Il y a quelques années, Jelel Ezzine, à l’époque directeur de la Coopération internationale au ministère de l’Enseignement supérieur, appelait le leadership tunisien à réfléchir en dehors des chemins battus (think out of the box). Il aurait fallu le faire depuis un bail pour que le soulèvement du 14 janvier (révolution pour beaucoup) ne soit pas récupéré par des pseudo-élites qui n’ont pas réussi à ce jour à assurer une transition socioéconomique et politique digne d’une Tunisie racée et civilisée. Une Tunisie qui a beaucoup investi durant l’ère Bourguiba dans l’éducation.

Avons-nous réussi le pari de la projeter dans les pays développés où l’économie du savoir occupe une place prépondérante? Peut mieux faire, rétorque Jelel Ezzine qui a repris aujourd’hui son poste de professeur à l’ENIT (Ecole nationale d’ingénieurs de Tunis) et a créé «TAASTI» (Tunisian Association for the Advancement of Science, Technology and Innovation).

«Actionner la matière grise», c’est ce à quoi tend cet éminent universitaire qui a conjugué l’expérience et l’expertise de l’enseignant à celle du décideur au sein de l’Administration publique et de l’activiste dans la société civile. 

WMC : L’association que vous avez créée, avec des membres qui sont des étudiants et chercheurs, est-elle censée être un acteur efficace dans la transformation de la recherche scientifique et universitaire aujourd’hui?

Jelel Ezzine : Notre association a été baptisée «TAASTI» -pour Tunisian Association for the Advancement of Science, Technology and Innovation. Elle met modestement la première pierre dans un édifice qui se veut un début de solution pour les problématiques liées aux politiques publiques scientifiques, technologiques et de l’innovation.

Cette association aspire à actionner la matière grise tunisienne en général et celle des jeunes en particulier, afin que la science, la technologie et l’innovation jouent un rôle fondamental dans le décollage de la Tunisie et l’amélioration du bien-être de tous les Tunisiens. Mais dans un premier temps et au-delà du rassemblement des experts, des citoyens et surtout des jeunes, nous avons aussi voulu répondre à un besoin fondamental et pressant qui est l’absence quasi-totale, dans l’administration publique au plus haut niveau, d’experts dans les politiques publiques en question.

Qu’est-ce qui vous permet de le certifier avec autant de certitude?

Il faut dire que j’ai une expérience à peu près de 10 ans dans l’Administration tunisienne. J’ai passé quelques années à gérer les unités de recherche universitaires, puis j’ai eu la chance et l’honneur d’être l’architecte des écoles doctorales en Tunisie. J’ai été ensuite désigné à la tête de la Direction générale de la coopération internationale au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.

«La raison en est qu’il nous est impossible d’appréhender des complexités sociopolitiques avec des outils simplistes».

Cette expérience m’a permis d’établir un diagnostic de terrain et donc réaliste qui reste tout aussi valable aujourd’hui. Le manque d’expertise dans la conception des politiques publiques et le désarroi que nous vivons aujourd’hui sur la scène politique tunisienne sont quelque part les résultantes de ce manque de savoir-faire. La raison en est qu’il nous est impossible d’appréhender des complexités sociopolitiques avec des outils simplistes. Aujourd’hui, dans un monde qui avance à la vitesse grand V et où les évènements s’enchaînent les uns après les autres, il faut se doter d’un savoir-faire, qui nous permet non seulement d’intégrer la complexité interne de notre société mais encore tout ce qui est couplage avec le monde extérieur qui a certainement un grand impact sur notre situation et notre réalité.

Quand je vous entends parler, vous me donnez l’impression que la Tunisie n’a jamais produit, depuis l’indépendance, d’experts ou de compétences, dans les politiques publiques. Quand je vous entends parler d’une révolution que beaucoup expliquent ou justifient par les limites du modèle de développement entrepris pendant des décennies, qu’on a remis en cause de bout en bout, je suis consternée. Est-ce que tous ces centraliens, toutes ces compétences, tous ces experts qui ont présidé à la destinée de notre pays, dirigé nos ministères et nos administrations ont tous échoué et n’ont pas compris la véritable problématique de la Tunisie?

