Tunisie : Ridha Najar, «Les médias sont passés d’une langue de bois, à une liberté débridée»


ridha-najjar-art.jpgMohamed Ghannouchi, Premier ministre, a démissionné au bout de presque 12 ans de
bons et loyaux services y compris près d’un mois dans le gouvernement de
transition. Dans son discours d’adieu, M.Ghannouchi a, entre autres, déploré
l’attitude des médias qui auraient été pour beaucoup dans sa démission. Diffusée
à la télévision nationale, la déclaration d’un jeune manifestant appelant à
l’exécution de l’ancien Premier ministre, ne relève pas de la liberté de la
presse, sous d’autres cieux, elle tomberait sous le coup de la loi pour
l’incitation au meurtre, à la violence et à la haine.

Ceci pose devant nous une problématique de taille. Les médias tunisiens ont-ils
été à la hauteur de la révolution? Ont-ils su informer en toute objectivité, en
toute responsabilité, dans le respect des droits des individus, de leurs vies
privées et de leurs droits à la présomption d’innocence? La déontologie
professionnelle a-t-elle été respectée ?

Entretien avec Ridha Najar, ancien DG du CAPJC, expert en médias et Fondateur de
NMC Consulting.

WMC: Comment définiriez-vous la situation actuelles des médias tunisiens d’après
la révolution? Une information brute sans aucun traitement, des jugements de
valeurs sans vérification des données et des sources et des attaques
personnelles s’apparentant plus à une chasse aux sorcières qu’à une information
saine et crédible. Est-ce cette liberté là que nous espérions ?

Ridha Najar: Tout d’abord, parlons de la suppression du ministère de la
Communication, est-ce une décision logique? Ce que nous voulions c’était mettre
fin à la censure et à ses pratiques mais pas effacer de la carte ministérielle
tunisienne le Département de tutelle de la Communication.

Avant la création récente de l’Instance nationale indépendante pour le secteur
de l’information et de la communication (qui a remplacé le Conseil supérieur de
la communication) et la nomination à sa tête de notre confrère Kamel Labidi, à
qui fallait-il s’adresser pour avoir l’autorisation de lancer une chaîne de
radio ou de télévision. A qui fallait-il s’adresser pour réformer le Code de la
presse. Quelle instance paritaire pouvait délivrer les cartes professionnelles
des journalistes? Qui pouvait réguler le temps de la publicité à la télévision
et à la radio? Qui pouvait demander le retour au dépôt légal des périodiques,
supprimé démagogiquement par le président déchu? Et bien d’autres interrogations
qui seraient demeurées sans réponse!

Pour en revenir à votre question: Nous vivons aujourd’hui au sein des médias des
débordements inadmissibles. Certes, sur toute la société, médias confondus,
pesait une chape de plomb. Mais comment peut-on laisser appeler au meurtre de
Mohamed Ghannouchi sur antenne et ne pas réagir, instantanément, vigoureusement?
J’aurais, personnellement, arrêté le débat, demandé à l’invité de retirer ses
paroles, de s’excuser sur le champ, faute de quoi il était exclu du plateau! Il
s’agit là de l’ABC de la loi sur la presse et de la déontologie professionnelle,
partout dans le monde.

Les médias, surtout radio et télé, ont été donc grisés par cette liberté
soudaine qu’ils n’ont pas réussi à maîtriser. D’où ces débordements dans tous
les sens. Quel gâchis! Dommage!

Les conséquences de ces débordements sont aussi néfastes pour les médias que
pour le public…

Nous sommes passés d’une ère de langue de bois au service du régime à une
liberté débridée qui a dépassé les bornes et n’a pas respecté les règles
élémentaires du professionnalisme, qui n’a pas respecté la vie privée, qui s’est
complu dans la facilité et n’a pas respecté les règles de la déontologie. Pas de
vérification des faits, pas de recoupements des sources, pas de respect de la
vie privée, pas de respect de la présomption d’‘innocence! Pas de montage
intelligent des interviews. Du temps réel à l’antenne, à chaud, à vif. Du simple
copier-coller ou de la simple présentation de microphone.

