sit-in et des barrages qui ont stoppé plusieurs entités productives.

Enfin, il faut toujours garder à l’esprit que la transmission des effets de la politique monétaire pourrait prendre entre 9 et 18 mois pour avoir des effets significatifs sur l’inflation. Ce qui n’est pas le cas tunisien, où les prix ont commencé à augmenter sérieusement au bout de trois mois. Ce qui ôte à la BCT la responsabilité dans ce dérapage inflationniste et confirme l’importance des facteurs signalés ci-dessus.

Les crédits à l’économie ont également fortement progressé, passant de 41,2 MDT en décembre 2010 à 46,7% en décembre 2011, entraînant un décuplement des opérations de politique monétaire de la BCT en faveur du système bancaire qui grimpent de 305 millions de dinars à 3,6 milliards de dinars. N’est-ce pas démesuré par rapport à des banques sous-capitalisées? N’est-ce pas trop de risque au motif d’enrayer l’assèchement du crédit?

Encore une affirmation peu fondée, dans la mesure où elle élude la face caché de l’iceberg.

D’abord, certes, les interventions des autorités monétaires n’ont pas réussi à éviter la récession mais elles sont parvenues à stopper les aspects systémiques de la crise financière.

Entre décembre 2010 et décembre 2011, l’indice de production industrielle a baissé de 136,2 à 125,7, soit une régression de 7,7%. La politique monétaire expansive n’a pas donc profité au système productif?

En corollaire à ma réponse précédente, je dois préciser qu’il est illusoire de s’attendre à une hausse de la production industrielle dans un pays dont le climat des affaires est plombé par la montée de l’insécurité et la forte chute de ses exportations à destination de la zone euro.

Enfin, le PIB a effectivement baissé entre décembre 2010 et décembre 2011, mais si on exclut l’activité touristique et l’activité minière, la courbe devient ascendante depuis le premier trimestre 2011. Ainsi, la croissance du PIB -hors tourisme et secteur minier- confirme l’efficacité de la politique monétaire en 2011 lorsque l’action budgétaire n’a pas encore démarré. Sur ces deux secteurs, la politique monétaire n’a pas d’emprise. La montée de l’insécurité a fortement affecté les recettes touristiques et la détérioration du climat social a bloqué la production minière provoquant le tarissement du niveau des réserves en devises.

Au total, à l’heure où les effets de l’action budgétaire peuvent tarder à porter leurs fruits, la politique monétaire a réussi son rôle d’amortisseur de crise.

La consommation des ménages a, pour sa part, augmenté de 39,7 MDT à 42,9 MDT entre décembre 2010 et décembre 2011, soit +8% d’augmentation. Les seuls crédits à la consommation ont augmenté de 2,4 milliards de dinars boostant notamment les achats de voiture. Peut-on parler d’un mauvais ciblage du soutien de la demande interne?

En observant de près les chiffres du crédit à la consommation, nous remarquons une nette augmentation des crédits logement alors que les crédits destinés à l’achat de voitures n’ont pas augmenté de façon significative. Du coup, la forte hausse des importations de voitures ne trouve son explication que dans des achats au comptant. La balle est dans le camp du gouvernement. A court terme, il ne faut pas hésiter à imposer des quotas à l’importation pour stopper cette hémorragie de devises. Et à moyen et long terme, une politique d’aménagement du territoire s’impose pour rendre au transport public la place qu’il mérite, afin d’opérer un changement dans les comportements des ménages (baisse de leur dépendance à l’égard de la voiture personnelle).

Entre décembre 2010 et décembre 2011, la masse monétaire a connu une augmentation sensible de 20%, passant de 15,9 MDT à 19,1 MDT. Evoquant la question, Dr Moncef Guen (*) a parlé de bulle monétaire. Quelle opinion portez-vous sur cette appréciation? Le Conseil de la Banque a-t-il pris, selon vous, un risque démesuré?

Si la gestion de la crise est à l’ordre du jour, il ne faut pas perdre de vue la gestion de la sortie de crise. Le grand défi des Banques centrales qui ont injecté énormément de liquidités est de réussir leurs «exit strategies» (stratégies de sortie). Comment l’autorité monétaire va-t-elle s‘organiser à éponger tout excès de liquidité source de dérive spéculative (placements foncier et immobilier) et de dérapage inflationniste?

Plusieurs questions demeurent sans réponses. Une question de rythme: resserrement graduel ou resserrement agressif? Et surtout une question de timing: quel indicateur faut-il retenir et à partir de quel seuil faudrait-il démarrer la stratégie de sortie? Autrement, quel est le meilleur moment pour entamer le cycle de resserrement monétaire? Un resserrement tardif risque de réveiller l’inflation et un resserrement prématuré pourrait saper une reprise déjà molle et fragile.

(*) article paru, samedi 22 courant, dans le quotidien la Presse de Tunisie: «La bulle monétaire de 2011 en Tunisie»