La filiation dans l’administration et en entreprise, tendance à se faire succéder automatiquement par un membre de la famille après la retraite ou en cas d’invalidité, serait, selon des observateurs, l’une des entraves majeures à la création de richesses en Tunisie. Ce phénomène freinerait la croissance et perpétuerait des fragilités structurelles telles que les disparités régionales, la pauvreté multidimensionnelle et l’inégalité des chances.

Origines historiques et cadre sociopolitique

Utilisé abusivement depuis l’indépendance par dirigeants et chefs d’entreprises, ce mécanisme — héritage de l’époque makhzenienne ottomane — leur a permis de contrôler le recrutement dans les secteurs public et privé. En l’absence d’État de droit fort et de contre-pouvoirs crédibles, les décideurs, issus de régimes autoritaires, ont massivement recruté des proches. Le tribalisme professionnel et entrepreneurial a ainsi remplacé le tribalisme primaire que Bourguiba voulait combattre.

Tolérance dans le privé, inacceptabilité dans le public

Si la filiation peut se comprendre dans le privé — un chef d’entreprise « family friendly » relayé par ses enfants ou son épouse —, elle est inacceptable dans le secteur public, financé par l’argent des contribuables. Depuis l’indépendance, le pouvoir politique a été mobilisé au profit de certaines castes et régions.

Ampleur et pratiques sectorielles

Aujourd’hui, dans presque tous les secteurs, les jeunes cadres et ouvriers accèdent aux postes grâce à des liens familiaux avec des responsables influents. Le phénomène touche aussi les universités et le corps médical, où l’on retrouve souvent des familles entières dans une même spécialité. Parfois, la filiation bénéficie d’arrangements légaux, conclus avec la complicité de l’UGTT, permettant l’embauche sans concours dans des secteurs comme les banques, l’énergie, les mines ou les établissements publics. Les institutions les plus rémunératrices — Banques, Compagnie des phosphates de Gafsa, Groupe chimique, ETAP, SNDP, STEG… — sont particulièrement concernées.

Impact sur les disparités régionales

La généralisation de la filiation, en toute impunité, a accentué les inégalités entre régions côtières et intérieures. L’indice de développement régional 2025 montre des écarts marqués entre gouvernorats côtiers comme Tunis, Monastir, Ben Arous et Sousse, et régions comme Kasserine, Kairouan, Jendouba et Sidi Bouzid. Ces disparités avaient déjà alimenté les révoltes de 2010–2011.

Transparence et digitalisation : progrès et limites

Depuis, la digitalisation et une volonté politique relative ont permis des avancées, mais les effets restent limités. Des affaires récentes montrent que les fuites aux concours et le copinage persistent, y compris sous la présidence de Kaïs Saïed.

Exemples récents

Concours des inspecteurs du ministère de l’Éducation : allégations de fuites d’épreuves avant examen, entraînant enquêtes et réactions syndicales.
Affaire Mohamed Abidi : un bachelier de 18/20 orienté vers une filière non demandée, privant l’accès aux facultés de médecine et de pharmacie. Le problème a été corrigé après médiatisation.

Pratiques sous régimes passés

Sous Bourguiba, Ben Ali et les islamistes, l’orientation universitaire était influencée par l’origine sociale et familiale. Abid Briki a révélé que sous Ben Ali, des enfants de syndicalistes entraient en médecine avec 10/20 de moyenne.

Conséquences économiques

Pour les économistes, la filiation dégrade les performances administratives et entrepreneuriales, plaçant parfois des personnes non qualifiées à des postes stratégiques.

La filiation existe ailleurs mais reste exacerbée en Tunisie. Sa persistance menace la stabilité et appelle des mesures législatives sévères. L’idéal serait une réforme en profondeur de l’État, avec un véritable État de droit, contrôlé par des contre-pouvoirs forts: justice indépendante, syndicats libres, presse libre, parlement légitime.

Abou SARRA

EN BREF

  • Pratique : La filiation consiste à faire succéder un proche dans l’administration ou l’entreprise.
  • Origine : Héritage de l’époque ottomane, renforcé depuis l’indépendance.
  • Impact : Freine la croissance, aggrave les inégalités régionales et sociales.
  • Secteurs concernés : Administration, entreprises publiques, universités, corps médical.
  • Actualité : Malgré la digitalisation, des affaires récentes révèlent fuites aux concours et copinage persistants.