Radhi Meddeb : c’est l’économie virtuelle qui a déclenché la crise et nous n’en avons pas chez nous

«Cette crise s’explique par la dictature du court terme et
celle de la rentabilité rapide, qui ont fait complètement dévoyer le système
financier économique mondial», déclare Radhi Meddeb, PDG de Comete Engineering,
membre du Conseil supérieur de la statistique, et depuis janvier 2008,
Administrateur représentant le groupe de la Caisse d’Epargne (France) au Conseil
d’Administration de la Banque tuniso-koweïtienne.

Entretien sur une crise financière et économique décrite par beaucoup comme
étant la crise du siècle.

radhi-meddeb230.jpgWebmanagercenter : La crise déclenchée dans les milieux financiers s’attaque
désormais à l’économie réelle. Quelle explication?

Radhi Meddeb : La crise actuelle est née aux USA dans le monde de la
finance sur un segment très particulier de produits financiers très
sophistiqués. Elle a pris une telle ampleur qu’elle a débordé largement le
monde de la finance et a franchi les frontières des Etats-Unis pour
assaillir d’autres pays. Elle s’est transformée dans un premier temps en une
crise bancaire et dans un deuxième temps en une crise économique. Au-delà
des pays anglo-saxons, elle a touché des pays comme la France, l’Allemagne
ou la Belgique, dont les dirigeants n’arrêtaient pas de dire que leurs
institutions financières étaient solides, qu’elles n’étaient pas des banques
d’investissement mais commerciales et universelles.

Quelles sont tout d’abord les conséquences de cette crise sur le marché
financier ?

L’impact le plus important est l’effet du rétrécissement du crédit que
les Anglo-saxons ont baptisé le credit-crunch, ce qui signifie
l’étranglement du crédit. Les institutions bancaires ferment tout d’un coup
les robinets du crédit. Elles paniquent à tel point qu’elles ne se prêtent
même plus de l’argent entre elles. Il n’y a plus d’injection de liquidités
sur le marché ce qui peut paralyser l’économie réelle. C’est de cette
manière que la crise financière est devenue une crise bancaire pour se
transformer ensuite en une crise économique avec comme conséquence grave :
les entreprises n’ont plus accès aux crédits. Aujourd’hui les gouvernements
ne savent plus à quel saint se vouer. Quand on voit le gouvernement
français, en 48h déclarer dans un premier temps qu’il allait réserver les
excédents des collectes du livret A au financement de la PME pour déclarer
deux jours après qu’il allait se porter acquéreur de 30.000 logements pour
soutenir le secteur de la construction et du logement, il y a là comme une
contradiction. Cela veut dire qu’on est en pleine confusion, qu’on ne sait
plus quelle approche aborder pour traiter la crise et faire face à la
situation. On ne sait plus comment faire pour éviter que la crise se propage
et qu’elle n’aboutisse à un assèchement des crédits nécessaires au
fonctionnement de l’entreprise et par conséquent à la bonne marche de
l’économie.

Y’aurait-il des conséquences sur notre pays ?

Personne aujourd’hui ne peut dire que son économie est à l’abri des
effets directs ou indirects de cette crise financière d’abord, économique
ensuite. Ceci veut dire également que la Tunisie n’est pas à l’abri des
risques malgré les protections de son économie et les amortisseurs qui
l’entourent face à toute menace venant de l’extérieur. Il est vrai que notre
système bancaire reste assez peu relié au reste du monde, autocentré et
orienté essentiellement sur le financement de l’économie tunisienne. Donc,
il n’est pas directement menacé. Il est tout autant vrai que l’économie
tunisienne reste très autocentrée malgré son ouverture sur le reste du monde
et donc il y a peu de risques qu’elle soit touchée de plein fouet par la
crise. Toutefois, il faudrait tempérer ces constats, et je vois au moins
trois domaines dans lesquels l’économie tunisienne pourrait être touchée et
sur lesquels il y a lieu d’être vigilants et faire des évaluations aussi
objectives et aussi permanentes que possible.

Les risques possibles sur notre économie peuvent être les suivants :

– Le credit crunch : si les grandes banques internationales rechignent à
financer les économies tierces ou les grands projets, nous risquons d’en
ressentir les effets. Le gouverneur de la Banque centrale a déclaré lui-même
que lorsque la Tunisie est sortie sur le marché en juillet 2007, elle
pensait lever des fonds à 50 points de base, la réponse du marché a été de
75 points de base et au moment de la crise, le rating de la Tunisie est
monté jusqu’à 200 points de base, ce qui veut dire un renchérissement
certain du crédit. Le crédit devenant plus rare, les taux d’intérêt sont
revus à la hausse. Ce qui explique les recommandations de la BC au
gouvernement de ne pas sortir en 2008 et 2009 en espérant que les choses se
calment d’ici là. Donc il y a là un premier effet sur l’économie tunisienne.