Aux premiers jours de la révolution, par leur agitation, les médias ont même
participé à terroriser le peuple en diffusant des messages en direct et sans
aucune espèce de contrôle pour distinguer les véritables appels au secours de
ceux visant tout juste à semer la confusion dans les rangs de l’armée et de la
police nationales.

Assez! Les médias doivent retrouver leur sérénité, leur professionnalisme, le
respect de la vie privée, le respect de la présomption d’innocence. Des
Tunisiens sont accusés nommément de délits sans aucune vérification des faits et
en direct sur antenne. Il ne s’agit pas de censure mais de responsabilité du
journaliste. Il est grand temps que nous apprenions cette nouvelle culture de la
démocratie qui passe par le respect de la liberté de l’autre, de la différence.
Il est grand temps de rappeler que la liberté de l’information n’est pas
illimitée et qu’elle s’accompagne de la responsabilité sociale de l’informateur.
Mais n’est pas journaliste qui veut!

Il ne faut cependant pas s’affoler ou revenir à la censure. La seule solution
est la responsabilisation, le professionnalisme et le respect des règles de la
déontologie. Pour ne citer que les animateurs, ils se ont été jetés sur antenne
et en direct sans formation et sans aucun apprentissage préalable, ce qui
explique certains dépassements, mais ils apprendront. La liberté charrie avec
elle certaines dérives, c’est la rançon de la liberté.

Comment pourrions-nous y arriver?

En étant aussi professionnels que possible. Nous avons un grand chantier au
niveau des textes qui régissent le secteur. Le code de la presse a été charcuté,
ses lacunes sont évidentes tout comme le vide sidéral qui règne au niveau de la
réglementation de la presse électronique ou de la communication audiovisuelle.
Ne parlons pas de l’autorégulation de la profession! Il n’y a pas de véritable
association des patrons de presse, fantoche depuis des décennies. Il n’y a pas
de structure de justification de la diffusion. Il n’y a pas d’association
d’annonceurs. Il n’y a pas d’association de publicitaires représentative du
secteur. Tous ces acteurs du secteur de la communication doivent commencer par
balayer devant leurs portes et s’autoréguler. Parce qu’il n’y a pas que le Code
de la presse pour régir le secteur des médias, il y a également l’autorégulation
et la co-régulation avec l’Etat.

Donc, il y a un travail législatif fondamental à réaliser. L’autorité de
régulation à asseoir doit être indépendante, transparente, pluraliste, avec un
pouvoir exécutoire. Le Conseil supérieur de la Communication, dont
personnellement j’ai fait partie, était purement consultatif. Sa composition
était inadéquate parce que ses membres, représentants des médias, étaient juges
et parties. D’où l’importance d’une autorité de régulation qui détient le
pouvoir de contraindre et d’intervenir en cas de dépassements dans le sens de la
régulation et non pas de la censure.

Sur un autre plan non moins important, il faut sortir le service public
audiovisuel (et même écrit: TAP, La Presse) de la coupe de l’exécutif pour les
mettre dans le cadre d’un véritable service public, au service du citoyen et non
pas en tant que porte-voix du gouvernement. Il faut revoir les textes et les
cahiers de charge de ces organes. Le service public n’a pas à faire la course à
l’audimat comme le privé. Il n’a pas à brader son indépendance, son antenne et
son argent sous forme de bartering.

Il l’a pourtant fait du temps de l’ancien régime que ce soit dans les
feuilletons du mois du Ramadan ou les émissions d’animation?

Hélas. Le bartering que pratiquait la télévision publique avec la société Cactus
Production a causé beaucoup de tort à la télévision nationale. En occupant
quatre soirées en prime time tout en préparant une cinquième soirée, en plus de
l’après-midi du dimanche avec «Soufiane Show». Une émission insensée où l’on
déguisait nos enfants en chanteurs de cabarets.

Tout un travail législatif doit être mis en place pour que ce genre de pratiques
ne se répète plus.

Mais, au-delà des textes législatifs, il y a un énorme travail à faire sur nos
pratiques, notre culture et nos mentalités. Ceci, bien entendu, exige du temps.
La culture démocratique ne se décrète pas, on l’apprend.

