3ème Partie : Un bon dirigeant ne prend pas de décisions stratégiques

Par : Autres


Un bon
dirigeant ne prend pas de décisions stratégiques

EDWARD WRAPP –

(Suite)

Cet article a été publié pour la première fois dans Harvard Business
Review en octobre 1967. Il reste un grand classique, résistant à
l’épreuve du temps. Il a fait l’objet de nombreuses rééditions.

Edward Wrapp expose dans un commentaire rétrospectif comment appliquer
ses théories en pratique et énonce les raisons pour lesquelles les
dirigeants – même ceux qui ont essayé de suivre ses préceptes de
direction – ont échoué.

 


L’exploitation du changement
. Le bon dirigeant ne travaille efficacement
que dans un contexte de changement continu. Un dessinateur de dessin
humoristique de Saturday Review avait bien compris cette idée en
représentant un cadre assis derrière un énorme bureau, demandant à sa
secrétaire de « lui donner quelque chose à faire parce qu’il tournait en
rond ». Ce n’est qu’avec de nombreux changements que le dirigeant découvre
de nouvelles possibilités de combinaisons qui ouvrent aux couloirs
d’indifférence relative. Essayant de transformer la proposition ou l’idée en
quelque chose d’utile stimule la créativité. Il évitera de faire d’un
changement stratégique une façon de vivre dans l’organisation et révisera
constamment la stratégie, même quand les résultats sont satisfaisants.

 

Charles Lindblom
a écrit un article au titre séduisant : « The Science of Muddling Through »

(La science du système D). Il décrit ce qu’il appelle la

méthode globale rationnelle
de la prise de
décision. La personne qui prend des décisions avance par étape, pour chaque
problème ; elle recueille des données complètes, les analyse en profondeur,
étudie les divers choix possibles, en tenant compte, chaque fois, des
risques et des conséquences, et, enfin, formule une directive précise.
Lindblom réfute cette méthode au profit de ce qu’il appelle des
comparaisons limitées
. Selon lui, une personne doit comparer les choix
qui lui sont offerts, avant de prendre une décision, afin de savoir quelle
est la solution la plus appropriée pour atteindre les objectifs fixés. Cette
méthode relevant plus d’un procédé aléatoire que rationnel, il conçoit le
dirigeant comme un esprit brouillon, mais ayant un but.

 

Igor Ansoff
adopte, dans un ouvrage intitulé Corporate Strategy (la Stratégie
de groupe
), une théorie similaire, qu’il appelle l’approche en
cascade
. Il pense que les règles de décision possibles sont formulées
grossièrement, puis s’affinent successivement en plusieurs étapes, à mesure
qu’une solution se dégage. Ce processus donne l’impression de résoudre
plusieurs fois le même problème, mais il donne des éléments de réponse de
plus en plus précis.

 

Lindblom
et Ansoff nous font toucher du doigt la façon de penser des
dirigeants. Ce processus n’est pas purement abstrait ; le dirigeant cherche,
en fait, le moyen de réunir dans un même schéma les milliers d’incidents qui
forment la vie quotidienne d’une société en expansion.

 

Des images
contrastées
. Il est intéressant de noter dans les écrits de plusieurs
étudiants en management l’émergence du concept suivant : la tâche principale
d’un dirigeant consiste à maintenir des conditions d’exploitation qui
permettent le fonctionnement efficace des divers systèmes de prise de
décision plutôt qu’à prendre des décisions. Les partisans de cette théorie
me paraissent négliger les changements d’orientation subtils que le
dirigeant peut engager. Il ne peut proposer une structure, ou dégager un
but, à partir des jugements de ses subordonnés s’il ne fait qu’entériner
leurs décisions. Il doit soupeser les questions et prendre sa propre
décision.

 

Richard M. Cyert
et James G. March prétendent que, dans la pratique, les dirigeants ne
prennent pas en considération toutes les possibilités ; leur recherche cesse
quand ils ont trouvé une solution satisfaisante. Les bons dirigeants que
j’ai étudiés. ne faisaient pas preuve d’une réflexion si bornée. Ils ne
pourraient imaginer toutes les combinaisons d’idées qui caractérisent leur
travail s’ils n’examinaient pas, dans tous les sens, de très nombreuses
possibilités.

 

De nombreux
articles parlant de cadres qui réussissent les dépeignent comme de grands
penseurs, assis derrière leur bureau, qui mettent au point des plans pour
leur société. Ceux que j’ai vus ne procèdent pas ainsi. Au lieu d’élaborer
un arbre de décision adulte, ils commencent avec une brindille, la font
pousser, et ne se placent sur les branches qu’après avoir contrôlé qu’elles
ne céderaient pas sous le poids.

