Les historiens prédisent par hasard

Par : Autres

Les historiens prédisent
par hasard


17.jpg«Il n’y aura pas de
troisième guerre mondiale. Les Etats Unis et la Russie arriveront à une
entente ou une alliance, mais trop tard pour que les deux pays puissent
gouverner le monde. Il y aura une période d’anarchie universelle, je veux
dire de désastres locaux, vingt années de troubles, d’indécision, de
désagréments de toutes sortes». Cette analyse étonnante qui date de juillet
1971 (1) revient à l’historien britannique Arnold Toynbee, alors âgé de 82
ans. Les historiens seraient ils les mieux armés pour faire de la
prospective ? Rien n’est moins sûr, à en croire l’un d’eux, Emmanuel Leroy
Ladurie. « C’est vrai que les historiens arrivent parfois à de remarquables
prévisions. Mais par hasard, ou par un génie propre.»


Illustration du propos : «Prenons l’état de décomposition actuelle de
l’URSS. Il a été prévu par très peu de personnes : le dissident russe
Amalrik, dans son livre ‘’L’URSS survivra t elle en 1984 ?, et mon élève
Emmanuel Todd avec la chute finale”. Dans ce cas, il s’agissait du livre
d’un jeune homme de 22 ans qui n’était pas kremlinologue !


Premier constat : l’amateur peut avoir raison avant et parfois contre le
spécialiste. Second constat : la prospective est “à géométrie variable”. Ce
qui peut se révéler vrai demain ne le sera pas nécessairement après demain.
Quand Tocqueville prédisait que la Russie et l’Amérique dirigeraient le
monde, il avait raison pour la période 1945 1985. Aujourd’hui, c’est moins
vrai. Pour la Russie, en tout cas».

Emmanuel Leroy Ladurie estime que l’historien a autant de légitimité qu’un
prospectiviste, dont c’est la profession, pour échafauder des scénarios. «
Mon maître, Fernand Braudel, voyait dans l’Histoire non seulement une
discipline relative au passé, mais également une science sociale à dignité
particulière qui, à partir du passé, s’efforçait de dé chiffrer le présent,
voire, autant qu’on le puisse, prévenir l’avenir». Fort de ce soutien
éminent, mais aussi comme “citoyen, fonctionnaire, que l’avenir concerne”,
le spécialiste du XVlle siècle a donc accepté de diriger le rapport du
secrétariat d’État au Plan consacré à l’avenir de l’identité française,
rédigé en 1989 (2). Dans la préface de ce document, il compare les
mouvements démocratiques de l’Europe de l’Est à ceux de la période
1789-1880, il rapproche la Russie de Gorbatchev de celle d’Alexandre II qui
a aboli le servage, il constate que le président de l’Union succède à
Brejnev comme Khrouchtchev relaie Staline ou même Philippe d’Orléans, Louis
XIV.

Question: l’historien n’est il pas condamné aux analogies? «L’analogie ne
nous permet pas de dire ce qui va se passer exactement dans un an ou deux,
du moins en première analyse, mais elle est un bon instrument pour réfléchir
au présent. Dans notre rapport, nous n’avons ni prédit le putsch soviétique
ni la percée d’Eltsine, parce que nous ne sommes pas des prophètes. Mais
nous ne nous sommes pas trompés, cela va de soi, sur la poussée démocratique
qui gagnait l’Est. Nous avions également analysé la fermeture et le rejet
professés par une partie de l’Islam ; cependant nous n’avions pas prévu la
guerre avec l’Irak!
Ce qui n’empêche pas que notre proposition générale sur l’Islam reste
valable. Je crois que c’est en gros ce qu’on peut attendre de la
prospective. Elle a souvent un caractère quelque peu général.»


«On peut extrapoler sans grand risque à partir de tendances lourdes l’exode
rural en France se poursuivra ; les taux de natalité, comme de fécondité,
resteront bas, etc.» Sous réserve, bien sûr, d’événements inattendus «comme
le Sida, qui ne pouvait être prévu». De la même façon, «prédire une crise
économique ne coûte pas grand chose, puisqu’elle se produira tôt ou tard. Ce
qui n’empêche que pratiquement personne n’avait anticipé celle de 1973.»


Mais les prédictions qui se sont révélées rétrospectivement les plus
extraordinaires requièrent ce qu’Emmanuel Leroy Ladurie qualifie de «génie
propre», faute d’autre explication. « Quand Tocqueville, sous Louis
Philippe, prédisait que les grandes puissances du XXe siècle seraient les
Etats unis et la Russie, avec une netteté qui lui faisait honneur, il se
bornait, intelligemment, à prolonger des courbes démographiques. En
revanche, quand il armait que la marche vers la démocratie était
inéluctable, il montrait une intuition extraordinaire. Il n’était pas pour
autant en mesure d’expliquer ce mouvement. Il invoquait d’ailleurs la
Providence… faute de mieux ?»

EMMANUEL HECHT


(1) L’hebdomadaire Valeurs Actuelles
(12 août 1991) a eu l’heureuse idée de republier cet entretien de juillet
1971 entre Arnold Toynbee et Vintila Horia.
(2) Entrer dans le XXI° siècle, co publié par la Documentation
française et la Découverte.

 

Source :
Science et Vie ” ECONOMIE ” –
Octobre 1991

 

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