Tunisie-Justice : La chasse aux non-dénonciateurs de la corruption est-elle ouverte?

caricature-bel-060612-1.jpg«Deux collègues sont arrêtés, Habib Ben Slama et Hamadi Guellala, ainsi que 3 anciens PDG de Tunisair, pour avoir appliqué les instructions venant d’autorités suprêmes, et laissé la nièce et la sœur de Ben Ali en toute impunité. Deux autres ont été convoqués par la brigade criminelle pour mercredi, Ali Miaoui et Béchir Ben Sassi, et seront arrêtés. Tous passeront devant le procureur de la République Vendredi. On nous a reprochés de ne pas avoir fait notre révolution à Tunisair, on va la faire en allant crier haut et fort cette injustice envers des salariés de la compagnie soumis à ce mépris. On va se mobiliser vendredi. Passer le message. On ira tous devant le tribunal vendredi crier notre colère».

Ce message est échangé depuis ce matin par ‘’sms’’ interposés entre cadres et employés de la compagnie battant pavillon national, Tunisair. Ce qui en ressort, c’est un sentiment d’injustice qui prouve que l’appréciation de la justice n’est pas la même entre gouvernants et gouvernés.

Car tenez-vous bien, l’accusation à l’origine des arrestations citées plus haut se rapporterait à un acte de non dénonciation d’emplois fictifs dont ont profité la nièce de l’ancien président, en poste à Paris depuis 1996, et sa sœur Hayet, nommée en Allemagne, il y a 21 ans.

Dernier convoqué en date, Ahmed Smaoui qui a, lui aussi, occupé le poste de PDG de Tunisair. Tous les PDG et représentants qui ont occupé des postes pendant ces deux décennies seraient donc convoqués sous prétexte de non dénonciation d’emplois fictifs!

Les emplois fictifs ne datent pas d’aujourd’hui en Tunisie –du reste partout ailleurs. Nous pourrions en citer des milliers dans les ministères et les institutions étatiques, dont auraient profité des sportifs, des anciens détachés au RCD, ou d’autres privilégiés par leur proximité ou «promiscuité» avec l’ancien système. Mohamed Abbou, ministre chargé de la Réforme administrative, aurait du pain sur la planche avant que le ménage soit réellement fait.

Dans le cas le plus optimiste, plus de 4 mandats électoraux desquels son parti d’adoption, le CPR, sortirait vainqueur… Le tout est de savoir si le cheval de bataille «Lutte contre la corruption» efficient pendant la première campagne électorale CPR serait toujours aussi gagnant en matière de marketing politique et surtout si les capacités immunitaires de la Tunisie supporteraient un traitement de choc aussi puissant. Car ce climat de suspicion et de peur que pareilles initiatives introduiraient dans l’Administration tunisienne, comme c’est le cas aujourd’hui à Tunisair, ne peut en aucun cas servir les intérêts du pays et surtout quand l’accusation est la «Non dénonciation». Par contre, elle prouve que ceux qui veillent aujourd’hui sur nos destins n’ont pas dépassé leurs ressentiments et vindicte personnels. Ils sont peut-être peu clairvoyants et incapables de voir plus loin que le bout de leur appétit de revanche en préférant établir la peur plutôt qu’un climat de confiance entre eux et leurs commis. Ils se prennent déjà pour des dieux et semblent croire qu’ils vont édifier en une année la cité idéale d’Aristote (Al madina al Fadila). Quelle prétention! Les hommes d’Etat ont d’autres chats à fouetter que de courir les faits divers… Malheureusement, combien en avons-nous aujourd’hui en Tunisie? Et nos compatriotes de se demander pourquoi cela ne marche pas.

La réponse est peut-être parce que les agendas des partis de la Troïka ne sont pas les mêmes. Pour Ennahdha, le processus de la justice transitionnelle doit être activé, pour pouvoir tourner la page et permettre au pays d’avancer et de reprendre son souffle, en tout cas, c’est ce qu’on y prétends… Le CPR est d’un tout autre avis, la priorité de ses priorités est la lutte contre la corruption de manière absolue, au «Karcher», tant pis si la Tunisie doit y perdre des ailes, il faut bien qu’il s’assure de nouveau le soutien électoral. Des compromis entre les deux partis pourraient mener à la situation que nous décrivons aujourd’hui: «Arrêter les fonctionnaires et hauts commis de l’Etat pour non dénonciation d’abus». Ce cas n’a d’ailleurs pas été relevé par la Commission de lutte contre les malversations et la lutte contre la corruption. C’est dire l’importance qu’elle lui accordait… face à d’autres affaires et enjeux de loin plus importants.

