Tunisie : Mohamed Chawki Abid, «Nous devrions cesser de succomber aux manœuvres séductrices de l’Occident»

chawki-abid-110411-1.jpgFin observateur de la vie politique tunisienne, Mohamed Chawki Abid est ingénieur, ancien banquier et disciple de Mansour Moalla. Avec ses implications nombreuses dans la société civile, il contribue, par de nombreuses analyses sur les réseaux sociaux depuis le 14 Janvier 2011, à faire avancer les débats. Témoin alerte, il porte un regard incisif sur un pays en transition démocratique et analyse les défis qui inquiètent les Tunisiens. Il évoque le Maghreb économique, la conférence de Carthage, le foisonnement des partis politiques, les revendications de La Kasba3…

WMC: La vie politique tunisienne était un désert. Même si aujourd’hui les partis foisonnent, les observateurs semblent s’accorder sur le fait que le parti Ennahdha serait le plus organisé sur le terrain. Qu’en pensez-vous?

Mohamed Chawki Abid: Depuis la légalisation de ce parti, certains constatent qu’il est en train d’évoluer rapidement dans les régions en y faisant connaître ses idées, en rassurant les jeunes inquiets sur leur avenir et indécis quant aux partis politiques à suivre.

En face, il y a ceux qui redoutent les communiqués mielleux et pacifistes d’Ennahdha, l’apercevant dans une démarche de séduction et de recrutement. Ces derniers appréhendent la conquête du vide laissé par le RCD et craignent surtout un revirement dans les positions d’Ennahdha. Ils l’imaginent se transformer en mouvance extrémiste excluant les non pratiquants de la société. Personnellement, je crains le radicalisme islamiste et m’évertuerais à éviter à la Tunisie de connaître un dérapage vers l’intégrisme.

D’autant que l’Algérie voisine est vraiment un cas d’école

Absolument, comment oublier l’expérience démocratique malheureuse de nos voisins. Le parti islamiste le FIS (Front islamique du salut) –alors âgé de seulement 3 ans– avait remporté près de 80% des sièges aux élections législatives de décembre 1991. Face à ce raz de marée, l’armée a intervenu pour épargner au pays une dictature religieuse. Je ne suis absolument pas contre les partis religieux, mais je m’insurge contre les diverses manipulations et refuse toute utilisation des lieux saints à des fins politiques.

Pour en revenir à la Tunisie, il est clair qu’il appartient à notre gouvernement transitoire d’émettre plus qu’un communiqué pour interdire l’utilisation des mosquées à des fins politiques. Un gentil avertissement et une véritable autorité d’Etat remettraient les choses à leur place.

Je pense aussi qu’il vaudrait mieux en finir avec les débats sur la laïcité. Ceux-ci ne font que conforter les extrémistes religieux dans leurs positions. Certains laïcs-islamophobes sont allés jusqu’à nous faire miroiter le risque d’une «iranisation» de la société tunisienne. N’exagérons rien, cela me paraît bien improbable!

La laïcité serait donc, selon vous, un faux débat?

Aujourd’hui, il me semble que la laïcité est loin d’être le combat prioritaire dans notre pays. Nous traversons des grandes turbulences avec un nombre d’enjeux politiques et socioéconomiques qui méritent beaucoup de travail et de réflexion.

Je continue à croire que la majorité du pays n’est ni pour l’extrême droite ni pour l’extrême gauche. La Tunisie finira par être gouvernée au centre par un système qui prône notre attachement aux valeurs de notre religion: la tolérance, la clémence et la médiation.

Pourquoi accusez-vous les partis d’opposition actifs depuis Ben Ali de se soustraire à leurs missions?

Les discours des partis ‘‘adultes’’, existants et actifs depuis plus de vingt ans se révèlent vides et creux. A bientôt 3 mois de la libéralisation de l’activité politique, je ne crois pas avoir vu un parti afficher clairement les lignes directrices de son programme et encore moins dérouler ou vulgariser ses plans d’action. Qu’est-ce qu’ils attendent pour mettre en place leurs propositions pour promouvoir la vie sociale du Tunisien et redresser la situation économique du pays?

Brillants par leur absence dans les débats cruciaux, ainsi que par leur impertinence dans les rassemblements populaires, les 4 partis politiques les plus importants du paysage politique tunisien sont en train de donner du crédit à Ennahdha. Ils acculent la jeunesse désespérée, la population exaspérée et les électeurs indécis à prêter attention aux discours prometteurs des «Nahdhaouis».

