OPINION Y a-t-il un mouvement contrerévolutionnaire dans les médias tunisiens?

En l’absence de nouvelles chaînes de télévision crédibles à grande audience, les
contrerévolutionnaires ont trouvé dans les chaînes de télévision privées et
publiques, radios, journaux et magazines
de Ben Ali, une passerelle idoine pour
discréditer la révolution, ses partisans et ses réformes.

Ces porteurs d’encensoir du président déchu auquel ils doivent des licences
accordées en l’absence de toute législation réglementant le secteur, se sont
distingués, ces jours-ci, par une agressivité inouïe. Ces derniers ont exploité
le support médiatique pour tirer des boulets rouges sur les réformes proposées,
particulièrement pour deux secteurs: la presse et les finances.

Dans le premier cas, faisant fi de tout professionnalisme et de toute
déontologie, des chaînes de télévision et des radios privées se sont relayées, à
un mois des élections, pour organiser sur leurs plateaux de véritables meutes
contre trois textes de loi proposés par l’Instance nationale de réforme de
l’information et de la communication (INRIC): un texte sur le contrôle de
l’audiovisuel, un nouveau code de la presse et une loi garantissant l’accès aux
sources de l’information.

Empressons-nous de préciser ici que ces textes ne sont que des projets et même
s’ils sont adoptés par le président provisoire, compte tenu du fait qu’ils ne se
référent pas à une Constitution (actuellement suspendue), peuvent être changés à
tout moment par l’Assemblée constituante. Moralité: il n’y a pas de grands
enjeux.

Ces médias estiment que ces textes, pourtant en vigueur dans d’autres
démocraties du monde, constituent une sérieuse menace pour la liberté de presse
et d’opinion.

En l’absence de tout discours contradictoire, le débat a eu lieu à sens unique.
En parfaite harmonie, ils s’en sont donnés, à cœur joie, non pas pour discuter
de la pertinence ou de la non pertinence des textes, mais à insulter -bien à
insulter, les membres de l’INRIC, particulièrement son président Kamel Laabidi
qui, dégoûté, compte, selon ses propres dires, de nouveau s’expatrier après le
23 octobre prochain.

C’était un véritable règlement de compte. Selon nos investigations, Kamel
Laabidi s’était opposé à la nomination de certains de ces participants à des
postes de direction de radios et d’autres entreprises de presse publiques. Le
reste n’est pas difficile à comprendre.

Dans le deuxième cas, un magazine économique a publié une contribution d’un
consultant étranger remettant en cause toutes les réformes engagées, jusqu’ici,
pour assainir l’économie et les finances du pays.

Cette contribution, qui dit long sur la ligne éditoriale de cette revue, plaide,
sans ambages, à un retour à «l’avant 14 janvier». Son auteur, fort alarmiste,
prévoit des jours sombres si certaines réformes ne sont pas réexaminées, voire
purement et simplement annulées.

Ainsi, il laisse entendre qu’il est contre la confiscation des biens du
président déchu et de son entourage, laquelle, pour peu qu’elle perdure, risque,
selon lui, de faire perdre en valeur le quart de l’économie nationale. Il va
jusqu’à avancer que les entreprises mises sous séquestre sont à «deux doigts de
la faillite», proposant de les revigorer pour mieux les vendre.

Décryptage: le contribuable, encore traumatisé par les privatisations, est
interpellé, en filigrane, pour financer l’assainissement et la restructuration
de ces entreprises.

Cette contribution remet en question le bien-fondé de la création de la Caisse
de dépôt et de consignation (CDC) et relève qu’elle fait double emploi avec des
instruments de financement en place, largement suffisants, à ses yeux, pour
assurer le financement de l’économie du pays.

Commentaire: même s’il existe une part de vérité dans cette approche, quel
crédit accorder à des banques, Sicar et autres fonds qui n’ont jamais fait,
jusque-là, de sérieux audits outre leur responsabilité dans le déséquilibre
régional et le creusement de l’écart entre le littoral et l’intérieur du pays?

La CDC a été justement créée pour pallier l’incapacité structurelle de ces
mécanismes sous-développés et d’intervenir là où l’Etat ne peut le faire et là
où le privé ne veut pas ou ne peut pas le faire. La question qui se pose dès
lors: pourquoi cet acharnement à priver le pays d’un mécanisme qui va gérer une
partie de l’épargne publique à des fins développementales, un mécanisme qui fait
du bon travail au Maroc depuis 1959 et en France depuis 1886?

Le clou de cette contribution est manifestement la remise en cause de
l’investissement dans les régions de l’intérieur, «handicapées, d’après lui,
géographiquement et climatiquement, et caractérisées dans la majorité des cas
par une insuffisance de ressources naturelles et hydriques», des régions aux
habitants desquelles le consultant promet le statut d’éternels ouvriers dans le
littoral.

«Le gouvernement, dit-il, devrait suivre la préférence naturelle des
investisseurs privés de réaliser leurs projets dans des régions déjà riches
(régions côtières) en infrastructure et services de base, mais surtout plus
proches de marchés de consommation domestique et des ports d’exportation».

Conséquence: la révolution n’est pas du tout du goût de cette contribution et de
son auteur, et encore moins du magazine qui l’a publiée, lesquels semblent
oublier que les régions de l’intérieur ne sont pas fatalement déshéritées et
qu’elles ont été déstructurées par l’effet de mauvaises politiques et que «le
pays utile» (littoral) dont on parle a été créé par des choix politiques grâce à
l’endettement public, ce même endettement qu’on refuse aujourd’hui à l’ouest du
pays, par exemple.

Il faut dire que ces deux exemples ne sont pas isolés. Presque tous les médias
qui ont eu des licences, du temps de Ben Ali, utilisent des moyens subtiles pour
venir en aide à des collaborateurs du président déchu: interviews d’avocats
innocentant tel ou tel ministre benaliste, publication de reportages alarmistes
suggérant que l’avant 14 janvier était meilleur que l’après 14 janvier 2011… La
liste est encore longue. Dont acte.