Tunisie-Après révolution : Devons-nous pardonner?

defis-tunis-1.jpg«Chère Amel, vous allez peut-être me reconnaître pour avoir eu avec vous de longues discussions avant et après le 14 janvier. J’ai toujours admiré votre liberté d’esprit surtout avant la révolution quand vous affichiez ouvertement votre mépris pour tout l’ancien système. Vous allez peut-être me reconnaître pour être parmi ceux qui ont travaillé sous Ben Ali (et non avec ou pour Ben Ali). Comment puis-je m’excuser officiellement à tout le peuple tunisien pour avoir regardé ailleurs quand la mafia a lapidée mon pays. Comment puis-je le faire sans mettre en péril la vie de ma famille? Ai-je le choix que de me convertir en révolutionnaire et insulter sans vergogne les personnes que j’ai aidées au moins par mon silence, par mes mensonges, par omission?

En attendant une réconciliation nationale ouverte à ceux dont les mains sont propres à la fois du sang des Tunisiens et de l’argent public, je continuerai à faire semblant et à taire mon nom» .

Ce commentaire sur un article publié sur WMC «La Tunisie d’aujourd’hui entre “retourneurs“ de veste et révolutionnaires “dé-révolutionnés“, reflète le désarroi de toute une catégorie de Tunisiens qui n’arrivent plus à se situer sur la nouvelle cartographie politique et économique du pays. Leurs torts, pour ceux qui ne se sont pas sali les mains dans les affaires louches de la famille mafieuse du président déchu -qui ferait honte au pire des parrains de la Cosa nostra tant il est dénué de tout sens moral-, est de ne pas avoir dénoncé ou démissionné.

Mais en fait, soyons honnêtes, qui n’a pas travaillé sous le règne Ben Ali? Du moins dans les secteurs publics et semi-publics? Ces compétences et ces personnalités, dont nombreuses sont reconnues à l’échelle internationale, ont occupé des postes importants, ont mis en place des programmes économiques et sociaux qui se voulaient ambitieux pour un pays éduqué et évolué. Ces personnalités, que ce monsieur rôdé aux pratiques policières, sans scrupules, sans foi ni loi, a asservies. Ces compétences qu’il mettait en avant, cachant ses malversations et ses affaires douteuses derrière leurs compétences et leurs réputations, leur mettant la pression et les empêchant de s’exprimer en public pour dissimuler son incapacité à le faire lui-même. Exerçant sur eux des chantages, les menaçant quelquefois discrètement et finement de s’attaquer à leur intégrité morale, leurs familles et même leur patrimoine financier. Combien de fois avons-nous entendu parler des représailles fiscales orchestrées à l’encontre d’hommes d’affaires désobéissants? Combien de fois avons-nous vu des PDG de banques, d’organismes publics importants ou même de ministres se trouver «congelés» -pour utiliser un langage administratif- parce qu’ils ont osé protester contre une décision prise par Madame, ou demandé des explications relatives à une sollicitation émanant de la part des proches de Madame ou Monsieur.

«Illi yitkallim ymout»…(celui qui parle meure)..

Dans un entretien accordé récemment à WMC, Mohamed Moujahed Fridhi, chef du contentieux de l’Etat, a lui-même reconnu qu’au ministère des Domaines de l’Etat, il leur était interdit de demander des comptes aux membres de la famille régnante et ses proches. «Nous n’avions même pas le droit de vérifier si leurs biens immobiliers ont été enregistrés dans le respect de la loi ou pas; quant à toutes les affaires de détournement de fonds publics, eh bien elles nous passaient sous le nez, c’est simple, nous les lisions dans les journaux…».

Combien de hauts responsables occupant des postes importants dans les administrations publiques ont été obligés de traiter avec le parrain et la «familia»? Aux ministères des Finances, de l’Equipement, de la Justice, du Transport, du Commerce, de l’Industrie, pour ne citer que ceux là? Combien de gouverneurs? De délégués? De Maires? Combien de magistrats ont été mis à la solde de la Cosa Nostra par un monsieur bien inspiré qui a occupé le poste de ministre de la Justice et des droits de l’homme pendant près de 11 ans, un record? Combien parmi ceux-là ont été consentants, zélés, obéissants ou soumis? Combien étaient-ils terrorisés par la peur qu’on leur monte une affaire de drogue, de trafic de devises, ou même de proxénétisme?

Devons-nous mettre tout le monde aux arrêts? Ben Ali a commis d’autres crimes contre le pays, il a usé du talent et de la compétence de brillants Tunisiens pour faire redorer son blason terni par un passé sécuritaire sanglant. Parmi ceux-là, beaucoup jouaient aux aveugles, sourds et muets «Illi ytkallim imout»…

Ben Ali a promis aux Charfi, Jazi et d’autres esprits indépendants ou opposants au régime Bourguiba, la liberté et la démocratie; il leur a vendu les droits de l’homme… Tout cela pour mieux les utiliser aux desseins d’un régime totalitaire dont les moindres détails lui revenaient à lui et à sa dulcinée.

Lors d’un Forum ouvert récemment par le Premier ministre à l’IACE, Férid Abbas, armateur et homme d’affaires connu, a déclaré: «Maintenant que nous ne sommes plus acculés à verser de l’argent au RCD ou au 26/26, nous pouvons participer plus efficacement aux efforts de réédification de l’économie nationale». Combien d’hommes d’affaires Ben Ali a-t-il spoliés? Rappelez-vous ces petits fonctionnaires qu’on obligeait à verser des participations au 26/26 alors qu’ils n’avaient même pas de quoi satisfaire leurs propres besoins. Même les enfants scolarisés n’y échappaient pas. Pour anecdote: «La toute petite fille d’une amie disait à sa maman, je ne peux pas donner que 5 dinars au 26/26, la directrice de l’école exige au moins 10D».

Ben Ali a soumis nombre de Tunisiens. Nombreux parmi eux sans valeurs et sans principes avaient joué le jeu et profité d’un état de choses qui ne pouvait à terme s’éterniser. Ceux-là ont participé de manière délibérée à dépouiller leur pays, ils ont mis leur savoir-faire et leur génie au service du mal. Ils ont eu la vue courte et doivent aujourd’hui être jugés et en payer les frais. D’autres ont dû subir bien malgré eux une situation pesante et inconfortable par peur de perdre leur gagne-pain ou et dans beaucoup de cas que l’on s’attaque à leurs enfants. Ont-ils eu tort? Devons-nous les accuser des méfaits de ce chef d’Etat et de son clan?

“Le pardon. J’ai appris à pardonner”, a toujours répondu Nelson Mandela quand on lui demandait comment il avait pu garder les collaborateurs blancs à leurs postes dans les cabinets ministériels après avoir gagné les élections: «Le pardon est l’arme politique la plus puissante», disait-il.

En Tunisie, les temps sont peut-être venus pour le pardon qui nous apportera peut-être l’apaisement et annoncera la réconciliation. .