 

Pour moi, le
directeur général se situe au coeur d’un courant continu de problèmes
d’exploitation. Son organisation lui soumet de nombreuses propositions
visant à régler des problèmes. Certaines se présentent sous la forme de
rapports formels, volumineux et bien documentés. D’autres ressemblent aux
visites fugitives d’un subordonné pris d’une subite inspiration pendant la
pause-café. Sachant combien des phrases telles que : « C’est un problème
financier », ou « C’est un problème de communication », sont dénuées de
sens, le dirigeant ne se sent pas contraint de classer ses problèmes. Un
problème qui défie toute classification ne le laisse nullement consterné.
Gary Steiner disait, dans un de ses discours: « Il est d’une grande
tolérance pour l’ambiguïté ».

 

Le dirigeant
confrontera toute proposition à au moins trois critères.


La proposition complète, ou, ce qui est le plus souvent le cas, certains
éléments de cette proposition, orientent-ils l’organisation vers les
objectifs qu’il s’est fixés ?


Quel accueil les groupes et les sous-groupes de l’organisation
réserveront-ils à cette proposition partielle ou totale ? Où l’opposition
sera- t-elle la plus forte, quel groupe sera le plus partisan, et quel autre
neutre ou indifférent ?

□ Quel lien
existe t-il entre la proposition et des programmes déjà en cours ou d’autres
propositions ? Peut-on intégrer certains éléments de cette proposition à un
programme en cours ? Peut-on les combiner à d’autres propositions qui
pourraient être mises en oeuvre dans l’organisation ?

 

L’élaboration d’une décision. Voici un autre exemple du travail d’un
dirigeant. Je vais décrire, ici, les événements qui ont décidé le président
d’une société mère à tenter de fusionner deux de ses services. Je
l’appellerai M. Brown. Un jour, le dirigeant de la Division A vint lui
proposer d’acquérir pour sa division une certaine société. Le fondateur et
président de celle ci, que je baptiserai M. Johansson, détenait un record
d’inventions de nouveaux produits, mais les résultats financiers de sa
société étaient moins brillants. Le prix de vente qu’il proposait était
élevé, en comparaison des résultats.

 

Ce n’est que quand Brown commença de réfléchir au fait que johansson
pourrait donner un nouvel essor avec des produits nouveaux dans le service A
que le coût parut peut être justifié. Brown n’avait pas réussi plusieurs
années, à faire comprendre dirigeant de cette division qu’il fallait
remplacer certains produits en récession sur le marché par de nouveaux
produits.

 

Puis, il lui vint l’idée que johansson pourrait inventer, non seulement pour
le service A, mais aussi pour le service B. Au fil des années, plusieurs
changements fondamentaux, mais progressifs, dans le marketing avaient eu
lieu, menant à la conclusion que les considérations de marketing qui avaient
conduit à l’instauration de services séparés n’avaient plus cours. Pourquoi
la société devrait-elle donc continuer à supporter les doubles frais
généraux des deux services ?

 

En soupesant toutes ces questions, Brown en vint à la conclusion qu’en
fusionnant deux services il pourrait aussi répartir différemment les

responsabilités au sein du groupe de direction, de façon à les renforcer
globalement. Si l’on nous demandait d’évaluer les capacités de Brown, quelle
serait
notre réponse ? Faisant abstraction du fait que les informations sont trop
sommaires, aurions peut-être tendance à critiquer Brown. Pourquoi n’a-t-il pas
identifié les changements du marché au cours de sa révision continue de la position
de la société ? Pourquoi n’a-t-il pas insisté sur la question de la mise au
point de
nouveaux produits quand le dirigeant du service ne s’en préoccupait pas ? De
telles critiques reflètent la méthode globale rationnelle de la prise de décision.

 

Mais, quand j’analyse les méandres réflexion de Brown, une
caractéristique se
dégage. Il a sans cesse cherché les possibilités de la proposition d’origine
qu’il pouvait façonner, les possibilités qui résistaient à la confrontation des trois
critères mentionnés auparavant. Dans mon livre, Brown serait un dirigeant extrêmement
compétent.

 

Conclusion

En résumé, un
dirigeant possède qualités importantes. Il sait  :


garder à sa
portée de nombreuses filières d’information
.
Personne ne remettra en question le fait qu’un système permettant prévenu
d’avance, et fournissant divers points de vue sur une question, est tout à
fait désirable. Cependant, rares sont les dirigeants qui savent pratiquer
cet art, et les livres de management ne nous donnent guère d’informations
sur les techniques à utiliser en pratique ;


se
concentrer sur un nombre limité de questions significatives
.
Peu importe le talent du dirigeant à concentrer son énergie et ses qualités,
il lui faudra inévitablement en consacrer à des obligations sans importance.
Diriger activement une organisation exige un engagement personnel important
qui s’accompagne de nombreuses activités ayant très peu d’effet sur la
stratégie du groupe, mais prenant du temps. Par conséquent, cette deuxième
qualité, sans doute la plus logique des cinq, n’est en aucune façon la plus
facile à exercer ,



