Tunisie – Education : «Nos écoles sont en détresse, pourtant elles sont le cœur du développement», affirme Néji Jalloul

«C’est grâce à l’enseignement public que je suis devenu enseignant et que j’ai échappé à l’analphabétisme», a déclaré Néji Jalloul, lors de la toute récente signature d’une convention entre l’Association «Femmes pour les cantines scolaire et le PAM (Programme alimentaire mondial).

Rappelons qu’à l’époque postcoloniale, de grands efforts étaient consentis par l’Etat pour généraliser l’enseignement jusque dans les régions les plus reculés du pays. On avait aussi mis en place toute une logistique visant pour un cadre adéquat fin de permettre aux élèves de poursuivre leurs études dans les meilleures conditions.

Pour le ministre de l’Education, c’est en ancrant la culture de la vie dans les esprits des jeunes que l’on lutte contre la culture de la mort. L’Ecole tunisienne est devenue lamentable et mauvaise, grands temps de lancer la grande réforme ou peut être le « grand nettoyage»…

Entretien

neji-jalloul-m-education-2015.jpgWMC : Au bout de nombre de transactions, de négociations et de bras de fer entre le ministère et le syndicat de l’enseignement secondaire, vous êtes enfin parvenus à un accord. Devons-nous, nous attendre véritablement à une trêve trois ans, où les enfants n’auront plus à craindre la perte de précieux jours d’études à cause de grèves impromptues ?

Néji Jalloul : C’est ce que stipule l’accord. 3 ans de trêve, c’est écrit noir sur blanc. Il inclut également l’amélioration des conditions professionnelles des enseignants vu que jusqu’aujourd’hui le processus de promotion et d’avancement dans le grade était assez lent et long.

Ceci implique l’amélioration du statut social des enseignants ce qui aura des répercussions positives sur leur rendu en tant qu’éducateurs et ceci entre de fait dans le plan de réforme de l’enseignement. Les avantages financiers sont très secondaires. Pour nous, le plus important a été de sauver l’année scolaire. Pour les élèves du baccalauréat, il n’y a pas eu beaucoup de perturbations. Pour les autres classes, les enseignants se sont engagés à rattraper les retards et à achever les programmes scolaires pour cette année.

Quant aux examens, il y aura la fusion des deux trimestres avec le choix de la meilleure note.

Ne pensez-vous pas que les promotions automatiques que vous avez accordées, pénalisent les plus méritants qui se trouvent au même rang que ceux qui ne font pas plus d’efforts qu’il n’en faut pour assurer leur rôle ou qui sont carrément défaillants?

La problématique de la promotion au niveau du corps des enseignants est structurelle. Ce n’est pas le cas des autres corps de l’Administration publique. Nous avons des professeurs bacheliers titulaires de diplômes universitaires et qui ont poursuivi des études qui se sont étalées sur 4 ans, 6 ans, ou qui sont même des doctorants. Leur promotion professionnelle ne suit malheureusement pas.

Si nous prenons l’exemple du passage en grades dans l’armée nationale, vous verrez que l’on peut y passer de sous-officiers au grade de colonel major ou même en fin de carrière. Dans l’enseignement supérieur, on peut démarrer en tant qu’assistant et arriver à l’âge de retraite en tant que professeur.

Dans l’Administration publique, on commence en tant que commis d’administration et on accède au rang d’administrateur, ou administrateur conseiller pour occuper des postes importants tels celui de directeur général.

Les professeurs souffrent d’un certain blocage pour ce qui est de l’évolution de leur carrière professionnelle. Il y a un tassement du grade. Il nous fallait solutionner cela et nous l’avons fait en introduisant de nouveaux grades. C’est pour éviter qu’arrivé à un certain âge, un enseignant ait l’impression qu’il stagne sur le plan professionnel (La clause des 57 ans). Un professeur plafonne très vite et n’est plus stimulé professionnellement. Nous avons voulu, par cet accord, encourager le corps enseignant à être plus performant et plus engagé.