Mais ils seraient justement en train de former une alliance

Si les partis libéro-démocrates ou socioéconomiques continuent dans leur «bricolage politique», ils finiront par être balayés de la scène électorale en se contentant d’une faible minorité de sièges au sein de l’Assemblée Constituante. Quel dommage!

Fort heureusement, il semble qu’un récent rapprochement entre les 3 partis les plus organisés, Ettajdid, FDLT, et PDP, se mette en place. Il est urgent qu’ils travaillent et rallient de nouveaux partis pour unir leurs énergies et constituer une force commune capable de répondre aux attentes des électeurs et aux inquiétudes de la jeunesse. Ce n’est qu’avec l’émergence d’une coalition sincère et combattive que nous augmentons les chances d’aboutir à une Assemblée Constituante non dominée par les mouvances extrémistes.

Pour parler économie, avec un taux de croissance attendu oscillant entre 0 et 1%, une saison touristique 2011 pratiquement ratée, des entreprises qui fonctionnent difficilement sous la pression syndicale et en l’absence de soutien patronal, … pensez-vous que le gouvernement aurait dû donner plus de garanties pour apaiser les esprits?

Le pays a besoin de faire l’économie de ces diverses manœuvres de déstabilisation du pays. Aussi, le gouvernement transitoire aurait dû communiquer davantage et faire toute la lumière sur les zones d’ombre qui irritent la population. Il est crucial d’atténuer les manipulations du BE de l’UGTT. Les médias aussi ont manqué d’initiative pour débattre des vrais sujets. Ils auraient pu éviter de distraire les citoyens sur les sujets à polémiques qui ne servent à rien.

De nombreuses zones d’ombre ont cependant été levées récemment

J’ai aussi l’impression que les saboteurs recouvrent la raison. Ils ont causé la fermeture de quelques dizaines d’entreprises étrangères, la paralysie de quelques centaines d’entreprises et la perte de quelques dizaines de milliers d’emplois. Quel gâchis! Aussi, ne devraient-ils pas se justifier plus tard devant la justice?

Pour le moment, je pense que les dernières mesures arrêtées par le dernier Conseil des ministres vont permettre à notre économie de rebondir, pourvu que les partenaires sociaux partagent les soucis de tous les Tunisiens.

J’aurais peut-être souhaité que ces mesures soient accompagnées de décisions portant amnistie fiscale des pénalités par souci de rétablissement de la confiance, et la prorogation du délai de déclaration des avoirs à l’étranger pour inciter au rapatriement de fonds. Ceci étant, je pense que la Tunisie saura passer ce cap difficile. Faisons confiance à la créativité et à l’inventivité des tunisiens.

En dehors des récentes mesures incitatives décrétées par le conseil des ministres, ne pourrions-nous pas relancer la coopération maghrébine pour conforter les objectifs tracés sur le plan économique et social?

Absolument. J’ai eu le privilège de rencontrer des proches du Conseil de la révolution libyenne. Ils m’ont exprimé leur sincère gratitude et profond respect pour la Tunisie, son gouvernement et son peuple.

Il est clair que la Tunisie a besoin de la Libye pour redresser sa situation socioéconomique et garantir la réussite de son plan de développement intégral sur les 5 prochaines années. La Libye a aussi besoin de la Tunisie pour sortir du carcan «Kadhafien» et reconstruire un pays moderne et une économie efficiente et pérenne. Nos frères libyens ont confiance en nous. La fiabilité des prestations rétrospectives livrées par les Tunisiens est jugée satisfaisante en général, voire remarquable dans certains métiers.

Les néfastes conséquences socioéconomiques de la période de transition démocratique que connaît notre pays vont vraisemblablement perdurer au-delà de l’adoption de la nouvelle Constitution. Cela va dégrader davantage la physionomie sociale et les fondamentaux économiques et financiers du pays. Afin de renverser la tendance et remettre la machine économique en marche, tout en traitant progressivement les malaises sociaux, nous allons avoir besoin d’un marché additionnel susceptible d’absorber notre excédent de production et rémunérer convenablement les actifs réanimés ainsi que le capital humain, en quête de meilleures conditions de vie (création d’emplois, élargissement de la couverture sociale, amélioration du pouvoir d’achat, etc.

