Tunisie : Pr Hachemi Alaya – «Plaidoyer pour une autorité monétaire nationale»

monetaire-1.jpgDans l’entretien ci-dessous, le professeur Hachemi Alaya, ancien directeur de l’Université Tunis 3 et ancien doyen des Facultés des sciences économiques et de gestion de Tunis et de Sfax, porte un regard critique sur le projet du budget de l’Etat 2012, les instances de régulation monétaire & financière, l’administration tunisienne –qu’il estime pléthorique… Il plaide pour un ré-engineering du modèle économique tunisien, et attire l’attention sur un recours excessif à l’endettement pour financer les dépenses publiques…

Entretien.

WMC: A propos du budget 2012, vous affirmez qu’il ne comporte pas de rupture par rapport au dernier budget du gouvernement Ben Ali. Quels éléments auraient manqué selon vous?

Hachemi Alaya: Le budget est la traduction financière d’une politique économique et sociale. Celle-ci est le fruit d’une vision s’inscrivant nécessairementsur le long terme. Et, le budget en est l’instrument annuel. Or je ne vois pas de formulation à l’heure actuelle d’une politique économique nouvelle intégrant les problèmes du pays, tels le chômage ou le déséquilibre régional. J’observe que le premier budget post-révolution porte l’empreinte de l’approche économique de l’ancien régime. En plus de l’absence de vision politico-économique, nous souffrons d’une carence institutionnelle matérialisée par l’absence de véritables départements ministériels pouvant introduire de la cohérence et de l’efficacité dans l’action gouvernementale. Ainsi en est-il par exemple du département « Economie & finances » qui aurait eu l’avantage d’introduire de la cohérence et de la continuité dans la gestion des affaires économiques et financières du pays. Mais il n’est pas le seul.

Vous soutenez que le budget 2012 confine l’Etat dans un rôle de pompier. A travers le budget, vous ne décelez, donc, aucune trace d’un nouvel Etat réformateur?

On reconnaît l’Etat réformateur à son projet d’avenir. Reconnaissez que dans le domaine économique et social, la Tunisie a besoin d’un projet pour le futur, de même que d’une vision de long terme. Enfin, d’une ambition. Le peuple attend beaucoup de la Révolution. Patient, il a consenti un délai de grâce mais il attend, en retour, qu’on lui propose une vision qui s’inscrit dans la durée et qui s’attaque aux problèmes de fond.

Dans le cadre du budget 2012, vous avez ironisé sur le recrutement de 20.000 fonctionnaires. Un pis-aller selon vous?

Je vois que ce budget s’emploie à improviser des ressources pour recruter 20.000 fonctionnaires. Une goutte dans l’océan du chômage qui ravage le pays. En outre, où a-t-on besoin de fonctionnaires ?

Vous critiquez sévèrement le rendement de l’administration. Est-ce votre façon d’appeler à l’urgence de la réformer?

Un programme économique digne de ce nom aurait mis en avant le problème crucial de la réforme de l’appareil de l’Etat. Avec ses 550.000 fonctionnaires, notre administration est pléthorique. La Grèce ne fait pas pire, toutes proportions gardées. Elle est d’ailleurs mise à l’index par les autres pays membres de l’UE à cause de ses 700.000 fonctionnaires pour une population de plus de 13 millions d’habitants. Une administration prolifique coûte cher à l’Etat et plombe le dynamisme de l’économie. Je peux accepter qu’une administration soit pléthorique mais au moins qu’elle puisse contribuer à booster la compétitivité de l’économie. Or ce n’est pas le cas chez nous. A quoi destine-t-on les 20.000 nouveaux fonctionnaires si ce n’est à gonfler les rangs d’une administration-parking où ils ne vont pas intégrer un business plan déterminé. Nous prenons là encore un risque de renforcer la bureaucratie avec tous les excès que l’on connaît…

Vous stigmatisez l’emballement des ressources d’emprunt et le doublement du déficit budgétaire. Voulez-vous dire que nous sommes exposés à un risque avec notre endettement ?

Merci de m’offrir l’occasion de relativiser mon propos. Il n’y a pas un syndrome grec, rassurez-vous. Mais je relève que l’on a enfermé la politique budgétaire dans un déséquilibre regrettable entre dépenses et recettes. Notre pays est obligé de refinancer sa dette extérieure. Comprenez que l’on est obligé d’emprunter pour rembourser. Et il se trouve, par malchance, qu’en 2012, nous avons une importante tombée en principal. Il faut lui ajouter les dépenses liées au recrutement des 20.000 fonctionnaires nouveaux ainsi que des augmentations de salaires à venir. En face de cette flambée de dépenses, nous avons des recettes qui ne vont pas augmenter en conséquence, car la croissance n’est pas tout fait au rendez-vous et que le secteur exportateur dévisse, pour fait de crise en UE, notre principal partenaire.

