Tunisie-Fiscalité : Mabrouk Maalaoui-PriceWaterhouse, « la pression fiscale sur les bénéfices en Tunisie demeure compétitive »

Il n’est pas facile d’obtenir un rendez-vous avec Mabrouk
Maalaoui ; l’homme est toujours débordé. Il faut dire que ce conseiller fiscal à
la firme Price and Waterhouse, auteur de plusieurs ouvrages sur le droit fiscal
en Tunisie est trop sollicité. A lire ci-après l’entretien avec ce grand
spécialiste de la législation fiscale et les entreprises dans notre pays, on
réalise rapidement que la qualité des informations et précisions qui y sont
apportées méritait l’attente et la patience.


mabrouk-maalaoui_1.jpgWebmanagercenter
: Parallèlement à la levée intégrale des droits de douane dus sur les
produits d’origine européenne à partir du 1er janvier 2008, la Tunisie a
institué l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés et sur les
bénéfices provenant de l’exportation, qu’en pensez-vous ? Cela aura-t-il une
incidence sur les IDE ?

Mabrouk Maalaoui : Tout d’abord, il faudrait préciser que “l’institution” de
l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés n’entrera en vigueur
qu’au titre des bénéfices à réaliser à partir du 1er Janvier 2011 et au taux
réduit de 10% et que les entreprises entrées en activité avant cette date et
n’ayant pas encore consommé la période de déduction totale de 10 ans
continueront à bénéficier de la déduction intégrale des bénéfices en
question jusqu’à la fin de la période de 10 ans. C’est ainsi qu’un projet
entré en production le 1er Janvier 2010 continuera à bénéficier de la
déduction des bénéfices provenant de l’exportation jusqu’au 31 décembre
2020.

Ceci étant, et en ce qui concerne l’opportunité de l’imposition des
bénéfices provenant de l’exportation, et ses effets sur l’attraction des IDE
(investissements directs étrangers), je vous renvois aux différents rapports
des institutions internationales, telle que la Banque mondiale, selon
lesquels les avantages fiscaux ne sont pas déterminants pour l’attraction
des IDE, dans le sens où ces derniers sont plutôt conditionnés par d’autres
facteurs, tels que la stabilité politique, le coût et la qualification de la
main-d’œuvre, la qualité des infrastructures, la proximité des marchés,
l’accès aux nouvelles technologies..

A titre de confirmation de ce qui précède, certains pays émergents ont connu
une progression importante des IDE (voir annexe 01), alors que leurs
systèmes fiscaux soumettent à l’impôt à la fois les bénéfices provenant de
l’exportation et les dividendes, contrairement à la Tunisie, qui exonère à
la fois les bénéfices provenant de l’export et les dividendes.

En 2005, et à titre d’exemple, le Brésil a reçu 15.666 millions USD d’IDE,
la Chine en a reçu 72.406 millions USD, le Mexique 18.055 millions USD et
l’Afrique du Sud 6.379 millions USD, alors qu’il s’agit de pays dont les
bénéfices provenant de l’exportation sont soumis à l’impôt sur les sociétés
à des taux très élevés (voir annexe 02), à savoir 34% pour le Brésil, 33%
pour la Chine, 28% pour le Mexique et 29% pour l’Afrique du Sud.

Il est donc clair que l’attraction des IDE n’est pas fonction des avantages
fiscaux mais plutôt d’autres facteurs qu’il faudrait chercher, étudier et
développer.

Quelle est l’incidence directe de l’accord de libre-échange entre la Tunisie
et la Communauté européenne sur le Trésor du pays ?

L’accord de libre-échange conclu avec les pays de l’Union européenne a
certes eu des effets très positifs sur l’économie nationale, mais en même
temps a privé le Trésor public d’un montant cumulé de près de 1.500 millions
de dinars représentant près de 10% du budget général de l’Etat pour 2009.

Pour faire face aux besoins de financement des dépenses publiques, la
solution consiste, pour les pays dépourvus de ressources naturelles comme la
Tunisie, dans la substitution des droits de douane par le développement de
nouvelles ressources fiscales intérieures, notamment à travers
l’élargissement de l’assiette imposable:

– en termes de personnes cotisantes, pour ainsi étendre l’application
effective de l’impôt aux personnes qui ont jusque là failli à leurs
obligations civiques, ce qui suppose le renforcement des capacités
techniques de l’Administration fiscale, notamment en ressources humaines,

– et en termes de revenus imposables pour couvrir progressivement les
revenus et bénéfices qui, jusque-là, n’étaient pas soumis à l’impôt, en
totalité ou en partie, pour enfin basculer (ou presque) dans un régime
fiscal de droit commun, sans toutefois toucher à l’heure actuelle aux
avantages fiscaux accordés aux secteurs prioritaires, qui ont encore besoin
du soutien et de l’aide de l’Etat, à savoir l’agriculture et le
développement régional.