Effectivement, il ne faut pas essayer de répondre d’une façon hâtive à la situation actuelle, sans avoir un recul rigoureux vis-à-vis de la gouvernance tunisienne depuis l’indépendance. Une gouvernance adossée surtout à des plans quinquennaux demeure l’outil principal si ce n’est l’unique adopté par le gouvernement pour ses projets de développement.

Il faut reconnaître que nous avons atteint un niveau respectable de développement mais ces plans quinquennaux ne pouvaient suffire et nous ne pouvons en aucun cas gérer une société seulement avec ces instruments. Un plan quinquennal doit répondre à une stratégie supposée elle-même répondre à une vision de développement et un engagement politique économique et social pour faire évoluer le pays vers un objectif et une vision collectifs. Par conséquent, ces plans restent simplistes, surtout en l’absence de ces stratégies.

«… ces plans quinquennaux ont réussi d’une façon très convenable à faire développer le pays, ils ne l’ont pas projeté dans une dynamique avant-gardiste, qu’il s’agisse d’économie, de sciences humaines ou d’innovation…»

Il faut reconnaître que bien que ces plans quinquennaux ont réussi d’une façon très convenable à faire développer le pays, ils ne l’ont pas projeté dans une dynamique avant-gardiste, qu’il s’agisse d’économie, de sciences humaines ou d’innovation et de recherche.

Si je compare cette dynamique de gouvernance et de politique de développement avec celle de la Corée du Sud, il faut bien avouer que nous avons en quelque sorte failli. Dans les années 60, la Corée du Sud était dans une situation similaire si ce n’est moins favorable que la nôtre, pourtant ce pays a réussi son décollage et figure aujourd’hui parmi les pays développés. Ceci prouve qu’en Tunisie les outils de gouvernance et de politiques publiques utilisés par les leaders de la post-indépendance étaient inadéquats. La persistance de ces défis et leur amplification, surtout après la révolution, montrent que la Tunisie n’a pas su gérer la chose publique, socioéconomique et politique comme il se doit.

Je dois quand même vous rappeler que ces plans quinquennaux permettaient aux bailleurs de fonds d’avoir une visibilité sur les lendemains de la Tunisie. Aujourd’hui ces mêmes bailleurs de fonds nous disent, à nous journalistes, qu’il n’y a plus de visibilité en Tunisie et qu’ils ne peuvent plus faire confiance au système de gouvernance actuel…

Il est vrai que les plans quinquennaux ont permis à la Tunisie d’atteindre un niveau de développement relativement acceptable. Mais j’insiste toujours en disant que, en comparaison avec les autres pays qui étaient dans la même situation que la Tunisie et qui nous ont devancés et de loin, les plans quinquennaux ont démontré leurs limites. Et de toutes les manières, pouvons-nous comparer la dynamique post-56 à celle d’aujourd’hui? Parce que le contexte des années 60 était différent et les projets réalisés étaient relativement en adéquation avec le contexte prévalant.

«… la Tunisie est le pays qui publie le plus de recherches et d’études quand on normalise le nombre de publications par le PIB».

Nos prédécesseurs ont construit une base favorable pour lancer la Tunisie sur un chemin de développement adéquat. J’estime toutefois que ces fondements n’ont pas évolué convenablement pour accompagner le développement du pays. Un exemple très frappant est celui de la recherche scientifique. Bien sûr que nous autres Tunisiens, même si nous n’avons pas le savoir-faire nécessaire pour concevoir des politiques conséquentes comme c’est le cas dans les pays développés tels les USA ou la Grande-Bretagne, nous avons quand même promulgué en 1996 une loi sur la recherche scientifique. Cette loi, très simple, tuniso-tunisienne, a donné des résultats magnifiques. Aujourd’hui, la Tunisie est le pays qui publie le plus de recherches et d’études quand on normalise le nombre de publications par le PIB. Ce qui est extraordinaire est que nous sommes capables de faire des merveilles malgré un manque de moyens flagrant.