Au final, le déficit va doubler et il faudra un plus grand recours à l’emprunt. Les choses étant ce qu’elles sont, les spreads de taux sur le marché international sont prohibitifs, pour l’instant. L’Etat devra se rabattre sur le marché local et en arriver à racler les fonds de tiroirs des banques. Or, ces dernières qui ont subi les effets des mesures de la politique monétaire prises depuis le 14 janvier doivent faire face à un amenuisement de leur rentabilité, à une baisse des ressources d’épargne, etc. En plus, on a besoin des banques pour relancer la machine économique… Comment imaginer que l’Etat aille les solliciter, dans ce climat tendu?

Cette situation recèle une contradiction de fond. Il y aurait eu un maître d’œuvre, c’est-à dire un ministère de l’Economie et des Finances, on aurait évité ce scénario. Or, l’on s’aperçoit que le gouvernement est par trop fragmenté. C’est comme sous l’ancien régime, chaque département travaille dans son coin, y compris la Banque centrale indépendante. Il n’y a personne pour programmer la cohérence d’ensemble. C’est pour cela que les pays à économie avancée se dotent d’un ministère de l’Economie et des Finances. C’est en général une personnalité avec un background confirmé et des orientations bien prononcées.

L’architecture incomplète de l’appareil d’Etat nous rappelle au temps de l’ancien régime ce qui me fait dire qu’il n’y a pas de rupture. L’ennui est que nous n’en sommes pas conscients.
Nous continuons à faire comme du Ben-Alisme sans s’en rendre compte. Le régime déchu avait coutume de saucissonner les départements ministériels pour mieux les maîtriser de sorte qu’ils ne lui font pas ombrage. Et, si je plaide pour la rupture, c’est pour que la révolution aboutisse à ses fins comme le souhaite la majorité des Tunisiens.

Vous réfutez les hypothèses retenues pour la préparation du plan. Seraient-elles inexactes?

Certaines d’entre elles sont bel et bien irréalistes. On a tablé sur l’hypothèse d’un taux de croissance de 2,0% pour la deuxième moitié de 2011 et de 4,5% en 2012. Déjà, au 3ème trimestre, selon l’INS, ce taux était de 1,2%. Et, tout incline à croire qu’au 4ème trimestre on fera moins bien, ce qui, calcul fait, montre que la croissance en 2011 sera négative de-0,4%.
Quid de 2012? L’UE, notre premier partenaire avec lequel nous réalisons 80% de nos échanges extérieurs, est –et sera en 20102- en panne de croissance. Du reste, nous commençons à en ressentir les effets, étant donné que nos exportations du mois de novembre ont régressé de 20% environ, selon l’INS.

L’hypothèse de 4,5% de taux de croissance étant peu probable, les recettes de l’Etat, de ce fait, seront moindres. Pareil pour les autres hypothèses sur l’évolution des prix des matières premières. Elles s’écartent des prévisions de la Banque mondiale et des autres organismes tout aussi sérieux. Cela nous expose à quelques écarts. Certains pourraient nous être favorables et d’autres pas. En tous cas, l’on sait d’ores et déjà que les prix internationaux des phosphates seront nettement inférieurs au pic de 2011.

Vous parlez de la nécessité de remodeler le modèle économique. Mais quelle serait votre proposition?

Je crois qu’il faut faire preuve d’humilité et qu’il faut savoir rester modeste. Dire ce que sera le nouveau modèle économique de la Tunisie postrévolutionnaire sera l’œuvre du nouveau gouvernement que du modeste universitaire que je suis. J’ai des idées sur la question mais je ne veux pas être outrecuidant et souffler aux Tunisiens ce que sera leur modèle de demain.

Vous semblez prendre la défense de la Banque centrale en affirmant qu’on ne peut lui imputer la responsabilité de la politique monétaire. Mais qui pourrait l’assumer, en ce cas?

Il faudrait savoir que la politique monétaire comporte deux volets. Le premier, se rapportant à la fixation des objectifs, relève des politiques et non d’un simple technocrate, fût-il gouverneur de la Banque centrale. En revanche, le second revient à la Banque centrale en ce sens qu’il lui appartient de mettre cette politique en pratique, utilisant les moyens dont elle dispose. La Banque centrale -et il faut en être conscient- n’a d’emprise véritable que sur le système bancaire.

Il faut bien reconnaître que le financement de l’économie dans notre pays est assuré par les banques mais également par une multitude d’autres investisseurs institutionnels et qui relèvent de structures de contrôle et de tutelle autres que la Banque centrale. Je dois citer les assurances, les OPCVM, les Caisses sociales, la CNAM, le Trésor et désormais la Caisse des Dépôts et Consignations, sans oublier la Poste. Cette dernière dépasse par sa taille toutes les banques réunies.

