Raouf Ben Amor, le bureaucrate malgré lui, l’artiste mordu

raouf-benamor1.jpgIl
est presque surprenant de le voir aujourd’hui derrière un bureau sans ses
trois-pièces et cravate, tant l’homme, en dehors de la scène et de la
caméra, ne s’en jamais départi. Durant une bonne trentaine d’années,
l’homme, d’une responsabilité à l’autre, a régulièrement été sanglé dans ses
costumes que le monde administratif ne pouvait voir sans cravate. Fini tout
ça aujourd’hui. Ayant sollicité –et obtenu– d’être mis à la retraite, il
respire beaucoup mieux à présent. Que fait-il, alors, derrière un bureau ?
Il pense. Réfléchit. Mijote. Concocte projets culturels et scénarios. C’est
un grand homme d’affaires qui lui a proposé gracieusement un bureau assez
chic, soit une espèce de mécénat pour qu’il ne s’arrête pas en si bon chemin
mais continue à servir la culture du pays à la faveur de sa longue
expérience singulière. Longue et riche. S’il est permis de la résumer, on va
dire : plus d’une vingtaine de pièces de théâtre, vingt-cinq films, deux
téléfilms et six feuilletons télévisés. Excusez du peu. Un tel portefeuille
artistique ne peut que renvoyer l’image d’un homme né et fait juste pour
l’art. C’est le cas, en effet. Sauf que l’homme a aussi fait le bureau
jusqu’à en avoir ras-le-bol.

De la scène au bureau

Raouf Ben Amor naît le 24 décembre 1946 à Tunis et fera ses études
primaires et secondaires au Collège Sadiki, bac philo. Il enchaînera avec
des études supérieures au City Litterary Institute de Londres. Nous sommes
en 1972 et, de retour en Tunisie, il va co-fonder le Théâtre du Sud de Gafsa
en l’inaugurant avec sa toute première pièce où il joue le rôle de J’ha ou
l’Orient en désarroi. Désormais, et chaque année jusqu’en 1975, il montera
régulièrement sur scène (voir son parcours artistique). Remarqué pour son
talent et son cursus, il est, en 1976, membre du comité directeur du
Festival international de Carthage, et, en 1978, directeur du Festival
international de Tabarka avec le fameux slogan ne pas bronzer idiot. Mais le
bureau qui le retiendra le plus longtemps est celui de directeur de
l’animation et de la communication au Consortium Tuniso-koweïtien du
développement (CTKD, Chaîne Abou Nawas), un poste qu’il occupera de 1980 à
1995. Déjà, auparavant, il est coup sur coup, depuis 1992, conseiller auprès
de la direction générale de Canal Horizons, membre de la commission d’aide à
la production théâtrale du ministère de la Culture (1996), membre du conseil
d’administration du Centre culturel de Hammamet, et membre du conseil
d’administration du Théâtre national.

Certains rôles, mais un nom certain

Il faut dire que les tréteaux et la caméra sont tombés amoureux de Raouf
Ben Amor dès le départ. Beau brun à l’allure curieusement très sobre et sage
pour un artiste né et très doué (c’est sûrement l’effet de la bureaucratie),
il se voit déjà en 1972 distribuer un rôle inouï, à l’orée du miracle :
Roberto Rosselini lui confie tout simplement le personnage de Juda dans son
film tourné en Tunisie et intitulé Le Messie. A la fin du tournage,
Rosselini lui dit : « Toi, mon vieux, tu feras une grande carrière
cinématographique ». Mais c’est déjà, à Tunis, un grand nom, Raouf s’étant
en 1969 distingué dans le film du regretté Brahim Babaï intitulé Et
demain…Non seulement il ne démentira pas Rosselini, mais il récidivera en
1973 en campant un rôle dans Jésus de Nazareth de Franko Zeffirelli. Et ce
n’est pas tout. Arriveront en 1981 C’est pas moi, c’est lui de Pierre
Richard (1981), L’arme au bleu de Maurice Freedman (la même année), Pirates
de Roman Polanski (1986) et Frantic du même Polanski (1987). Des rôles, en
somme, qui ont fait monter en flèche le nom de Raouf Ben Amor.

Une si longue complicité…

Il est quasiment impossible que vous ayez avec Raouf Ben Amor une
conversation sans qu’il vous cite le nom de Taoufik Jebali. Entre les deux
hommes, une longue complicité théâtrale. Elle démarre en 1980 dans le
Théâtre Phou avec Raja Ben Ammar et Moncef Essayem dans Tamthil Klem. La
dernière pièce en date, une reprise de 1986, est Mémoire d’un dinosaure
revenue tout récemment sur la scène d’El Teatro (El Mechtel).

…et pourtant !

Parler de complicité entre deux personnes voudrait en principe dire
qu’elles se comprennent au moindre clin d’œil. Eh bien, non. Pas toujours,
en tout cas. « Je me souviens d’une pièce très compliquée écrite par Taoufik
Jebali. Je devais, à un moment, enchaîner sur sa tirade, mais ce jongleur de
mots m’a complètement dérouté. A l’enchaînement, j’ai sorti une tirade de
plus d’une minute qui n’avait rien à voir avec la pièce. Un hors sujet qui a
failli déstabiliser les autres comédiens. Il a fallu leur talent et leur
présence d’esprit pour sauver le texte ».

Maniaque

A l’évidence, le talent de Raouf Ben Amor n’est plus à démontrer. Mais
mis à part le don et le talent, c’est quoi le secret ? « Il n’y a pas de
secret. Ma nature est faite en ceci que je ne sais pas bâcler. Ou je fais
bien les choses ou je ne les fais pas. Quand j’étais étudiant à Londres, il
me fallait, comme tous les Maghrébins et les Africains, me trouver un petit
boulot pour gagner un peu de sous. Je me suis trouvé un poste de plongeur
dans un grand restaurant. Laver la vaisselle, c’est fastidieux, c’est
harassant. Mais je ne pouvais pas négliger ou bâcler. Je lavais avec un tel
scrupule et une telle abnégation que le directeur du restaurant m’a dit :
‘‘C’est bien, c’est bien. On n’a jamais vu chez nous de la vaisselle aussi
propre et aussi bien lavée. Tu as devant toi une grande carrière de
plongeur’’…». Grande carrière, oui, mais plutôt sur scène et devant la
caméra.

Le mérite récompensé

Ce maniaque du travail bien fait, de l’art bien présenté, ne peut passer
indifférent. M. Raouf Ben Amor est décoré par le président de la République
des insignes d’officier des arts et lettres en 1990 ; il obtient le Prix
national des arts et lettres pour l’année 1997 ; et il est élevé au rang de
Commandeur de l’ordre du mérite culturel national lors de la Journée de la
culture, en mai 1999.

Il est père de deux enfants : Soufia et Hédi.