– Les investissements directs étrangers que la Tunisie est en train
d’attendre. En particulier, les investissements annoncés ces dernières
années sur des mégaprojets, provenant des pays du Golfe et qui s’élèvent à
des dizaines de milliards de $. Il y a là sans aucune certitude une
possibilité que ces investissements se ralentissent, se réorientent
indépendamment de l’attractivité du pays, des avantages accordés ou du
climat de l’investissement en Tunisie. Les risques peuvent se rapporter aux
arbitrages des grands investissements internationaux, une réorientation de
leurs stratégies d’investissement dans le monde mais également ils
pourraient être en rapport avec la commercialisation potentielle des
produits de ces investissements. Ces investissements prévoient de produire
et de mettre sur le marché des dizaines de millions de m2 couverts d’ici
quelques années. Il est possible que la crise immobilière dans le monde se
répercute sur l’appétit des investisseurs traditionnels dans le domaine de
l’immobilier de continuer à investir dans un pays ou un autre indépendamment
du pays en question.

– Le risque incident des opérateurs globaux sur les activités en Tunisie.
Malgré l’auto centrage de l’économie tunisienne, il y a de plus en plus
d’opérateurs globaux qui y interviennent. Parmi ces derniers, nous pourrions
citer à titre d’exemple les grandes institutions financières qui
s’installent de plus en plus en Tunisie et qui contribuent à la
modernisation du secteur financier et bancaire. Ces grands opérateurs n’ont
pas toujours la capacité de discernement qui leur permet de faire la
différence entre un pays ou un autre. Ils ne sont pas tous logés à la même
enseigne. Je peux l’affirmer en tant qu’administrateur de la Banque
tuniso-koweitienne représentant le groupe de la Caisse d’épargne et je peux
dire que ce Groupe a une approche objective et différenciée de la situation
de chacune de ses filiales dans le monde. Il n’a d’ailleurs donné aucune
instruction pour restreindre en quoi que ce soit les investissements
octroyés aux instances tunisiennes. Ceci n’est pas une généralité, je sais
par ailleurs que de grands opérateurs financiers en Tunisie agissent en
opérateurs globaux et donc prennent des décisions au niveau de Paris ou de
leur head-quarters où qu’ils soient pour dire à la filiale tunisienne, ne
touchez plus à l’immobilier par exemple, ne faites plus de la promotion
immobilière sans discernement. Ceci est une décision stratégique qui peut
aller à l’encontre des intérêts et de la réalité économique du pays. Parce
qu’en réalité, en quoi financer le logement en Tunisie peut-il être impacté
par la crise des subprimes aux Etats-Unis ? Ca n’a aucun rapport. Le marché
tunisien offre des profils différents, ce sont des salariés qui s’endettent
sur le très long terme, qui contractent des crédits pour acheter leur
logement principal et donc nous ne sommes pas du tout dans la situation des
crédits à risques américains, des crédits spéculatifs, des crédits de
titrisation, etc. Tout cela pour expliquer que même si la situation dans le
pays ne présente pas de risques, pour certains opérateurs globaux, leur
approche globale mondiale a des conséquences sur les politiques
d’investissements et de financements partout dans le monde.

Quels risques sur l’économie tunisienne?

La crise va présenter pour la Tunisie deux effets de nature économique
pouvant agir en sens opposé. Il y a d’abord la baisse des prix des matières
premières, qu’elles soient industrielles ou agricoles. Après plus de deux
ans de hausse des prix des matières premières et d’inflation importée. Nous
assistons depuis quelques semaines à un retour à un niveau plus raisonnable
des prix du pétrole, de l’acier ou encore du blé. Il est évident que de tels
retours au calme soulagent la pression sur la balance commerciale, dégagent
des ressources, combien utiles de la balance des paiements, réduisent le
déficit de la caisse de compensation et redonnent à l’Etat de précieuses
marges de manœuvre. La dessus, nous serions tentés de nous écrier Vive la
crise !