Comment comptez-vous agir par rapport aux grèves des instituteurs?

Tout d’abord, les instituteurs ne souffrent pas des mêmes défaillances pour ce qui est de l’évolution de leurs carrières, ils bénéficient régulièrement de promotions. Deuxièmement, ils profiteront d’une partie de l’accord-cadre signé avec le secondaire pour ce qui est de la prime et qui les touche au même titre que leurs homologues dans le secondaire. Nous ferons tout pour que le ministère de l’Education nationale ne soit plus perçu par l’opinion publique comme étant celui des grèves.

Avez-vous discuté des réformes de l’enseignement dans le cadre de vos négociations avec le Syndicat?

Honnêtement, nous en avons parlé très peu. Ce qui est à retenir est que la réforme est incluse dans l’accord. Nous avons inclus le régime des cours particuliers et le lancement d’une réflexion sur les contenus des cursus scolaires. Il est important pour nous de souligner que l’UGTT est totalement engagée dans cette réforme par un texte, donc elle en est partie prenante et elle est également déterminée à participer à la lutte contre le fléau des cours particuliers.

Quelles sont les grandes lignes de la réforme que vous comptez engager?

Nous avons mis en place une stratégie que nous soumettrons aux différentes parties prenantes lors d’un dialogue national qui décidera de l’orientation à suivre pour ce qui est de l’enseignement à l’échelle nationale.

Il y a des milliers de diplômés chômeurs qui sont dans la rue parce qu’ils n’arrivent pas à trouver du travail, il va falloir y mettre le holà.

Il y a le problème de l’abandon scolaire que nous sommes déterminés à résoudre pour éviter que nos enfants soient les victimes des enrôleurs dans les mouvements terroristes ou le banditisme et, d’autre part, nous comptons réadapter les cursus scolaires dans le sens de donner plus de place à l’enseignement technique et aux cycles courts. Le but est de répondre aux besoins du tissu économique du pays.

Les deux axes de notre réforme sont la globalité et la complémentarité pour toucher à tous les aspects reliés au système éducatif, le temps scolaire, les programmes, l’enseignement, la formation des enseignants, le système d’évaluation, c’est ce que nous désignons par globalité.

La deuxième caractéristique elle est la complémentarité. Parce que nous ne pouvons réussir nos réformes s’il n’y a pas une synchronisation avec les ministères de l’Enseignement supérieur et de la Formation professionnelle.

Le troisième aspect sur lequel nous avons fondé notre stratégie est l’adhésion du corps enseignant. Il y a moult tentatives de réformes qui ont échoué parce que ceux concernés directement n’y ont pas adhéré. S’ils adhèrent, nous pourrons assurer d’ores et déjà la réussite de toute réforme quelle qu’elle soit.

Qui sont vos partenaires dans le dialogue national touchant à la réforme de l’enseignement?

Bien évidemment les syndicats mais aussi l’UTICA car les partenaires privés doivent y contribuer à différents titres aussi bien au niveau des apports financiers (restauration et rénovation des écoles, convention signée avec l’UTICA) que pour ce qui touche la réflexion sur la formation, les nouvelles orientations et exigences du marché de l’emploi.

La société civile devrait aussi se prononcer quant aux valeurs que doivent véhiculer les établissements scolaires dans notre pays.

Quelles sont les principales valeurs que vous comptez développer à travers cette réforme? Il y a le problème de l’endoctrinement des élèves et celui de l’indiscipline de certains enseignants. Comment comptez-vous y pallier?

Le premier principe est que nous sommes dans l’école de la République. L’école publique est pour tous, elle est mixte, elle est apolitique. Le programme de notre école publique et qui reflète celui du parti auquel j’appartiens et qui est comme vous le savez Nida Tounes, est une école moderniste et progressiste. Je suis élu sur la base d’une vision politique et d’un projet sociétal qui a été voté par une grande partie des Tunisiens et ceci, on a tendance à l’oublier.

