Tunisie – Syndicat des magistrats : «C’est au gouvernement de résoudre définitivement les dossiers de la corruption»

«Comment garantir l’indépendance de la justice et sa neutralité si les juges ne
sont pas sécurisés jusque dans leurs tribunaux. Tout ce qui a été fait à ce jour
a desservi la cause de la justice et la lutte contre la corruption. On ne s’est
pas attaqué aux problèmes de fonds, on a voulu régler des comptes et faire
monter les surenchères aux dépens du statut et de la position de la magistrature
tunisienne».


C’est ainsi que Raoudha Laabidi, présidente, entourée des membres du Syndicat
des Magistrats, s’est exprimée mardi 24 août lors d’une conférence de presse
organisée au Palais de Justice de Tunis.

La juge Laabidi a dénoncé un «complot» visant la magistrature tunisienne surtout
en défendant le principe de l’établissement de listes des «juges prétendument
corrompus».

L’assainissement du secteur de la justice est une revendication urgente exprimée
à maintes reprises par le Syndicat. Tous ceux ou celles qui ont été associés à
des actes de concussion, corruption, de falsification ou de duperie et toutes
les personnes qui ont reçu des dessous de tables doivent être jugées et
sanctionnées administrativement ou pénalement. «Il n’y aura pas d’immunité pour
qui que ce soit. Sauf que la problématique de la corruption ne peut être traitée
par le biais des listes. Cette idée comme tout le monde le sait a été proposée
par l’Association des magistrats. Pire, l’Association appelle les citoyens à lui
envoyer la liste des juges qu’ils estiment corrompus. C’est une initiative très
dangereuse», estime la présidente du syndicat des magistrats. Car, qu’elle est
la légitimité de l’Association pour lancer pareille requête?, se demande-t-elle.
« Il s’agit de la moralité et de l’honneur de nos compatriotes. Pire, qui prouve
que les listes envoyées s’adossent à des preuves tangibles et ne dépendent pas
des caprices de certaines personnes ou de règlements de compte personnels? Qui
peut prétendre avoir la crédibilité et l’intégrité nécessaires pour prendre des
décisions qui peuvent détruire des familles? Si nous adoptons ce principe, le
voisin fera des listes des voisins qu’il n’apprécie pas, le fonctionnaire de ses
collègues de bureau, le commerçant de ses concurrents et ainsi de suite. Vous
pouvez un beau jour vous réveiller et trouver votre nom inscrit sur une liste,
explique Raoudha Laabidi, et c’est à vous qu’il reviendra alors de prouver votre
innocence. Est-ce la justice qu’ambitionne le peuple tunisien? «Hadhihi layssat
adela intikalia bal adela intikamia», ceci n’est pas une justice transitionnelle
mais une justice vindicative, revancharde et vengeresse».

Le Syndicat déplore également le fait que l’association ait déclaré la
constitution d’une commission en taisant les noms la composant, ce qui ne
rassure pas quant à son intégrité et à sa crédibilité. «Nous n’admettrons
certainement pas aujourd’hui que l’on fasse fi de la loi et de la légalité pour
s’adonner à des pratiques, le moins que nous puissions dire, qui rappellent la
loi de la jungle».

Le refus des listes relève d’une position de principe


Nous refusons les listes sur qui que ce soit et dans quelque profession que ce
soit par principe, car elles ouvrent grandes les portes à la dictature, et les
exemples dans le monde sont légion, rappelle la juge Laabidi. «Rappelez-vous
Saddam Houssein en 1979, il a procédé à l’épuration de ses rivaux et de tous les
opposants grâce au système des listes; pareil pour «le Haut comité
d’éradication» en Irak et où cela a mené le pays.

L’approche préconisée à ce jour pour assainir le secteur de la magistrature
soumet les juges à des pressions inadmissibles et rappellent l’extorsion et le
chantage plutôt qu’autre chose. «Le but est de servir des objectifs politiques
et des ambitions personnelles qu’on ne peut plus dissimuler aujourd’hui».

Pour éradiquer la corruption, il s’agit de la remise en question de tout un
système et il faut que la volonté politique le veuille réellement.

Les mécanismes de lutte contre la corruption sont multiples et les procédures
légales pour les poursuites de personnes incriminées dont la culpabilité dans
des affaires de malversations a été prouvée, existent. «Mais personne n’a le
droit de décider de qui est innocent et qui est coupable sans preuves à l’appui.
On ne joue pas du statut, de la position et de la vie d’un juge et de n’importe
quel concitoyen».