Le second effet économique de la crise est la récession qui va frapper un
certain nombre de partenaires commerciaux occidentaux de la Tunisie et ceci
est déjà déclaré, même si, pas encore totalement assumé par nos partenaire
traditionnels mais il y a un mois, il était blasphématoire de parler de
récession en Europe, aujourd’hui les autorités admettent dans leurs
projections financières une diminution du PIB sur le quatrième trimestre
2008 et sur le premier trimestre 2009. Les chiffres annoncés aujourd’hui
sont optimistes, la réalité risque d’être plus sévère. Mais c’est le rôle
des politiques de ne pas effrayer les populations. En Europe, on révisera
probablement la croissance à la baisse de manière répétitive au cours des
prochains mois et ceci peut avoir des incidences sur nous également,
puisqu’il s’agit de nos marchés traditionnels d’exportations. Notre modèle
de croissance basé sur les exportations peut être légèrement perturbé par
cette régression européenne. Dans certains secteurs, la crise pourrait être
une aubaine pour la Tunisie. En contraignant les opérateurs européens à une
compétitivité accrue, elle pourrait accélérer des mouvements d’offshoring,
pour lesquels la Tunisie présente de plus en plus d’avantages compétitifs.

Pourquoi une telle débâcle, comment est ce que personne ne s’en est rendu
compte ?

Cette crise a montré que les intervenants censés surveiller le marché
financier n’ont pas assumé le rôle qui leur est assigné. Les agences de
notation ont failli puisqu’elles n’ont pas été en mesure d’identifier les
risques que recelaient les portefeuilles de grandes institutions
financières. Les commissaires au compte des grandes entreprises ont failli
également puisqu’ils n’ont pas été en mesure de déceler les risques portés
par leurs clients. Les autorités de contrôle monétaire et financier dans
différents grands pays qu’ils s’appellent ‘‘Federal reserve’’, Security
Exchange Commission aux Etats-Unis ou encore Banque centrale européenne, qui
s’appellent la Banque des Règlements internationaux, ou Fonds monétaire
international. Toutes ces institutions ont failli puisqu’aucune d’elles n’a
été capable de déceler, de prévenir ou de dénoncer les risques majeurs sur
la finance mondiale, sur le secteur bancaire ou encore sur l’économie
réelle. Donc à partir du moment où personne assumé son rôle, tous les
intervenants ont perdu confiance et personne ne veut plus prêter à personne.

Cette faillite du système financier américain entraînerait-elle, selon
vous, une remise des principes fondamentaux du capitalisme ?

Il n’y a pas de remise en cause fondamentale du modèle capitaliste. Le
modèle a été dévoyé et c’est cela qui est remis en cause. Dans un discours
récent, Nicholas Sarkozy fustige non pas le capitalisme entrepreneurial,
c’est le capitalisme financier qui s’est coupé de l’économie réelle pour se
dévoyer dans les méandres de la sphère virtuelle et des produits dérivés
sans connexion aucune avec ce pourquoi tous les produits ont été créés.
Aujourd’hui, les transactions financières dans le monde, sont 500 et 1000
fois plus importantes que les transactions commerciales. Nous sommes donc
dans une économie virtuelle. Tout le monde reconnaît que la flambée des prix
du pétrole des derniers mois est en large partie portée par la spéculation.
Elle ne correspondait pas à une diminution de la disponibilité de la matière
première sur le marché. Cet été, Chakib Khlil, ministre algérien de l’Energie,
déclarait que d’après ses estimations, 30 à 40% du prix du pétrole était
imputable à la spéculation. Le prix réel ne devait donc pas se situer
au-delà de 60 à 70% du prix affiché sur le marché.

On a créé des produits hypothétiques virtuels pour permettre aux
entreprises de courir certains risques qu’elles ne pouvaient assumer. Des
produits qui, théoriquement, devaient permettre à certaines compagnies
aériennes d’acheter leur kérosène à un prix connu d’avance, de vendre les
produits des exportations en devises de certaines entreprises exportatrices
à terme à un coût déterminé d’avance. Ces produits, ces produits financiers
sont utilisés à des fins totalement spéculatives. Et là c’est l’absence de
modalités de contrôle à l’échelle mondiale qui a permis ce dérapage. Il est
heureux que, dans notre pays, nous nous situons loin de cette économie
fictive, nous sommes totalement dans l’économie réelle. Cette crise ne
devrait pas non plus remettre en cause nos choix concernant la
libéralisation financière, nous devons même, de mon point de vue, aller un
peu plus vite. Notre secteur financier se porte moins bien qu’il ne devrait
l’être et ceci probablement parce qu’il n’est pas soumis à suffisamment de
concurrence, à suffisamment de libéralisation et de compétition. Je pense
que la crise actuelle n’aura pas de répercussions sur la marche des affaires
financières en Tunisie et devrait pouvoir pousser à l’accélération des
réformes et la libéralisation du secteur financier dans notre pays.

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