Les premiers tours de manivelle seraient concluants, si nous acceptions de venir en aide à nos frères libyens. Il nous faudrait diversifier les interventions en matière de soutien humanitaire, de maîtrise d’ouvrage, d’assistance à la mise en place des procédures, d’accompagnement dans l’enseignement et la formation des ressources humaines, d’appui dans l’édification d’une infrastructure de santé et d’un système éducatif …

Nos experts ne cessent de marteler que la création d’une Zone de libre-échange maghrébine engendrera deux à trois points supplémentaires dans le taux de croissance économique pour chacun des pays. Entre le recours systématique aux facilités financières du G8 et emprunts extérieurs (FMI, BEI, …..) d’une part, et l’exploration des possibilités de fédération des projets de développement économiques et sociaux des pays du Maghreb, d’autre part, ne devrions-nous pas privilégier la seconde piste et regarder autour de nous?

Il est attendu que la Conférence de Carthage puisse intéresser des bailleurs de fonds susceptibles de consentir à la Tunisie les facilités longues dont elle aura besoin pour son plan de développement. Qu’en pensez-vous?

Je ne pense pas que seules les ‘‘facilitées’’, ou devrais-je dire les crédits accablants et conditionnés que nous offre l’Occident, vont permettre à la Tunisie de décoller. Ne devrions-nous pas nous rappeler que les vieux champions économiques souffrent depuis quelques années d’un alourdissement préoccupant de leurs déficits budgétaires, totalement nourris par les nouveaux champions économiques que sont la Chine, l’Inde, la Thaïlande ou d’autres pays pétroliers comme le Qatar, les EAU, la Libye ou l’Algérie? A titre d’exemple, l’Algérie vient de nous consentir 100 millions de dollars, dont 40 millions de $ de dons non remboursables, contre 20 millions de $ par les USA et des miettes par la France.

Aujourd’hui, il n’est plus à démontrer que le monde change. Le temps confirmera la recomposition des rapports de forces économiques. Au terme de la crise mondiale, je pense que la reprise du développement économique va se faire sous d’autres cieux, avec de nouveaux investisseurs, à travers beaucoup d’innovations conjuguées avec un leitmotiv de compression des coûts et de maîtrise technologique sur de nouveaux marchés. Nous devrions cesser de succomber aux manœuvres séductrices et prometteuses de l’Occident, et commencer à être convaincus que nous ne pourrions rien gagner en nous jetant dans les bras des “Vieux Dragons Économiques“.

A mon avis, il nous appartient de changer de fusil d’épaule. Cela nous permettra d’éviter de recourir à des intermédiaires bailleurs de fonds –trop exigeants- pour nourrir nos besoins en ressources longues, tout en privilégiant la requête auprès des véritables émetteurs de fonds (structurellement excédentaires), et ce dans un souci d’obtention de meilleures conditions tarifaires, de garanties et d’affectation.

Il est urgent de réanimer notre machine économique et apprendre à produire efficacement pour satisfaire de nouveaux marchés (particulièrement des pays arabes et africains), en vue de cristalliser des revenus stables ou récurrents, nous permettant in fine d’autofinancer durablement nos besoins de fonctionnement et d’investissement.

Sans sécurité pas d’économie. Et pour le moment, de nombreux dérapages s’enregistrent au fil des semaines en vue de semer désordres, divisions et doutes chez les Tunisiens qui vacillent entre espoirs et accablements. A qui profite l’anarchie et qui l’alimente?

A ceux qui ont profité des systèmes Ben Ali. Aujourd’hui, ils ont peur et redoutent d’être poursuivis par la justice. Ce sont ceux qui ont beaucoup à perdre du processus démocratique qui s’installe en Tunisie. Ils mettent et mettront tous les moyens qu’il faut pour semer discorde et zizanie. Ils auront recours à toutes les formes de violence: écart de langage, agressivité physique, sabotage, voire la participation à la multiplication des faits divers pour généraliser l’insécurité: braquage, sabotage, kidnapping, …

Ce sont également ceux qui glorifiaient Ben Ali jusqu’au 13 janvier qui tentent aujourd’hui de récupérer la révolution. Ceux-ci s’érigent en défenseurs des droits de l’Homme et de la démocratie, et confondent ‘‘liberté d’expression’’ et ‘‘liberté d’agression’’. Connus pour avoir été des “bons élèves“ de Ben Ali, ces caméléons se permettent aujourd’hui de nous donner des leçons en droit de l’Homme et en démocratie. Quelle hypocrisie!