L’école doit refléter le projet sociétal voté par nos concitoyens. Il est vrai qu’il existe un problème de discipline dans les écoles, et là nous allons être sans pitié, qu’il s’agisse de l’aspect vestimentaire aussi bien pour les élèves que pour les enseignants.

Nous œuvrerons également à mettre en place les mesures disciplinaires qui s’imposent pour faire de l’école un lieu où respect et rigueur font loi. Des espaces seront consacrés aux élèves pendant les heures creuses et nous remédierons au phénomène d’absentéisme qui a sévi durant ces dernières années. Ceci demande un travail en profondeur.

Et pour ce qui est de la violence dans les établissements scolaires?

Il y a un problème général de communication. La violence est devenue l’outil communicationnel des jeunes qui manquent de bagages linguistique, culturel, artistique, ou sportif. Nous devons apprendre à nos enfants à communiquer autrement et nous espérons pouvoir leur aménager les espaces et les moyens de le faire.

Nous avons beaucoup investi dans le collège Habib Bourguiba, ancien «Lycée Carnot». Il abrite une grande salle de spectacle de 700 places, soit un espace culturel scolaire de qualité. Nous allons revenir à la formule des interclasses, un projet qui sera concrétisé avec la deuxième chaîne nationale pour booster les compétitions inter écoles en matière d’acquisition de connaissances et de maîtrise du savoir.

Nous avons d’ores et déjà démarré le programme pour la réalisation de ces productions qui avaient été des réussites dans les années 80.

Et qu’en est-il des conseils des établissements scolaires?

Les conseils scolaires n’ont jamais fonctionné. Et justement, c’est en travaillant à changer les mentalités que cela pourrait fonctionner. Et c’est à cela que servira le dialogue national. Un changement ne se décrète pas par un texte de loi. Nous ne pourrons pas réussir à révolutionner l’école en promulguant des lois, il faut un débat national très sérieux pour la sauver; il faut que les gens en parlent, en discutent et que cela devienne réellement un projet de société.

Oui s’il faut revenir au même élan postcolonial, pour redonner vie à l’école telle que nous la concevons, nous le ferons. Les premières missions de l’école postcoloniale c’est d’éradiquer l’analphabétisme et donner à l’Etat des cadres qualifiés. Aujourd’hui il faut travailler sur la qualité de l’enseignement, et rendre l’école un véritable outil de développement, et ça avec le premier constat on ne peut pas le faire avec seules les ressources du ministère et on est en train de réfléchir sur la recherche de ressources extérieures au ministère.

La réforme de l’enseignement est aussi importante que la lutte contre le terrorisme. Il faut qu’on en parle partout: dans les cafés, dans les bus, dans tous les lieux publics.

Pouvons-nous espérer que l’école reprenne l’importance qu’elle avait lors de la première décennie postindépendance en Tunisie?

Et plus encore au vu des dangers qui nous entourent. Il faut que l’école devienne un véritable outil de développement. Nous ne pourrons réussir nos réformes avec les seuls moyens du ministère et nous réfléchissons sérieusement aux moyens de nous doter des outils et des financements nécessaires aux réformes ambitieuses que nous sommes décidés à engager. L’essentiel du budget de notre ministère étant alloué aux salaires, ce n’est pas facile de compter uniquement sur nous-mêmes.

Il y a des écoles qui souffrent de vétusté et de décrépitude à l’intérieur des régions et l’on se demande comment on continue à y dispenser des cours?

Il y a le volet restauration de certaines écoles et celui de reconstruction totale. Il y a la question même d’emplacement géographique. La cartographie des écoles pose actuellement problème. Nous réfléchissons à regrouper des écoles primaires et à reprendre le système de l’internat. Il y a des écoles situées sur les lignes frontalières et où les élèvent souffrent de l’absence des moyens de transport. Parfois le coût de l’élève dans les zones intérieures dépasse de 10 fois celui de l’élève des grandes villes.