En dehors des avantages fiscaux, est-ce que la fiscalité tunisienne de droit
commun est compétitive ?

La Tunisie dispose d’un système fiscal de droit commun très moderne dans sa
structure, dans le sens où elle a institué la T.V.A depuis 1988 en tant que
principal impôt indirect et l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les
sociétés depuis 1990 en matière d’impôts directs.

Toutefois, nous estimons que cette législation a besoin d’une mise à niveau,
aussi bien en ce qui concerne les principes d’imposition que les règles
d’assiette, qui doivent être harmonisés avec la fiscalité des pays
développés.

En effet, par ces temps de mondialisation et de concurrence internationale
poussée à l’extrême, nous estimons que les performances d’un Etat, à tous
égards, notamment en ce qui concerne les possibilités d’attraction des IDE,
passeraient par plusieurs facteurs, y compris sa législation fiscale qui,
sans besoin d’être une fiscalité privilégiée, constitue, au même titre que
les autres produits et services, un produit à vendre, qui se doit d’être
compétitif face aux législations fiscales des autres pays.

Dans le cas de la Tunisie, et si on ne considérait que les impôts directs,
force est de constater que, même après l’introduction de la réforme en 1990,
les problèmes qui étaient liés aux tarifs d’imposition et à l’assiette des
impôts sont demeurés posés et dans les mêmes conditions, sinon qu’ils se
sont aggravés, si on considérait un environnement économique international
sans frontières ni barrières douanières, donc plus ouvert à la concurrence,
et un droit fiscal comparé plus favorable.

En effet, en matière de taux d’imposition, et même si ces derniers ont passé
respectivement de 68% pour les personnes physiques et de 54% pour les
personnes morales à un maximum de 35%, nous estimons qu’une telle baisse
était plutôt superficielle, dans le sens où les taux réels, c’est-à-dire les
prélèvements par rapport au résultat économique, sont réellement supérieurs
à 35%, surtout si on considérait les charges non déductibles, tels que les
amortissements exclus du droit à déduction (les terrains, y compris ceux
occupés par les carrières, les fonds de commerce,…), les provisions non
admises en déduction, les pertes fiscales non reportables….; la question
tendrait à s’aggraver si on tenait compte des redressements fiscaux dus
notamment à l’absence ou à l’imprécision des textes.

En ce qui concerne l’assiette de l’impôt, le système fiscal tunisien
continue encore aujourd’hui à souffrir des lacunes d’avant la réforme de
1990, et la législation tunisienne en la matière se trouve devancée dans ce
cas, même par les systèmes fiscaux qui continuent aujourd’hui encore à gérer
les anciens impôts qui existaient en Tunisie avant la réforme de 1990.

En effet, si on considérait les provisions qui constituent des charges à
constater obligatoirement, faute de quoi le bénéfice distribué serait
considéré fictif au sens des dispositions combinées des articles 287 et 289
du code des sociétés commerciales, la législation tunisienne est demeurée
très conservatrice en la matière, voire à la traîne des législations
africaines, pays de l’UMA compris, pour ne citer que ceux-là, où les
provisions, toutes formes confondues, y compris celles ayant le caractère
d’un passif réel, constituent des charges déductibles au même titre que le
reste des charges d’exploitation, sans condition aucune et peuvent de ce
fait avoir pour conséquence, soit la création, soit l’aggravation d’un
déficit fiscal, contrairement à la législation tunisienne qui ne reconnaît
que partiellement les provisions, dans le sens où seules les provisions pour
dépréciation du compte clients, les provisions pour dépréciation du stock
destiné à la vente et les provisions pour dépréciation des actions cotées
sont admises en déduction dans certaines limites et sous réserve de
l’observation de conditions draconiennes, ajouté à des conditions de forme,
qui, si le contribuable n’est pas avisé, risqueraient de remettre en cause
le droit de déduction.

Quel est l’impact de pertes fiscales et des conditions de leur report sur la
vie de l’entreprise ?

A ce propos, la question dépasse la seule incidence sur l’assiette de
l’impôt pour conditionner la vie de l’entreprise.

