Tunisie – Débat : Le Prix littéraire en question

Romanciers, éditeurs, représentants d’entreprises privées ayant pour tradition
l’attribution de prix littéraires, et quelques journalistes ont pris part,
samedi dernier (19 mai 2012) au Club Tahar Haddad, au débat organisé par le site
Tunisie-Littéraire en vue d’apprécier la portée du Prix littéraire dans notre
pays.

M. Chaâbane Harbaoui, président de l’Association Tunisie Littéraire (et de son
site Web du même nom), a défini au préalable l’objectif de l’Association qui
tend à faire connaître au plus large public possible la production littéraire en
Tunisie à travers son site Web, annonçant à l’occasion les prochaines activités
devant s’intéresser à la critique littéraire au cours d’un atelier prévu au mois
de juin prochain, et l’organisation d’un colloque au mois d’octobre sur le thème
Ecrire la Révolution tunisienne.

De son côté, M. Kamel Ben Ouannès, critique littéraire et cinématographique
(plusieurs fois membre de jurys pour l’attribution des prix littéraires), s’est
un peu attardé sur la production littéraire (dans les deux langues) qui a
‘‘fêté’’ en 1975 le centième titre paru depuis 1956, cependant que cette
production s’est nettement améliorée depuis, pour compter, rien qu’en 2011, une
bonne quarantaine de titres ayant concouru pour les
Prix Comar. Il a également
déploré l’éclipse de deux prix importants, à savoir celui décerné auparavant par
le ministère de la Culture, et celui de la Ville de Tunis, faisant en sorte que
les seuls prix maintenus à ce jour sont: le prix Zoubeïda Béchir (décerné
uniquement aux femmes par le Crédif), le prix Abul Qacem Chebbi, les prix Comar,
et le prix de la Médina (Poulina).

Autre regret a été ressenti du côté de certains journaux qui, par le passé,
avaient pour tradition de publier périodiquement (hebdomadaire ou mensuel) des
suppléments littéraires dont le moindre mérite était de tenir informé le public
de la parution des nouveaux titres sur le marché; des suppléments, donc, qui
avaient disparu depuis le 14 janvier 2011.

Comme à chaque fois que le débat est lancé sur le livre tunisien, c’est le
déficit de lecture qui est pris pour principale cause du marasme, voire l’échec
quasi-total auprès du public, du roman tunisien. A telle enseigne que le même
Kamel Ben Ouannès s’est demandé, à raison, si «le prix littéraire avait vraiment
un sens en l’absence de lecteurs». Mme Elisabeth Daldoul (sur notre photo),
directrice générale de la Maison d’édition elyzad, a souligné, en guise de
réponse, l’absence totale de relais par les médias en général, et la presse
écrite en particulier, qui ne font rien pour relancer l’intérêt qui doit
sanctionner tel roman ayant obtenu un prix.

Y a-t-il un roman tunisien?

L’un des intervenants a fait remarquer que le roman tunisien en arabe des années
1920-1950 reste de loin meilleur que la production littéraire des temps actuels.
Pour des raisons que seuls les spécialistes pourraient expliquer, il semble donc
que le roman tunisien contemporain pêche par déficit de goût ou de saveur
littéraire. Quant au roman de langue française, il faudrait avoir le courage –et
l’honnêteté– de se demander s’il existe vraiment un roman digne de ce nom.
Quitte à vexer tout le monde, nous avancerons, pour notre part, une réponse à
laquelle nous croyons dur comme fer: il n’y a pas encore dans notre pays un
roman de langue française. Certes, il y a des titres qui paraissent tous les
ans, mais leur valeur littéraire laisse (trop!) à désirer. Il y a plusieurs
années de là, le regretté Ahmed Baha Eddine Attia nous disait, lors d’une
interview, que «nous aurons un bon cinéma tunisien le jour où nos cinéastes se
seront débarrassés de leur enfance, de leur jeunesse, de toutes les injustices
qu’ils avaient essuyées dans le passé». Nous sommes tentés de dire la même
chose: nous aurons probablement un bon roman tunisien de langue française le
jour où nos ‘‘romanciers’’ comprendront qu’on n’écrit pas pour soi, mais pour le
lecteur, et que ce lecteur n’a pas besoin d’être mêlé aux histoires privées ou
intimes du romancier. Tant que le romancier tunisien ne traite pas des problèmes
de sa société, de son temps, et –surtout– de l’Histoire de son pays, il reste
complètement en dehors de la dynamique littéraire; inintéressant.

De la responsabilité du jury

Le journaliste qui, dans son papier, dit beaucoup de bien d’un film alors que
celui-ci est de très mauvaise qualité, est un journaliste menteur et malhonnête,
car il induit en erreur son lecteur. De même qu’un jury qui décerne un prix
littéraire à un ‘‘roman’’ qui n’en est pas un n’est qu’un fieffé menteur ou
qu’il l’a fait par intérêt; dans les deux cas, il est d’une malhonnêteté
irrémissible. Dans l’Histoire du Comar d’or, il a plus d’une fois été décerné un
prix à quelqu’un dont le ‘‘roman’’ est une somme d’élucubrations tirées par les
cheveux. En 2009, le Comar d’or a été attribué à un roman inexistant sur le
marché tunisien (personne, donc, ne pouvait apprécier la raison d’un tel cadeau)
et, de surcroît, bourré de fautes de grammaire et de langue (d’ailleurs, le
roman en question vient d’être repris par une autre maison d’édition pour tout
remanier; c’est tout dire…).