Kasbah1, 2 et 3. S’agit-il d’un même combat?

Contrairement à Kasbah 1+2, les véritables leaders de Kasbah 3 sont les contre-révolutionnaires: Ce sont des mercenaires de l’UGTT, des restes des milices du RCD et de la police politique. Un grand nombre de corrompus perdant des revenus extras et des caméléons jouant sur plusieurs cordes. Ils n’ont aucune revendication pertinente, et leur propos sont destructeurs.

D’ailleurs, j’aurais souhaité que les partis politiques s’expriment sur leurs revendications et sur leurs mouvements. J’aurais souhaité également qu’ils puissent commenter la dernière interview télévisée du Premier ministre et sa récente plaidoirie auprès des membres de l’Instance supérieure de DR Iadh Ben Achour. Honnêtement, je désapprouve leur silence assourdissant!

Je me demande aussi où est la fameuse “Majorité Silencieuse“. J’espère qu’elle pourra se regrouper pour faire entendre sa voix et faire savoir ses avis. Comme je l’ai souligné, il faudrait empêcher toute minorité à écraser la volonté d’une majorité conciliante et pacifiste.

Mais, les manifestants avaient réclamé justice alors que des malfaiteurs bénéficient encore de liberté. Ne trouvez-vous pas cela injuste? Ils ont contesté aussi certaines nominations…

Exact. Nous savons tous que des procès sont restés sous silence. Il y a beaucoup de zones d’ombre à élucider, notamment dans les sillages de l’ex-Conseil supérieur de la magistrature.

Personnellement, je suis scandalisé de voir des malfaiteurs circuler en toute liberté. L’Impunité est une douleur insupportable par les victimes.

Je suppose que BCE (Béji Caïd Essebsi) est soit à cette frustration généralisée, et qu’il n’épargne aucun effort pour faciliter un traitement rapide de ce problème. Dans sa dernière interview télévisée, le Premier ministre a insisté sur l’indépendance de la justice. A mon avis, il a insinué à une difficulté de forcer le traitement des dossiers de criminalité et de malversations. Heureusement, aux termes du débat récemment tenu avec l’Instance supérieure, il a promis de prendre l’affaire en main.

Face à une justice nonchalante, une injustice persistante et une impunité frustrante, la population devient de plus en plus impatiente. Il faudrait donc accélérer l’aboutissement des procédures judiciaires.

Je crois que sans justice il n’y aura pas de sécurité, sans sécurité il n’y aura pas de stabilité économique & sociale, et sans stabilité économique & sociale il n’y aura pas d’investissements extérieurs & de touristes.

Concernant les diverses autres contestations, permettez-moi de souligner que de nos jours, il est difficile pour un gouvernement de recueillir 80% d’opinions favorables dans les sondages. En démocratie, avec 50,1% d’électeurs, l’élu au suffrage universel gouverne avec toute la légitimité. Généralement deux ans après, il commence à chuter dans les sondages, car ne parvenant pas à tenir les promesses émises lors de sa campagne électorale. Prenons le cas du président français, avec moins de 40% dans les sondages, il continue à gouverner, ne fait pas l’objet de sit-in au voisinage de l’Elysée, et ne se sent pas menacé d’être évincé du pouvoir.

En outres, et en dépit de ses maladresses diplomatiques et bavures protocolaires, il continue à être respecté dans les interviews télévisées nationales et à être honorablement salué par son peuple, sans qu’il fasse l’objet de propos diffamatoires, ni de critiques désobligeants. Alors qu’en Tunisie, un mois après sa désignation à la tête d’un gouvernement transitoire, nous avons manqué de respect à notre Premier ministre, pourtant ayan

t réussi à rétablir l’ordre public et à manager le problème imprévisible du sud, sans parler des travaux accomplis pour ériger un plan rectificatif du budget économique & social du pays.

La Tunisie a besoin, aujourd’hui et plus que jamais, de sensibilisateurs, de stabilisateurs et de médiateurs pour éteindre le feu de la vengeance et de la haine.

Je demeure aussi convaincu que la transition démocratique réussira en Tunisie. Par leurs aptitudes éducatives et culturelles, par leurs valeurs morales et sociales, les Tunisiens et Tunisiennes portent l’avenir en eux. .