L’Islamisme Chiite : V- La lutte sanglante conte le Baâth

bint-al-houda-1.jpgAprès des années d’escarmouches feutrées avec les oligarchies militaires issues
de la révolution de 1958, l’arrivée au pouvoir, en 1968, de l’équipe baâthiste
de Haasen al-Bakr, dont Saddam Hussein est le vrai bras armé, va inaugurer un
nouveau cycle de confrontation avec les ulémas mahdistes, annoncer une
agressivité sans égale à l’égard de toutes les voix discordantes, signifier un
contrôle des consciences, digne des prétentions paranoïaques des régimes
totalitaires d’extrême droite d’Amérique latine et installer, dans le pays, un
climat de terreur intellectuelle où seules les idées du nationalisme arabe-alors
que le pays comprend des ethnies non moins importantes comme les kurdes ou les
turkmènes…-ont droit de cité.

L’agressivité de plus en plus manifeste des nouveaux maîtres de Bagdad se
précise, tout au long des années 70, avec l’expulsion, chez le voisin perse, de
milliers d’irakiens d’origine iranienne, décimant ainsi les rangs du clergé
chiite, la promulgation d’une loi étendant la conscription militaire aux
étudiants de la « hawza ilmiya », d’ordinaire épargnés de ce devoir civique
pendant les études, la répression impitoyable de toutes les manifestations
religieuses relatives au calendrier chiite, l’arrestation de membres éminents
issus des familles des grands marjaâ et la sunnisation de plus en plus poussée
des instances de l’Etat, ce qui a amené Baqer as-Sadr à partir pour le Liban
solliciter l’appui de ses coreligionnaires pour la protection de la hawza,
menacée désormais dans son existence, à excommunier les musulmans adhérents au
parti Baâth, à interdire la prière derrière les imams officiels et à lancer un
appel solennel au peuple irakien pour se soulever contre la tyrannie, tout en
affirmant sa propension naturelle au martyr au nom de l’islam.

A partir de 1974, l’affrontement entre le clergé militant et le clan takriti
prend des allures d’une lutte à mort. Les positions se raidissent des deux
côtés. Aux menaces du Baâth, on répond, du côte de Najaf, avec plus d’audace.
Dans une atmosphère de guerre civile larvée, les autorités n’hésitent plus,
pendant les processions d’Achoura et la journée commémorant le quarantième
anniversaire de la tuerie de Karbala, à utiliser les chars, l’artillerie lourde
et l’aviation de l’armée pour disperser les foules de Bassorah, de Diala et de
Nassirriya, venues proclamer leur passion husseinite, réitérer leur attachement
à la marja’iyya et crier leur rejet d’un pouvoir, assimilé, désormais, à la
figure honnie de Yazid, assassin du petit fils du prophète et symbole dans
l’imagerie populaire chiite, du mal absolu, de l’impiété, de la rouerie et de
l’usurpation.

Dans un contexte de répression tout azimuts, des milliers de religieux et de
sympathisants du mouvement religieux « Eddawa », le plus ancien parti islamiste
chiite d’Irak, sont arrêtés, de grands dignitaires des villes saintes du Sud,
mis en résidence surveillée, des représentants personnels de Baqer as-Sadr et
certains de ses proches compagnons, sont sommairement exécutés, lui-même, en
dépit de sa renommée de jeune mujtahid et de l’aura que lui confère sa stature
intellectuelle dans le monde arabo-musulman, est l’objet de plusieurs tentatives
de séquestration, ce qui amené Bint El Houda, la passionaria de la vie politique
irakienne, à prendre, à chaque fois, la tête des manifestations populaires,
réclamant la libération de son frère.