Il ne s’agit pas de fermer les yeux sur les abus mais de classer les priorités et préserver les équilibres

Et on nous parle de relance? Ou de restructuration de Tunisair… ? S’il suffisait de cela uniquement pour redresser une firme aussi importante…

Car nous pourrions peut-être généraliser l’accusation de “non dénonciation“ de faits et d’abus avérés du temps de Ben Ali à tous les Tunisiens qui vivaient sous son joug et qui étaient incapables de protester contre les ordres venant d’en haut. Commençons par arrêter tous les ministres, chefs de cabinets, directeurs centraux; et même ces petits commis d’Etat qui exécutaient les instructions en administratifs disciplinés et en Tunisiens soucieux de garder leur “gagne-pain“ et de faire subsister leurs familles; jusqu’aux agents de municipalités qui recevaient des pots-de-vin pour activer la signature de dossiers; les administratifs qui recevaient des cadeaux pour signer un papier et j’en passe… Il y a eu également des emplois fictifs à la CPG de Gafsa mais pour des raisons sociales, cette fois-ci… Alors punissons les coupables…

Bien sûr, noyons les bonnes causes dans les mauvaises car entre temps, ceux qui ont remplacé les donneurs d’ordre du système Ben Ali continuent à sévir, à la douane, dans le milieu entrepreneurial et ailleurs… Parmi eux, figurent peut-être des personnes ressources qui pourraient servir les nouveaux gouvernants… A creuser…Tout comme nous devrions réfléchir aux raisons du déclenchement de cette affaire maintenant. Quels sont les risques pour que les représentants de Paris, Rome et Genève, tous trois concernés, soient remplacés par d’autres comme le fut celle de Londres dans une période préélectorale? Reconnaissons que la France, l’Italie et la Suisse ne comptent pas pour du beurre précisément dans le contexte actuel…et avec une diaspora tunisienne aussi importante…

Sur un tout autre volet, faisons l’effort de comptabiliser toutes les voix qui se sont élevées contre les abus du temps de Ben Ali et toutes celles qui crient aujourd’hui à en perdre le souffle pour les dénoncer après que le «führer» que l’on traitait très souvent de «castrateur» a pris la poudre d’escampette… Aucune comparaison sauf peut-être celle du courage, de l’audace, du sens du sacrifice et de l’altruisme de quelques uns…

Entendons-nous bien, il ne s’agit aucunement de faire comme si de rien n’avait été, mais il ne faut pas non plus faire de la surenchère politique aux dépens du pays et de ses compétences. Car osons dire que Ben Ali a asservi les compétences tunisiennes en désignant les meilleurs aux postes de commandement. Il y a eu bien entendu des complicités et des personnes nommées pour «affinités personnelles» mais la plupart de ceux qui géraient les départements les plus importants étaient compétents et c’est ce qui explique que le pays ait toujours tenu. Il est facile de les dénigrer aujourd’hui, comme le dit un proverbe bien de chez nous «Il bagra kif ettih tokthor skakenha», mais personne, instances internationales comprises, ne peut douter des compétences des «ex-hauts commis de l’Etat» tunisiens, accusés, entre autres, d’avoir servi leur pays et d’avoir été à la bonne place au mauvais moment… Avant de nous débarrasser de nos compétences, trouvons-leurs des remplaçants au moins!

Il est évident que parmi ces hauts commis, beaucoup ont exécuté des ordres, ils devraient peut-être demander pardon pour leur manque de courage, d’audace, pour leurs ambitions, mais s’ils n’ont pas commis d’actes répréhensibles ou fait preuve de zèle inexpliqué, devons-nous les en faire payer?

Pourtant, c’est ce qui se passe aujourd’hui dans la Tunisie postrévolutionnaire, que nous voulions plus généreuse, plus juste et plus équitable. Les victimes d’avant veulent devenir les bourreaux d’aujourd’hui. Et faute de nous concentrer sur les grandes affaires de corruption qui ont coûté des milliers de milliards aux pays, faute de nous concentrer sur les réformes à apporter et les mécanismes à mettre en œuvre pour éviter que cela ne recommence, nous préférons offrir des têtes aux prédicateurs, aux revendicatifs, aux procéduriers

On oublie toujours les leçons de l’histoire, et celle qui s’impose aujourd’hui est que Robespierre, dont l’intransigeance a valu d’être surnommé l’«Incorruptible» de la Révolution française, a fini guillotiné… Robespierre était aussi avocat… Ironie de l’Histoire!