L’expérience de la Banque de financement des petites et moyennes entreprises (BFPME) a été coûteuse en termes financiers. Mais son expérience nous instruit sur la manière de refonder la finance de développement. Et cela n’a pas de prix !

WMC : A travers l’étude conduite par l’African Center for Economic Transformation (ACET) et l’Overseas Development Institute (ODI), quatre pays africains sont passés à la loupe pour évaluer leur expérience du financement du développement. Quelle est la portée d’une telle initiative ?

Mondher Khanfir : En effet, l’ACET, think tank africain basé au Ghana, se trouve dans son rôle en menant une réflexion sur la finance de développement dans quatre pays du continent, à savoir le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Rwanda et la Tunisie.

Le choix est bien mixé car il y a deux pays francophones et deux anglophones. Cette diversité permet une confrontation plus objective des résultats obtenus en Afrique par rapport à des travaux de recherche scientifique sur le sujet. Ce qui compte, c’est que le retour d’expérience soit utile et profite à tous.

In fine, l’exercice doit rapprocher la vision des pays dans leur politique publique d’émergence économique et de finance de développement.

Pour ma part, j’ai eu la charge de conduire l’étude de cas sur la BFPME, la banque nationale de référence dédiée au financement des projets de développement, pour ne pas dire la seule qui reste.

Ce groupe de pays ne représente pas le peloton de tête du continent en matière de performance économique. En quoi cette étude est-elle donc pertinente ?

Ce ne sont pas moins des pays qui ont des recours importants à la finance de développement avec des trajectoires relativement originales. Je m’exprimerais sur le cas tunisien que je connais le mieux et je puis affirmer que la Tunisie se prévaut d’un secteur industriel diversifié et relativement bien doté grâce justement à des politiques de financement du développement initiées dès les années 70.

A ce stade, je soutiens que la Tunisie a beaucoup investi en termes de capacité de production industrielle. Elle a été moins regardante sur l’aspect performance de l’outil industriel. Elle en a subi le contrecoup en termes de compétitivité. Elle a en effet rétrogradé dans son positionnement à l’international, d’où son recul dans le classement fait par le Forum de Davos notamment.

Comment évoquer la mission de la BFPME ?

Rappelons d’abord que la Tunisie a mis fin, en 2001, au mandat de ses banques nationales de développement, la BDET et la BNDT, en les faisant absorber par la STB. Elle a dans la foulée donné aux banques de développement bilatérales tuniso-arabes (STUSID, BTKD, BTQ, BTE, BTL, BMCA..) l’agrément de banque universelle.

En 2005, la voilà qui revient sur son orientation et crée la BFPME. On y voit le nouvel affluent de financement des entreprises qui se lanceraient en création nouvelle ou en extension dans le sillage de la politique publique du développement. La BFPME n’a pas porté le nom de banque de développement et n’a pas le modèle économique idoine étant donné qu’elle reste soumise au cadre réglementaire de banque universelle. On la destinait à procurer un appoint de financement de l’investissement, là où le risque était estimé trop élevé pour une banque commerciale.

 

Le concept de la BFPME, selon vous, n’aurait donc pas été dûment réfléchi ?

Mon étude s’appuie sur une démarche descriptive et non pas de diagnostic. Je décris donc mes observations sans donner un jugement de valeur. Ceci ne m’empêche pas d’avoir un avis sur mes observations et qui est partagé par la majorité des personnes que j’ai interviewées.

A son lancement, la BFPME n’a pas été entourée de toutes les conditions de succès, que ce soit pour la banque elle-même que pour les clients de la banque. Lancer une banque de développement alors que la place n’offrait pas un compartiment financier indispensable, à savoir un marché des capitaux bien rodé, était une initiative imprudente.

Je rappelle également que la BFPME, au vu de sa mission, a été faiblement dotée. La banque a démarré avec un capital de 50 millions de dinars tunisiens. Convenez que c’est une mise modeste en regard de la mission de la banque.

Vous avez organisé un workshop pour exposer votre étude en invitant l’ensemble des parties prenantes à y prendre part. Comment votre étude a-t-elle été accueillie ?