La victoire de la Révolution Islamique en Iran, en 1979, tout en bouleversant
les données géopolitiques de la région du Moyen-Orient, achève de précipiter les
deux protagonistes de la scène irakienne à trancher fatalement un antagonisme
idéologique dont les ramifications s’étendent désormais à l’ensemble de l’aire
arabo-musulmane. L’arrivée des mollahs au pouvoir chez le voisin de l’est
galvanise les masses sudistes, de Koufa à Diwania, de Karbala aux confins d’El
Fao, admiratifs devant l’élan révolutionnaire de leurs coreligionnaires
iraniens, comble de fierté les religieux de Mésopotamie, conforte leur position
face à la persécution baathiste, et achève de convaincre les plus engagés que
l’heure est venue d’en découdre avec la clique de Takrit, de l’acculer à
suspendre l’état de siège, à libérer les prisonniers d’opinion et desserrer
l’étau des mesures d’exception.

L’issue tragique de la confrontation :

Devant les changements radicaux survenus à ses frontières et l’état
insurrectionnel quasi quotidien qui sévit parmi de larges franges de la
population chiite, le nouvel homme fort d’Irak, Saddam Hussein, après avoir
tenté, à plusieurs reprises la réconciliation avec Baqer as-Sadr, utilisant avec
lui la politique du bâton et de la carotte, essayant de le persuader de se
dissocier des harangues khomeynistes, de revenir sur son soutien au « Wilayat El
Faqih » et de retirer sa fatwa, condamnant les adhérents au parti Bâath, adopte,
devant l’intransigeance de son alter égo et la montée des périls relatifs à la
jonction entre l’opposition interne et son prolongement naturel en Iran, une
posture de plus en plus maximaliste, procède à une nouvelle vague d’expulsions
massives des irakiens d’origine perse, suspectés de connivence avec les
religieux de Qom, transfère, le 5 avril 1980, à Bagdad, le grand Ayatollah Baqe
as-Sadr en compagnie de sa sœur Bint El Houda et commet, quelques jours plus
tard, après des hésitations du haut commandement de la révolution,
l’irréparable.

Alors que le Shah d’Iran, sanguinaire notoire et confronté, pendant des
décennies, à l’agitation professionnelle d’un clergé rompu aux manœuvres de la
vie politique persane, n’a jamais osé s’en prendre à la vie d’un grand marjaâ,
âme de l’imamat caché, dont le statut est sanctuarisé dans la tradition des
chiites, prenant plutôt la décision d’exiler son pire ennemi, Khomeyni, en
Turquie, après les émeutes de 1963, en Irak, haut lieu du pèlerinage des fidèles
de la maison hachémite, terre de passion et de deuil depuis 1400ans, le pouvoir,
pour la première fois depuis 1920, date consacrant l’entité irakienne moderne,
choisit d’éliminer physiquement un Ayatollah Odhma, aux titres religieux
prestigieux, entamant ainsi une ère de glaciation politique.

La disparition du théoricien de l’internationale chiite met bien entendu un
terme à la montée de l’islamisme d’obédience mahdiste, relance la chasse au
clergé militant, ébranlé par l’exécution de son maître, polarise définitivement
la scène locale et préfigure la guerre meurtrière de huit ans qui va opposer
l’Irak de Saddam aux religieux de Téhéran. Finalement, l’élimination de Baqer
as-Sadr et le reflux manifeste de son mouvement tout au long du règne de Saddam
Hussein, reflète les contradictions majeures d’un projet de société, mobilisant
des codes d’identification propres à la communauté majoritaire dans le pays,
mais dans lesquels, les autres composantes du corps irakien-sunnites, turkmènes,
kurdes…-qui ont certes des aspirations au changement, ne peuvent se reconnaître.

Dans les moments cruciaux de la lutte contre les menées hégémoniques du parti
Bâath et à la question de l’alternance au pouvoir qui se posait dans toute son
acuité pendant les années de braise, Mohammed Baqer as-Sadr et ses compagnons
ont donné une réponse fondamentalement chiite, fondée sur la théorie du «
Wilayat el Faqih » ou de l’autorité spirituelle et temporelle de la marjaiyya,
dans une société, mosaïque de peuples, de langues et de religions, permettant
ainsi à la clique takriti de jouer sur le registre honni du confessionnalisme,
d’accuser ses adversaires de connivence avec l’étranger perse et de caresser au
sens du poil l’héritage canonique sunnite.