Pour coordonner une politique monétaire, il faut faire émaner une institution qui puisse coiffer la totalité de ce dispositif, lequel excède le champ de compétences de la seule Banque centrale et dont notre pays est dépourvu. Hélas, notre pays ne possède pas d’autorité monétaire.

Vous appuyez- vous sur l’exemple de la «Federal Reserve Bank» aux USA et de la «Financial Services Authhority» en Grande-Bretagne pour appeler à la création d’une autorité monétaire dans notre pays?

Je m’appuie sur le bon sens, tout court. Quand un responsable se voit confier une mission, je pense qu’il doit au préalable s’assurer qu’il a les moyens de s’en acquitter. Le gouverneur de la Banque centrale devrait faire savoir qu’il n’a pas de prise sur l’ensemble du système monétaire et que, par conséquent, il ne peut assumer la politique monétaire dans son intégralité.

La Banque centrale peut être facilement débordée. Au cours des années 80, elle a donné instruction aux banques pour fermer le robinet du crédit, qui connaissait une surchauffe. Au final, ce sont les Caisses sociales qui ont pris le relais. Quand la Banque centrale a voulu canaliser le crédit à la consommation, elle s’est fait doubler par la distribution. Ce sont les distributeurs qui se sont substitués aux banques avec les conséquences que l’on connaît.

En conclusion, circonscrire la politique monétaire au niveau de la seule Banque centrale révèle, en réalité, une méconnaissance de la réalité du système financier, de ses circuits et des mécanismes qui le régissent. Si donc nous voulons être constructifs et si nous voulons l’indépendance de la politique monétaire pour le bien du pays, il faut songer à introduire un peu de cohérence dans le système et commencer par doter le pays d’une autorité monétaire à l’instar de ce qui existe en Amérique ou en Grande-Bretagne.

Vous avez dit que l’indépendance de la Banque centrale est une vraie fausse question. Qu’entendez-vous, en réalité ?

C’est un faux problème et ce pour de multiples raisons. La Banque centrale doit se raviser, quand elle revendique son indépendance au motif de sa fonction de lutte contre l’inflation. Mais qui est donc en train de lutter contre l’inflation en Tunisie? C’est l’Etat, via la Caisse Générale de Compensation. En 2012 à titre d’exemple, l’Etat y consacrera plus de 4 milliards de dinars. Il ne vous échappe pas qu’il y a un ministère du Commerce qui veille à l’approvisionnement du pays et au respect des prix des produits de base.

En fait, depuis son indépendance, ce pays a pris en charge au niveau de son gouvernement le problème de la lutte contre l’inflation. Vous voyez bien que cela excède les seules compétences de la Banque centrale.

En revanche, quand je vois les autorités monétaires des USA ou de la Grande-Bretagne, je constate qu’elles ont pour mission, de lutter contre l’inflation et le chômage et de favoriser la croissance économique. Elles interfèrent dans tous les rouages du système, ce qui est au-dessus des seuls moyens de la Banque centrale. La Banque centrale de Tunisie est calquée sur le standard de la Buba (Banque centrale allemande). Il faut tout de même admettre que l’Allemagne a une histoire qui lui est propre. Elle reste profondément marquée par l’épisode de l’hyperinflation de l’entre Deux Guerres, un trait d’exception qui marque de manière manifeste sa phobie du fléau inflationniste.

Les situations de nos deux pays ne sont pas comparables. Et j’ajouterais que si l’inflation allemande est monétaire, l’inflation, en Tunisie a d’autres causes… structurelles.

Vous appelez donc à reconfigurer l’appareil d’Etat?

Plutôt à repenser l’Etat et son rôle dans l’économie. Le Nouvel Etat Indépendant était une construction au service d’un régime à parti unique et non un édifice démocratique. Plus tard, avec le changement de 1987, Ben Ali en a fait une machine au service de la dictature mais nullement un appareil au service du pays et de son rayonnement…

Vous conviendrez qu’il y avait une absence totale de think-tanks, de cercles de prospective etc.L’on a besoin de repenser l’avenir du pays et offrir à la masse des Tunisiens un projet mobilisateur… une ambition pour le pays et des perspectives d’avenir… Prenons exemple sur le Japon. Etudiez la composition du gouvernement japonais et vous verrez ce qu’est une organisation moderne de l’Etat. Prenons exemple sur la Corée. Ce pays s’est donné un ministère de l’Economie de la Connaissance. Voilà un pays qui s’est placé en ligne avec l’avenir de la connaissance et qui s’est donné une véritable structure pour se mettre en phase avec le futur.