identifier les couloirs d’indifférence relative
.
Faut-il en déduire qu’un bon dirigeant n’a aucune idée personnelle, qu’il
attend que son organisation propose des solutions, qu’il n’use jamais de son
autorité pour imposer une proposition à l’organisation ? Je ne suggère pas
de telles conclusions, mais plutôt qu’une bonne organisation ne supportera
une direction venant du haut que jusqu’à un certain point. Le bon dirigeant,
par conséquent, excelle dans l’art de sentir jusqu’où il peut aller;


donner une
orientation à l’organisation avec des objectifs sans limites fixes
.
Il convient de rappeler que je parle de la direction à un haut niveau. A des
niveaux inférieurs, on devrait encourager les directeurs à consigner leurs
objectifs par écrit, ne serait ce que pour s’assurer qu’ils vont dans le
même sens que la stratégie au niveau du groupe;



repérer les possibilités et les liens dans le flot des problèmes et des
décisions opérationnelles
.
De crainte que l’on ne conclue de cette qualité qu’un bon dirigeant
improvise plus qu’il ne planifie, j’insiste sur le fait qu’il élabore
lui-même des plans, et qu’il encourage ce type d’action ses subordonnés. Il
est intéressant de remarquer, cependant, que des planificateurs
professionnels peuvent être agacés par le comportement d’un bon dirigeant.
La plupart lui reprochent son manque de vision. Ils mettent au point un plan
principal qu président (ou un autre dirigeant) semble ignorer, ou auquel il
semble concéder un intérêt minimal en en prélevant des fragments qu’il
mettra en application. Ils semblent penser que la portée d’un bon plan
principal est évidente pour tous et sa mise en oeuvre automatique. Mais le
dirigeant sait que même si le plan est sain et imaginatif, le travail ne
fait que commencer. La tâche longue et difficile de mise en oeuvre dépend de
ses qualités et non de celles du planificateur.

 

Si cette analyse
de la façon de penser et de diriger est juste, elle devrait nous aider à
mieux percevoir un certain nombre de problèmes. La communauté économique et
financière attache de plus en plus d’importance à la façon dont est dirigée
une entreprise. Jusqu’ici, les analystes s’intéressaient principalement aux
résultats ou au rendement plutôt qu’aux qualités de la direction. Mais le
rendement à court terme est influencé positivement et négativement par de
nombreuses variables ; et il est dangereux de se fonder sur cet élément pour
prévoir les retombées futures de la direction d’une entreprise. Évaluer les
cinq qualités déjà évoquées chez les dirigeants clefs d’une société permet
d’estimer l’envergure de l’encadrement. Le dirigeant qui crée sa propre
entreprise et l’homme qui gravit les échelons dans une grosse société ont
besoin, essentiellement, des mêmes capacités pour réussir.

 

Pourquoi, dans
la folie actuelle de fusions et de ventes, une direction préfère t elle,
ordinairement, racheter une société, plutôt que de mettre au point un
nouveau produit et mettre en place une organisation pour le fabriquer et le
vendre ? Une des raisons est la façon dont un directeur général pense et
agit. Il lui est difficile de rester assis et d’émettre des spéculations sur
l’avenir, alors qu’il met au point, avec ses collaborateurs, un plan pour
l’exploitation d’un nouveau produit.  Il se sent plus à l’aise quand il
se préoccupe d’une question en cours, même s’il anticipe qu’il héritera de
nombreuses choses indésirables. Il trouve, dans le traitement quotidien
d’une question en cours, matière à manoeuvrer et à concevoir.

 

Un dirigeant
échappe rarement, dans n’importe quelle affaire, à la douloureuse
responsabilité d’identifier les hommes ayant des capacités de dirigeant, et
de mettre au point des méthodes les préparant à des responsabilités plus
grandes. Quelques directeurs hiérarchiques ou directeurs du personnel font
totalement confiance aux dispositifs et aux modèles qu’ils utilisent
aujourd’hui. Les cinq qualités permettent de poser un ensemble de questions
supplémentaires sur les méthodes d’évaluation de la direction, les usages
concernant la rotation des postes, le travail sur le tas, et les programmes
de perfectionnement des cadres au sein de l’entreprise.

 

Un groupe de
dirigeants distingués ignore les implications de ces cinq qualités avec une
régularité inquiétante. Il s’agit des présidents des groupes qui offrent des
promotions aux bons dirigeants des filiales en leur proposant des postes à
la direction du personnel au niveau de la maison mère. Ce phénomène
périodique jette t il un doute sur la validité de ma théorie ? Je ne pense
pas. Au contraire, les résultats de telles actions sont des preuves venant à
l’appui de ma démonstration. Dans la pratique, les directeurs hiérarchiques
ainsi promus finissent leurs jours sur des voies de garage, à l’écart
jusqu’à la fin de leur carrière. Écartés du mouvement des opérations,
environnement que je prétends être essentiel à leur succès, bon nombre
d’entre eux dépéris sent dans leurs fonctions à statut élevé et ne
deviennent jamais efficaces.

 

 

(Source : HARVARD – L’EXPANSION )


Tunisie :
12- 02 – 2005 à 14:00

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