En effet, alors que le code de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les
sociétés, nouvellement mis en place, s’était contenté de reproduire dans les
mêmes termes et conditions le principe en la matière qui existait sous la
législation en vigueur au 31 Décembre 1989, et ce en scindant le report
déficitaire entre pertes d’exploitation, reportables sur une période de 03
ans, période qui a été portée ultérieurement à 04 ans, et pertes
correspondant aux amortissements réputés différés en périodes déficitaires,
qui sont indéfiniment reportables, soit la forme la plus classique de report
des pertes, mais certainement pas la plus ingénieuse, certaines législations
occidentales(1), dont la législation française qui a été la dernière en date
à rejoindre le club, ont déjà dépassé ce stade d’approche, pour ne plus
faire de distinction entre pertes d’exploitation et pertes correspondant aux
amortissements différés; désormais les pertes dégagées par l’entreprise
constituent un tout indissociable et sont indéfiniment reportables dans le
temps, jusqu’à résorption intégrale.

Certaines législations vont plus loin dans la conception d’approches tendant
à préserver et à développer l’entreprise, en autorisant l’imputation des
pertes fiscales sur les bénéfices accumulés qui ont déjà subi l’impôt ou
censés l’être (carry back); ce qui permet non seulement d’assainir le bilan
de l’entreprise en alignant ses actifs réels sur son passif, mais mieux
encore en lui accordant un crédit d’impôt correspondant aux pertes fiscales
compensées avec les réserves. Le crédit d’impôt ainsi obtenu peut faire
l’objet de report, de restitution immédiate ou même, et c’est là l’aspect
innovant, faire l’objet de mobilisation auprès d’une institution financière,
ce qui est de nature à favoriser la trésorerie de l’entreprise et lui éviter
le recours à l’endettement.

Enfin, nous ne pouvons pas ne pas traiter du régime actuel de la
consolidation des résultats(2), au niveau des groupes de sociétés, en tant
que composante de la question de l’assiette et du taux de l’impôt, qui était
censé introduire une certaine amélioration de cette dernière, mais qui,
plusieurs années après son institution n’est toujours pas opérationnel, dans
le sens où il ne bénéficie encore à aucun groupe de sociétés, et ce en
raison des conditions draconiennes imposées pour l’accès au système, dont
essentiellement celle relative à la cotation de la société mère en Bourse.

En effet, de l’ensemble des systèmes fiscaux que nous avons consultés(3),
nous n’avons relevé aucun système qui conditionne le bénéfice du régime de
la consolidation à la cotation en Bourse des actions de la société mère ou
de celles des sociétés membres, et nous considérons toujours que ni le
développement de la Bourse, si le but recherché étant l’encouragement des
sociétés à s’introduire en Bourse, ni la transparence qui entoure les
sociétés cotées, si le but recherché étant la recherche d’une information
fiable, ne justifient un tel rapport, dans le sens où le nombre des sociétés
cotées est toujours le même, alors qu’en ce qui concerne la transparence,
elle peut être assurée même en dehors de la Bourse, notamment à travers le
contrôle exercé par les commissaires aux comptes.

Aussi et afin de matérialiser et de mettre en pratique des mesures qui
étaient tant attendues, nous estimons que la condition de cotation des
actions de la société mère devrait être reconsidérée pour être remplacée -si
besoin est- par l’obligation pour les sociétés du groupe d’être soumises à
l’audit légal d’un commissaire aux comptes.

Les impôts prélevés par l’Etat tunisien seraient-ils exagérés par rapport à
d’autres pays?

Si on considère le taux général de l’impôt sur les sociétés de 30% d’un côté
et l’exonération des dividendes de l’autre, la pression fiscale globale en
Tunisie n’est pas élevée par rapport à d’autres Etats et notamment les pays
exportateurs de capitaux.

Toutefois, force est de constater que les pays concurrents de la Tunisie,
dont notamment les pays de l’Europe de l’Est, ont rapidement réagi face aux
nouvelles mutations internationales et ce par la baisse de leurs tarifs de
près de 50% dans certains cas (voir annexe 03); en somme et en tenant compte
de l’exonération des dividendes comme déjà expliqué, la pression fiscale sur
les bénéfices en Tunisie demeure quand même compétitive.

Pensez-vous qu’une baisse des impôts pour les entreprises introduites en
Bourse dynamiserait le marché financier?

Normalement, une telle mesure doit constituer un facteur essentiel pour
l’introduction de nouvelles sociétés en Bourse. Toutefois, nous estimons que
les résultats ne sont pas à la hauteur des espoirs, dans la mesure où cette
mesure qui a été introduite depuis 1999 n’a pas drainé de nouvelles sociétés
à la Bourse. Nous estimons que cela s’explique en grande partie par la
nature du tissu économique tunisien, dans le sens où la plupart de nos
entreprises sont demeurées familiales.