Qu’en est-il des filières courtes? Notre pays est en manque de main-d’œuvre qualifiée dans les filières courtes comme la menuiserie, la plomberie, le soudage, la couture et autres, pensez-vous pouvoir y remédier?

A chaque fois que je reçois des chefs d’entreprise, je suis sollicité pour remettre ces filières à l’ordre du jour et leur donner l’importance qu’elles méritent. Le secteur du textile est en manque de techniciens, pour la taille des vignobles nous avons importé de la main-d’œuvre du Sud de l’Italie, pour restaurer le musée du Bardo, nous avons eu recours également au savoir-faire italien et à des équipes italiennes.

Il y a énormément de métiers et de spécialités qui doivent être revalorisées par l’école d’aujourd’hui, et il ne s’agit pas seulement d’un problème de marché mais des fondamentaux de l’école d’aujourd’hui.

Quels sont vos partenaires à l’échelle internationale et nationale à ce niveau ?

Nous travaillons avec la coopération allemande, le programme de l’Unesco, le PAM (Programme alimentaire mondial) et le PNUD. Il y a de grandes prédispositions de la part de nombre de pays pour nous aider, il y a aussi le tissu associatif et l’UTICA. Les sollicitations pour sauver l’enseignement en Tunisie ne font pas de doutes, j’en ai été impressionné. Nous trouverons des fonds, mais le plus important est de sensibiliser l’élite tunisienne consciente à l’importance de l’école et aux efforts à déployer pour lui redonner vie et la rendre conforme à nos ambitions et ceux des élèves et du pays aujourd’hui. Nous avons une école en détresse, il faut la sauver.

Il faudrait dans ce cas commencer par l’amélioration des formations des enseignants eux-mêmes…

Soyons concrets, si nous voulons changer le système de la formation aussi bien des enseignants, il faut s’orienter vers la remise à l’ordre du jour des établissements spécialisés pour la formation des instituteurs et des masters professionnels pour les enseignants du secondaire. Ceci ne pourrait être rendu possible qu’en coordination avec le ministère de l’Enseignement supérieur. C’est tout un programme qui doit être précédé par des textes de loi, cela prendra le temps. Mais il suffit qu’il y ait une volonté politique pour avancer au rythme nécessaire.

Qu’en est-il des écoles normales supérieures ?

Je pense qu’il faut revenir à ce système qui a donné les meilleurs résultats et qui est toujours d’actualité dans d’autres pays. Les écoles normales supérieures produisent et ont produit les meilleurs pour ce qui est du corps enseignant. Il y a un terme que je reprends très souvent: «il n’y a pas de professeurs en chômage, il y a tout juste des maîtrisards en chômage».

Et pour ce qui est de l’enseignement privé, a-t-il une place dans la stratégie du ministère et quel doit être le rôle de l’Etat d’après vous?

L’enseignement est l’affaire de l’Etat. Je défends toujours ce principe. L’enseignement privé a sa place, je vois autour de moi des écoles privées de qualité, mais la régulation de l’Etat est nécessaire. Il doit organiser, contrôler et intégrer les cursus du privé dans le système de l’enseignement de l’Etat. Il ne faut pas que les établissements privés soient des entités indépendantes pour ce qui est du choix de la qualité ou du contenu de l’enseignement. Nous sommes responsables en tant qu’Etat de ce qu’on enseigne à nos enfants et nous devons en sorte que la qualité prévale systématiquement.

Qu’en est-il des écoles coraniques et des établissements de la charia non autorisés qui pullulent partout en Tunisie?

Il n’y a pas d’autres écoles en dehors de l’école républicaine. Par les textes de loi, il n’y a pas d’écoles zeitouniennes ou coraniques dans notre pays à part Al Katatib. Les établissements scolaires privés doivent respecter les programmes scolaires officiels et toute modification au programme constitue une infraction à la loi..