En cette même année 2009, un membre du jury Comar croise un participant à la
compétition et lui dit textuellement: «Mon frère, on t’a trahi, on a été injuste
envers toi: tu méritais au moins, au moins!, le deuxième prix, mais on l’a
attribué injustement à quelqu’un d’autre» (sic). Voilà où cela mène le
bavardage. Ce n’est même pas du bavardage, c’est un crime! Et voici pourquoi. Un
prix littéraire est censé être la vitrine (du moins, un coin de la vitrine) de
la littérature tunisienne. Du moment qu’on offre, comme vitrine, un kitch, du
n’importe quoi au lecteur, il est tout à fait normal que celui-ci se dise que
tant que la vitrine est à ce point mauvaise, c’est que toute la production
littéraire est de piètre qualité. C’est, en fait, un double crime: c’est la
qualité littéraire qu’on a disqualifiée, et c’est le lecteur qu’on a induit en
erreur.

Que vient faire l’universitaire?

Grand homme de culture, un homme très passionné de littérature et des arts en
général, M. Rachid Ben Jemie, PDG de Comar, a créé il y a seize ans ce prix qui
reste indéniablement le plus prestigieux dans notre pays. Personne, honnêtement,
ne peut nier le mérite des Assurances Comar à cet égard. Sauf qu’en dépit de sa
bonne foi, M. Ben Jemie a régulièrement commis la même erreur: faire appel à un
universitaire pour juger de la valeur littéraire d’un roman. Qu’est-ce qu’un
universitaire?… C’est un (ou une) enseignant (e) de langue et/ou des lettres
(arabes ou françaises). C’est donc un spécialiste, voire un technicien, de la
langue concernée. Et alors?… A la limite, un universitaire peut être un très
bon correcteur. Pas un juge. Ce n’est pas parce qu’on est mordu de Mozart,
Beethoven et Mohamed Abdelwaheb qu’on s’autorise à juger la valeur musicale de
tel ou tel compositeur. Même, d’ailleurs, un bon musicien ne devrait pas
s’autoriser à juger la valeur musicale de quelque compositeur. Il n’y a que le
compositeur, ayant au moins une bonne vingtaine d’œuvres à son actif, qui puisse
juger de la valeur artistique et musicale de telle composition. D’ailleurs –mais
ce n’est point pour diminuer de sa valeur intellectuelle– l’universitaire
tunisien est incapable d’écrire un roman; de là donc à juger les autres…
Ensuite, la grande catastrophe!… Le copinage. A propos d’un roman qui n’était
même pas un roman, un membre du jury Comar nous a confié un jour avec un
sans-gêne à donner la chair de poule: «Oui, nous lui avons décerné le prix car
c’était un ancien collègue; et alors? Où est le mal?… ». Le mal c’est qu’on
s’est ri des lecteurs. Tout simplement.

Tout à refaire

Le roman tunisien (de langue française, en tout cas) a besoin d’un lifting
général, de l’intérieur comme de l’extérieur. Nous devrions nous dire, d’abord,
que nous n’avons pas un bon roman tunisien. Ce qui est certain, c’est que nous
sommes loin, très loin, des Algériens. Jamais le roman tunisien n’a connu des
auteurs de la trempe de Kateb Yassine, Mohamed Dib, Rachid Boudjedra ou Yasmina
Khadhra. Jamais, à aucun moment. Tant que nous ne voudrons pas voir cette vérité
en face, nous resterons petits, nains, infinitésimaux.

L’autre impératif: mettre les universitaires hors d’état de nuire à la qualité
(s’il en a une, si petite qu’elle soit) du roman tunisien. Déjà que le roman
tunisien ne vole pas haut, inutile de le massacrer davantage à coups de copinage
et d’intérêts mystérieux. Le jury qui décerne un prix littéraire à un prétendu
roman policier –mal fait en plus– est un jury perfide, malhonnête.

Inviter le libraire tunisien à donner un soupçon d’intérêt au roman tunisien.
Tant que le roman tunisien est absent de la vitrine de nos grandes librairies,
personne ne s’en apercevra. Le libraire a une lourde responsabilité dans ce
sens.

Pour revenir au Prix littéraire, nous ne voyons, pour notre part, qu’une seule
solution: faire comme les clubs de foot qui, lors de grands matches, font appel
à des arbitres étrangers. Le Prix Comar gagnerait énormément en crédibilité, et
le roman tunisien avec, s’il faisait appel à trois grands romanciers étrangers.
C’est seulement ce jour-là qu’on s’apercevra de l’inutilité de l’universitaire
dans le jugement des œuvres littéraires, et qu’on verra émerger un tant soit peu
de qualité littéraire.

Sinon, continuons à jeter de l’argent par la fenêtre… Et le public, lui,
continuera à tourner le dos au roman tunisien.