Le Syndicat a déjà discuté du dossier de la corruption avec le ministère de la
Justice, la réponse de celui-ci était: «aucun dossier incriminant des juges
corrompus n’existait». «Fait étrange, explique l’un des membres exécutifs du
Syndicat, lorsque nous avons voulu négocier du mouvement de mutation et de la
promotion des juges, le ministère nous a répondu que des doutes pesaient sur
certains d’entre eux et qu’il ne pouvait approuver leur promotion. Notre
ministère dispose de dossiers sur les juges corrompus ou pas?».

Pour ce qui est des malversations financières, explique Raoudha Laabidi, nous
avons la capacité, si le gouvernement le veut, de démanteler tous le processus
qui les ont rendues possibles et de découvrir les coupables. «Il suffit de voir
les dossiers avec le ministère des Finances, la direction du fisc, la Direction
de la propriété foncière; il suffit de revenir aux grands chantiers comme celui
de la privatisation des entreprises publiques ou des marchés public pour dénouer
le fil des grandes affaires de corruption. Vous pensez que l’Association ou le
Syndicat peuvent le faire? C’est bien entendu impossible, c’est l’Etat et l’Etat
seul qui peut le faire, et pour cela, il doit le vouloir vraiment».

Ce qui se passe aujourd’hui est que tout le monde se renvoie la balle, le
gouvernement appelle à l’indépendance de la justice sans que celle-là en ait
réellement les moyens, la société civile et les partis politiques exploitent le
dossier de la corruption pour exercer des surenchères sur le pouvoir en place et
exploiter la colère de la rue à des fins égoïstement personnelles, estime
Raoudha Laabidi.

Le danger est aujourd’hui d’avoir généralisé le fait de la corruption à
l’ensemble du corps magistral, ce qui les empêche d’assurer leur mission dans
des conditions convenables, et le principe des listes a eu des impacts très
négatifs sur l’exercice des juges ces dernières semaines. «La liste publiée sur
les journaux est celle qui regroupe les noms de magistrats qui ont retiré leur
confiance à l’Association des magistrats en 2005, on y a enlevé le nom de Farhat
Rajhi. Ce sont les 182 premiers magistrats qui ont signé une motion de censure
contre le bureau exécutif de l’Association et ont appelé à un congrès
extraordinaire. Comme punition, ils voient aujourd’hui leurs noms figurer sur
une liste diffusée sur le site de l’Association des magistrats et à grande
échelle sur le net», explique le secrétaire général de l’Association.

Pire pour certains juges, suite aux cabales lancées contre eu, ils sont
aujourd’hui agressés sur tout le territoire national et au sein même des salles
des tribunaux. «On a obligé un juge d’instruction, qu’on a menacé à Sfax, à
libérer deux prévenus comparus devant lui en état d’arrestation. A Sidi Bouzid,
un juge a été agressé par un avocat (le plaignant) suite à la libération du
prévenu. A Grombalia, on s’est attaqué au substitut du procureur de la
République dans la salle du Tribunal et il a dû se réfugier dans son bureau
après qu’on l’a agressé. Ces pratiques ne sont pas et ne seront jamais
admissibles. Nous avons déposé 60 plaintes à l’encontre des sites et de toutes
les personnes qui diffament le corps magistral et nous avons ouvert deux
instructions concernant les agressions des juges».

La lutte contre la corruption ne passe pas uniquement par l’assainissement du
corps de la magistrature, elle passe par la remise en question de tout le
système de la justice dans notre pays. Car la corruption ne touche pas que la
magistrature, elle touche les avocats, les auxiliaires de justice, les experts,
et elle passe par des intermédiaires. Pour être efficient, il faut que la lutte
soit plus organisée, plus concertée et qu’elle s’attaque à toutes les parties
prenantes. Ce n’est pas en listant les gens, ou en les mettant en prison sur de
simples présomptions et sans preuves tangibles que nous résoudrons ce problème
de fond dans notre pays. C’est tout le système qui doit être assaini, et cela ne
se fera certainement pas en un jour et cela ne doit surtout pas se faire pour
calmer la rue ou en se laissant instrumentaliser par des partis politique dont
chacun a un agenda dont il se sert pour arriver à ses fins.