En fait, la question ne se pose pas en termes de moyens financiers mais de savoir-faire. La loi qui a été promulguée en 96 a structuré la recherche scientifique et a identifié les chercheurs tunisiens et, par conséquent, elle a mis en exergue la force de frappe de la Recherche & Développement tunisiens et a permis un décollage exponentiel en termes de publications. Malheureusement, après 20 ans, cette loi reste la même. Elle n’a jamais été révisée, jamais retouchée pour bâtir davantage sur ses acquis. Par conséquent, nous sommes en retard de 10 ans ne serait-ce que dans ce secteur de recherche scientifique qui est très spécifique. La nécessité de la modification de cette loi est quasi-évidente. Il fallait seulement le faire il y a 10 ans au moins, passer à l’étape supérieure, et donner à la Tunisie un nouveau souffle, bien sûr avec d’autres politiques complémentaires pour éviter l’enlisement actuel.

La révision de pareilles lois devrait-elle aller dans le sens de tisser des liens encore plus solides entre recherches scientifiques et activités économiques novatrices et pionnières? Il y a une rupture entre la recherche scientifique et l’industrie, et tout ce qui concerne le développement économique dans le pays. A un certain moment, on parlait de laboratoires de recherche dans les universités avec l’appui des entreprises et de l’Etat.

Il y a un système qu’on appelle système national d’innovation qu’il faut décortiquer. Il faut bien le comprendre et s’arrêter sur ses points faibles et ses points forts. Aujourd’hui, malheureusement quand nous voyons cette succession rapide, depuis la révolution, de gouvernements et de ministres d’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique sans accorder de l’importance à la recherche, et quand nous voyons que c’est seulement dans le gouvernement actuel qu’on a fait revenir le poste de secrétaire d’Etat à la Recherche scientifique, nous sommes révoltés. Avec tous mes respects aux universitaires accomplis qui ont dirigé et géré des départements aussi importants dans l’Etat tunisien, je pense que s’ils n’ont pas une connaissance du contexte national et une expérience du terrain, nous ne pouvons exiger d’eux qu’ils avancent au risque ambitionné.

Avez-vous été l’un des acteurs du système LMD?

Nous avions cru bien faire en allant au système LMD, et de toutes les manières, il fallait standardiser nos normes comme stipulé dans le processus de Bologne. Un processus de rapprochement des systèmes d’enseignement supérieur amorcé en 1999 et qui concernait en premier l’Europe pour être un espace compétitif de l’économie de la connaissance à l’ère de la mondialisation. L’Europe étant notre principal partenaire, nous étions amenés à adapter nos normes d’enseignement aux siennes. Mais aujourd’hui, nous sommes devant un problème que je désignerais par la quadrature du cercle. Ce que nous avons fait dans le système LMD est du forcing. C’est une greffe qui a mal tourné parce qu’adossée à l’ancien système.

«aujourd’hui, nous sommes devant un problème que je désignerais par la quadrature du cercle. Ce que nous avons fait dans le système LMD est du forcing»

Aujourd’hui, il y a beaucoup de tension dans les institutions de l’enseignement supérieur. Des étudiants qui souffrent d’un mal-être et qui s’expriment en faisant la grève. Je pense que ce malaise provient d’une mauvaise application du système LMD conjuguée à un manque d’efforts de la part de nos universitaires et de nos institutions pour comprendre ce système et l’appliquer comme il se doit et finir avec cette situation qui a trop duré.

Où se situent les manquements ou les carences?

Je vais vous donner deux ou trois éléments clés de cette réforme LMD. La première chose est que la raison d’être du LMD est en premier lieu la mobilité des étudiants. Et qui dit mobilité dans le sens du processus de Bologne, dit mobilité au niveau des universités ainsi qu’au niveau des pays. Aujourd’hui, nous ne sommes même pas capables d’avoir une mobilité entre les différentes institutions d’une même université, ce qui est paradoxal! Cela nous coûte énormément d’argent et un surplus de charges administratives. Dans ce marasme institutionnel, qui est le grand perdant? C’est l’étudiant et par conséquent la société.