Les entreprises étrangères taxées sur les profits qu’elles réalisent en
Tunisie sont-elles mieux traitées en la matière que les entreprises
tunisiennes?

Non, une fois une entreprise étrangère est établie en Tunisie, elle est
soumise aux mêmes obligations fiscales que les entreprises locales.

Dans quelle mesure la fiscalité tunisienne s’est adaptée à la crise
économique mondiale et a pris en considération les nouveaux éléments
inhérents?

Tout dernièrement, deux lois ont été promulguées dans ce sens, à savoir
notamment la loi 2009-35 du 30 Juin 2009, portant mesures conjoncturelles de
soutien aux entreprises économiques pour poursuivre leurs activités et la
loi 2009-40 du 8 Juillet 2009, portant loi de finances complémentaire qui a
prévu notamment la dispense de paiement des acomptes provisionnels pour les
entreprises qui ont rencontré des difficultés économiques, de même qu’elle a
amélioré les conditions de restitution du crédit d’impôt provenant des
acomptes en question et ce dans le but d’améliorer la trésorerie des
entreprises.

——————

Annexe 01
Investissements Directs Etrangers entrants (IDE)(2005)
 

PAYS
 
 
IDE
(en millions USD)
Rang Mondial

Afrique du Sud

6379

103/141

Brésil

15 066

82/141

Chine

72 406

55/141

Chypre

1 166

23/141

Corée du Sud

7 198

114/141

Egypte

5 376

66/141

Grèce

607

121/141

Inde

6 598

119/141

Indonésie

5 260

112/141

Jordanie 

1 532

19/141

Les Philippines

1 132

115/141

Malaisie

3 967

62/141

Maroc 

2 933

43/141

Portugal

3 113

69/141

Thaïlande

3 687

96/141

Tunisie

782

77/141

Source : CNUCED – World Investment Report

Annexe 02

Régime fiscal des
bénéfices réalisés à l’exportation

Pays Régime fiscal

Afrique du Sud

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
29%

Brésil

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
34%

Chine

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
33%

Chypre

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
10%

Coré du Sud
 

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
:
– 14,3% pour la tranche de bénéfices allant jusqu’à 100 millions de KRW
– 27,5% au-delà de ce montant

Egypte

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
20%

Grèce

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
25%

Inde

Exonérés 100% de l’impôt sur les sociétés
pendant une période de 5ans et 50% pendant les 5 années suivantes.
Le taux d’imposition applicable aux entreprises étrangères est 41,82%

Indonésie

 

Jordanie

Non imposables

Malaisie

Soumis à l’impôt au taux de :
– 28% pour l’année 2006
– 27% pour l’année 2007

Maroc
 

Les bénéfices provenant de l’exportation
bénéficient
– d’une exonération totale de l’impôt sur les sociétés pendant une
période de cinq ans;
– d’une réduction de 50% au-delà de cette période

Mexique

Soumis à l’impôt au taux de 28%

Portugal

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
26,5%

Thaïlande

Soumis à l’impôt sur les sociétés au taux de
30%

Annexe 3
Taux de l’impôt sur les sociétés dans les pays européens
 

Pays Anciens taux Nouveaux taux

Monténégro

9.0 9.0

Bulgarie

10.0 10.0

Chypres

10.0 10.0

Serbie

10.0 10.0

Albanie 

20.0 10.0

Bosnie Herzégovine

30.0 10.0

Irlande 

12.5 12.5

Lettonie

15.0 15.0

Lituanie

 15.0 15.0

Islande

18.0 15.0

Hongrie

16.0 16.0

Roumanie

16.00 16.0

Pologne

19.0 19.0

Slovaquie

19.0  19.0

Suisse (impôt fédéral et impôt cantonal
confondus)

20.6 19.2

Croatie

20.0 20.0

Turquie

 20.0 20.0

Estonie

22.0 21.0

République Tchèque

24.0 21.0

Slovénie

23.0 22.0

Russie 

24.0 24.0

Autriche

25.0

25.0

Portugal

25.0 25.0

Ukraine

25.0 25.0

Danemark

28.0  25.0

Grèce

29.0 25.0

Les Pays-Bas

25.5 25.5

Finlande

26.0 26.0

Norvège 

28.0 28.0

Suède

28.0 28.0

Grande-Bretagne

30.0 28.0

Allemagne

38.4 29.5

Luxembourg

29.6 29.6

Espagne

32.5 30.0

Italie

37.3 34.4

France

33.3 33.3

Belgique

34.0 34.0

Malte 

35.0 35.0