Avez-vous remarqué que les Tunisiens criaient à la télévision? C’est parce
qu’ils ne sont pas habitués à parler. Ils ont été bâillonnés pendant des
décennies. S’ils avaient été habitués à s’exprimer, ils l’auraient fait
sereinement. La phase que nous vivons est, j’espère, transitoire. Il y a un
psychodrame social, une espèce de catharsis collective. Il faut que les gens
exorcisent leurs frustrations et leurs peines pour passer à autre chose.

Qu’en est-il de la profession? Nous avons l’impression que c’est complètement
chaotique, nous ne savons pas qui est journaliste de qui ne l’est pas, qui est
animateur ou animatrice, qui est blogueur de celui qui ne l’est pas? Une
confusion surprenante des genres. Quels sont les mécanismes à mettre en place
pour préserver la profession de journaliste et le secteur des médias ?

J’estime que le professionnalisme est la condition nécessaire et incontournable
pour de bonnes pratiques médiatiques. La liberté de presse est un parcours de
100 m où il y a 80 m de professionnalisme et 20 mètres de lutte contre tous les
pouvoirs (politique, économique, mais aussi syndical, religieux et régional).
N’oublions pas qu’Il y a eu des printemps pour la presse tunisienne. Des
publications comme Dialogue, Le Maghreb, Le Phare, Errai avaient imposé une
certaine liberté de presse dans un régime pourtant, à l’époque, à parti unique.

Au plan professionnel, et le syndicat national des journalistes l’a bien
compris, il faudrait commencer par nous-mêmes. Il a mis sur place une Commission
de la déontologie présidée par notre confrère Manoubi Marrouki. Il faut donner à
cette commission des moyens pour agir. Certaines voix s’élèvent pour transformer
le Syndicat en Ordre. Je suis très sceptique s’agissant d’un Ordre qui
interdirait à un citoyen de devenir journaliste sous prétexte qu’il n’a pas fait
des études de journalisme. Personnellement, j’ai toujours estimé que le
journalisme devait rester une profession ouverte. Par contre, là où les
journalistes ont raison, il faudrait mieux règlementer les conditions
d’attribution de la carte professionnelle et obliger les médias à engager 50% de
diplômés dans la rédaction. Les textes de loi le stipulent, les patrons de
presse ne le font pas.

C’est le code du travail qui organise le métier de journaliste, il doit être
appliqué. Il faudrait redéfinir les frontières en se rappelant que les
journalistes ne sont plus seuls sur le terrain, ils ont en face d’eux des
citoyens journalistes grâce aux nouvelles technologies de l’information. Le
cyberespace a été très présent dans la révolution tunisienne.

Dans cette mise à niveau, n’oublions pas les patrons de presse car les
journalistes ne sont pas les seuls maîtres du terrain. Où sont les chartes
déontologiques des entreprises de presse? Les patrons de presse ont une grande
responsabilité. Et là, quel que soit le professionnalisme des journalistes, s’il
n’existe pas une charte minimale qui associe les journalistes et les patrons de
presse dans des règles déontologiques et professionnelles, on n’aura rien de bon
comme produit.

Quels sont les garde-fous à mettre en place pour se défendre contre le pouvoir
des réseaux sociaux qui menacent même l’équilibre économique du pays?

Ce qui a donné autant de pouvoir aux réseaux sociaux est dû au fait qu’en tant
que médias, nous ne jouions pas notre rôle de quatrième pouvoir. Dans l’absence
d’une information professionnelle et crédible, les gens se sont réfugiés sur les
réseaux sociaux, jusque dans la rumeur, l’insulte, la diffamation, les ragots et
autres plaies en matière de communication sociale.

Les réseaux sociaux ne sont pas faits pour remplacer les médias d’information
mais pour une communication interactive entre les citoyens. A chacun sa
fonction. Il y a toutefois un signe positif, les Tunisiens reviennent à l’achat
des journaux, parce qu’aujourd’hui, ils trouvent une autre qualité
d’information. En fait, la seule manière de se distinguer des réseaux sociaux,
c’est de proposer une presse crédible et de qualité. C’est ce qui distinguera le
journaliste du citoyen.