«Vous voyez cette quadrature du cercle? Nous avons gardé l’ancien système avec un habillage soi-disant LMD».

Le deuxième élément est que le LMD est basé sur le système des crédits. Un étudiant dans une spécialité donnée doit suivre un cursus composé d’un certain nombre de crédits afin d’obtenir un diplôme. Par conséquent, la notion de durée des études en année universitaire n’existe plus parce qu’elle n’a plus aucun sens dans ce système. De même, les conseils de classe n’ont plus de sens dans le système LMD. Vous voyez cette quadrature du cercle? Nous avons gardé l’ancien système avec un habillage soi-disant LMD.

«De plus, en dehors des passages de grade, les professeurs universitaires pratiquent leur profession sans aucune évaluation pédagogique».

Le troisième point, et là je fais mon mea culpa comme universitaire. Le professeur universitaire est livré à lui-même en particulier dans sa tâche pédagogique. Il est à reconnaître que les jeunes enseignants chercheurs ne bénéficient pas de formation pédagogique et par conséquent sont appelés à apprendre en faisant. De plus, en dehors des passages de grade, les professeurs universitaires pratiquent leur profession sans aucune évaluation pédagogique. De ce fait, ceux qui bossent, ceux qui donnent le meilleur d’eux-mêmes pour être des universitaires productifs et qui répondent aux besoins de l’institution, de l’étudiant et de la société, sont traités de la même manière que ceux qui viennent assurer leurs charges sans plus.

Il est à rappeler que l’évaluation pédagogique par les pairs et par les étudiants est une pratique courante dans les établissements universitaires les plus prestigieux.

Quelles sont les garde-fous, d’après vous?

Encore une fois, nous n’inventerons rien. Il y a des solutions applicables partout dans le monde et qui sont très convenables. Concernant la mobilité des étudiants, ceci exige l’autonomie réelle des universités ainsi que leur restructuration fonctionnelle en particulier en les dotant d’un système d’inscription centralisé. Pour ce qui est du deuxième point, il est urgent d’asseoir viablement la réforme LMD. Enfin, et pour le troisième point, comme je l’ai déjà indiqué, l’évaluation pédagogique ne peut qu’avoir des retombées positives sur toutes les parties prenantes. Il s’agit d’un processus d’évaluation démocratique conçu et exécuté par les enseignants chercheurs suivant des critères et procédures transparents et crédibles.

Est-ce que les conseils scientifiques tels que ceux qui existent dans notre pays peuvent faire la même chose?

Non. Le conseil scientifique peut quelque part chapeauter cette opération sachant qu’elle se situe au niveau de l’université. Aujourd’hui, nous vivons une aberration: un directeur d’institution a plus de prérogatives ou de pouvoirs qu’un président d’université. Le seul et unique président d’université aujourd’hui et ce depuis 1978, est le ministre qui fait la pluie et le beau temps. Le ministre ne peut pas être à la page pour effectivement gérer les problèmes de chaque université. Il a tellement d’autres chats à fouetter. Nous avons des problèmes structurels fondamentaux. L’université n’assure pas son rôle en tant qu’acteur dans le développement économique et social de sa région en particulier.

«Pour instaurer une autonomie réelle et effective des universités, il faut mettre en place un système complet et viable qui touche les secteurs et les institutions impliqués».

Malheureusement, nous n’avons pas les instruments adéquats aujourd’hui pour faciliter la tâche développementale de l’université dans sa région. Par exemple, être une institution EPST (Etablissement public à caractère scientifique) permet à l’institution d’avoir des fonds en dehors du budget de l’Etat mais il ne permet pas à l’université de gérer son personnel. A quoi sert en effet cet argent s’il est impossible de gérer entre autres le personnel, et les ressources humaines nécessaires à la réalisation de la mission socioéconomique de l’institution? Donc, l’autonomie de l’université ne se décrète pas par texte juridique. Pour instaurer une autonomie réelle et effective des universités, il faut mettre en place un système complet et viable qui touche les secteurs et les institutions impliqués.