Mon étude a été validée dans son ensemble et je note avec satisfaction que mes observations ont été largement débattues et un consensus s’est formé autour de l’esprit des options que j’ai formulées dans le chapitre “défis et perspectives“.

Le modèle économique de la BFPME qui lui a été imposé n’a pas été maturé, et de ce fait manquait de pertinence. Voilà une banque universelle mais qui n’était pas autorisée à avoir un réseau de guichets. Cela la handicapait doublement. D’abord cela l’a privé de collecter les ressources à vue et d’épargne. Ensuite, ça l’a mise en dépendance de banques commerciales plus soucieuses de leur business que du sort des engagements de la BFPME. Et puis, la gouvernance n’a pas été expressément formalisée.

La BFPME était d’une certaine façon privée d’un plan d’action. Malgré tout, elle a pu financer plus de 1 000 projets, être à l’origine de plusieurs milliers d’emplois et mobiliser plus de 400 millions de dinars en engagement sous forme de crédits à moyen et long termes.

Vous considérez que la jonction avec les banques commerciales a mal tourné ?

Elle a tourné à l’avantage des banques commerciales. Une chaîne de valeur entre la BFPME et les autres banques du système ne s’est pas mise en place. Et cela a beaucoup désavantagé la BFPME surtout en matière de recouvrement de ses créances, prestation que le système bancaire n’a pas assuré avec le mordant nécessaire.

Chemin faisant, la BFPME a tout de même renoncé au crédit à moyen et long termes comme unique produit.

La BFPME y est venue avec un certain retard. Elle a dû changer son fusil d’épaule et a recouru aux prêts participatifs ainsi qu’aux lignes de crédits extérieurs dont le suivi est plus minutieux car il impliquait les bailleurs de fonds dans le suivi de leur dénouement. Même si cela a donné un ballon d’oxygène à la banque, cela n’a pas donné assez de punch pour tirer la BFPME du déficit comptable qui s’est cumulé depuis quinze ans, et qui a dépassé ses capitaux propres en 2020 pour la mettre en situation irrégulière par rapport à la réglementation bancaire et celle du Code des sociétés commerciales en vigueur.

Vous mettez à l’index « la faible participation des banques de la place » dans leur partenariat avec la BFPME. Les SICAR ont-elles été plus coopératives ?

D’après le management de la banque, les acteurs du capital-risque n’ont pas appuyé la BFPME. Peut-être que cette dernière n’avait pas grand-chose à offrir. Mais là encore, on est passé à côté d’un partenariat, lequel, a priori, pouvait être porteur sur l’axe temps de vie des projets financés.

J’ai aussi relevé que dans l’intervalle on a renoncé au FOPRODI, qui a été un véhicule de capital-risque avant l’heure et un excellent mécanisme de renforcement des fonds propres des promoteurs.

A l’heure actuelle, avec le nouveau Code et la restructuration de l’environnement de l’investissement avec le FTI et la TIA, une sérieuse réflexion devrait être engagée et très rapidement.

Vous laissez entendre que le concept de la BFPME s’essouffle.

Il est évident que la philosophie de la finance de développement a beaucoup évolué, il est naturel que le concept de la BFPME se retrouve dépassé voire déclassé.

La banque était corsetée dans un modèle trop rigide et à la fois trop contraignant pour ses clients. Son statut de “guichet unique“ pour les promoteurs avec un mono-produit (le Crédit Moyen et Long Terme) ne lui donnait pas la souplesse nécessaire pour surfer sur la dynamique du marché et ses mutations. Ne fallait-il pas laisser plus d’autonomie à la banque pour ajuster ses champs d’intervention ? Restée trop collée à l’investissement industriel 1.0 de petite taille a privé la BFPME d’un redéploiement vers l’industrie sans colonne de fumée, c’est-à-dire l’industrie du service qui a de meilleurs rendements financiers.

Quels ont été le pire et le meilleur de l’expérience de la BFPME ?

Je voudrais remonter aux circonstances de la création de la banque, et je dois reconnaître qu’elle a été lancée à la-va-vite dans le cadre d’une campagne électorale à l’époque. L’ennui est qu’on l’a figée dans un modèle non éprouvé et par trop rigide. Au bout de quinze ans, le résultat est là. La banque affiche des fonds propres négatifs et un taux de créances accrochées dépassant les 80%.

Pourquoi met-on autant de temps pour changer de stratégie et de modèle économique ? Qui doit assumer pour cette destruction de valeur qui se confirme chaque année, sans prise de décision radicale ? Peut-être que le changement récent qui vient d’être opéré, en séparant le poste de président du Conseil d’administration du poste de directeur général présage d’une volonté politique plus engagée et engageante.

Quelle que soit la nouvelle équipe, elle gagnerait à s’inspirer des cas d’échecs, très nombreux, mais aussi des cas de succès dont deux sont repris dans mon rapport. Il s’agit de Biome Solar Industrie et du Technopark de Sousse “Novation City“.

Le premier est un projet porté par un ingénieur expérimenté, soutenu par un programme national en faveur du développement du marché ciblé, et accompagné par un partenaire technologique allemand de premier plan. D’entrée de jeu, le projet portait les conditions de sa réussite.

Le second est un projet pilote de partenariat public/privé qui a su se spécialiser sur des segments où l’attractivité de la Tunisie est bien révélée, notamment la mécatronique. L’intérêt de ce second cas de succès est dans le fait qu’il s’agit d’un projet d’infrastructure (et donc pas de PME mais pour servir des PME) et dans la manière dont la BFPME a financé le projet, en equity et non pas en CMLT comme l’impose son mandat. Cet investissement exceptionnel en capital s’avère très rentable aujourd’hui, et ce d’autant que Novation City est sur le point d’entrer en Bourse !

Comment se profile l’avenir pour la BFPME ?

Cela dépendra de la stratégie nationale de financement des PME. Dans mon étude, j’évoque les défis qu’aura à relever la BFPME pour rester dans cet écosystème financier. Ils sont au nombre de trois, à savoir les défis de la continuité, de la performance et de la consolidation de l’écosystème. Mais à considérer d’une manière systémique.

En effet, hormis la nécessaire recapitalisation pour permettre à la BFPME d’entamer une restructuration financière dans les règles, elle est appelée à revisiter son modèle économique. Elle aura certainement à s’insérer effectivement dans la filière du capital-risque.

Une approche rénovée de la finance de développement dynamiserait le marché des capitaux et multiplierait les véhicules de financement publics et privés, au grand bénéfice des promoteurs.

Parallèlement à cela, le bilan de la banque doit être apuré de toutes les créances litigieuses qui pourront être transférées vers une “Bad Bank“ le temps de trouver la bonne stratégie de recouvrement.

La gouvernance doit aussi faire l’objet d’une attention particulière pour remplir pleinement son rôle.

Et enfin, la finance de développement reste une affaire d’Etat. Sans une coopération et collaboration efficace entre l’ensemble des acteurs de l’écosystème financier, l’impact sera minime.

Le tour de table de la BFPME ne doit-il pas s’ouvrir à des institutions telles la SFI ou Africeximbank ?

C’est une question souveraine qui revient à la tutelle. Déjà il faudrait mettre de l’ordre dans l’actionnariat. Des entreprises publiques font aujourd’hui de la figuration dans le capital et cela nuit à la gouvernance de la banque. On parle d’une agence de participation publique qui serait la seule à représenter l’Etat dans le capital des entreprises publiques et qui aura à jouer pleinement son rôle d’investisseur.

Vu le contexte, toutes les options d’ouverture du capital doivent restées ouvertes. J’approuve la proximité avec la SFI qui est l’alter ego de la BM tournée vers le secteur privé. Pour l’Africeximbank, institution plutôt orientée vers le financement du cycle commercial, la relation me semble moins évidente.

Mais n’oublions pas l’option “Banque des régions“, dont le modèle économique est très différent, puisqu’il positionnerait la banque comme un prêteur pour les banques commerciales pour orienter les flux de financement vers le secteur productif. Mais là, l’enjeu devient de taille, et il y a de la place pour plusieurs modèles en parallèle sur le marché des capitaux en Tunisie.

Il est temps de prendre le taureau par les cornes et basculer dans le paradigme d’impact durable à grande échelle, tant nécessaire au pays.

Propos recueillis par Ali Abdessalam