Au commencement, une alerte lancée le 24 avril 2020 par le médecin Sahbi Ben Fredj sur une éventuelle augmentation, en cette période de lutte contre le Covid-19, des décès des retraites affiliés aux Caisses de sécurité sociales.

L’ancien député indique, sur sa page facebook, qu’une actualisation entre le 6 et le 21 de ce mois des décès des retraités à la Caisse de sécurité sociale (CNSS) a révélé que le nombre de ces décès a augmenté subitement à 627 contre une moyenne en temps normal de 50 décès.

Selon lui, si cette même tendance se vérifiait auprès des retraités affiliés à la Caisse nationale de retraite et de prévoyance sociale (CNRPS), ce nombre de décès s’élèverait à plus de 1 000. Toujours d’après Sahbi Ben Fredj, ces décès auraient été occasionnés par le coronavirus.

Un jour après, c’est-à-dire, samedi 25 avril 2020, Sami Tahri, porte-parole de la centrale syndicale (UGTT), a confirmé le trend haussier des décès des retraités affiliés à la CNSS et indiqué que la moyenne en temps ordinaire a plus que triplé, au cours de la période citée par Sahbi Ben Fredj.

Ces patients qui refusent de se faire soigner dans les hôpitaux

Le relayant au cours de la même journée, le chef de service de chirurgie à l’hôpital Charles-Nicolle à Tunis, Ramzi Nouira, a fait état de la tendance à la hausse des personnes décédées subitement durant ces dernières semaines. «5 cas de mort subite de personnes souffrant, entre autres, de maladies intestinales ont été enregistrés durant le mois d’avril 2020 à l’hôpital Charles Nicolles», a-t-il dit.

Il a expliqué la tendance par le fait que plusieurs cas de décès auraient pu être évités si les patients n’avaient pas refusé d’aller se soigner dans les hôpitaux. «Plusieurs citoyens, craignant le fait de contracter le virus Covid-19, sont morts subitement pour ne pas avoir reçu les soins nécessaires au bon moment», a-t-il relevé.

Ramzi Nouira, cité par l’agence TAP, a assuré qu’il n’était pas le seul à avoir fait ce constat, précisant que plusieurs parmi ses collègues ont constaté la hausse significative des cas de décès dus aux arrêts et crises cardiaques.

Démenti du ministère des Affaires sociales

Pour éclairer l’opinion public et devant le tollé que cette “affaire des décès des retraités” a provoqué, le ministère des Affaires sociales a été amené à publier, le soir du 25 avril, un communiqué dans lequel il a démenti en bloc cette hausse subite des décès des retraités affiliés aux Caisses de sécurité sociale.

Pour preuve, il a donné des statistiques sur les taux de mortalité enregistrés pendant les périodes de référence précédentes, voire les quatre mois des trois années précédentes.

Ces statistiques montrent que le nombre de décès des retraités a plutôt baissé, au cours des quatre premiers mois 2020, selon les données disponibles aux niveaux de la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS) et la Caisse nationale de retraite et prévoyance sociale (CNRPS) et les mises à jour périodiques des services de l’état civil.

Ainsi, au cours des quatre premiers mois de 2020 (de janver jusqu’au 14 avril 2020), seulement 2 252 décès ont été enregistrés parmi les retraités de la CNRPS, contre 3 274 cas au cours de la même période en 2019, et 3 105 décès durant la même période de l’année 2018.

Quant aux retraités de la CNSS, le nombre de décès parmi eux s’est élevé, du 1er janvier au 22 avril 2020, à 2 076 cas contre 5 371 cas au cours des 4 premiers mois de 2019, et 5 702 cas, au cours de la même période en 2018.

Le renoncement aux soins est structurel

Par-delà les chiffres et les arguments des uns et des autres, il faut reconnaître que la thèse de Sahbi Ben Fredj selon laquelle la hausse des décès est dû au coronavirus relève presque du fake news en ce sens où, en principe du moins, tous les décès suspectés d’avoir pour origine le Covid-19 sont signalés et officiellement enregistrés comme tels même si les victimes n’ont pas connu d’hospitalisation particulièrement. La Tunisie n’ayant enregistré, officiellement jusqu’à ce jour, qu’environ 40 morts par l’effet du coronavirus.

Concernant le témoignage du chef de service de chirurgie à l’hôpital Charles Nicolle à Tunis, Ramzi Nouira, particulièrement son explication du phénomène par le fait que des patients atteints par diverses maladies ont refusé de se rendre à l’hôpital par peur d’attraper le Covid-19, il mérite qu’on s’y attarde.

Et pour cause. Ce témoignage vient confirmer une tendance structurelle au renoncement des soins et aux inégalités d’accès aux soins, tendance observée, depuis des années, par des hauts cadres du système de santé publique en Tunisie.

Lors d’un rencontre organisée le 8 février 2020 par le Forum Attarik El Jadid sur le thème «Efficacité économique et justice sociale : quel compromis pour la Tunisie de demain? », Habiba Ben Romdhane, ancienne ministre de la Santé et professeure de médecine, a fait une intéressante communication sur le thème « Le renoncement aux soins, signe alarmant des inégalités en la matière ».

Dans son exposé sur les inégalités dans le domaine de la santé, Habiba Ben Romdhane a reconnu l’existence de ces inégalités et les a qualifiées « d’injustes et d’insupportables ».

Pour elle, ces inégalités sont perceptibles à travers la désertification des hôpitaux de l’arrière-pays, de la qualité des prestations fournies dans le monde urbain et dans le monde rural, de l’encadrement médical des pauvres et des riches, de la qualité de l’infrastructure sanitaire sur le littoral et l’intérieur du pays…

Selon Habiba Ben Romdhane, l’indice, voire le marqueur qui illustre dramatiquement ces inégalités est « la tendance de milliers de Tunisiens à renoncer carrément aux soins, à refuser la médecine moderne et à opter, par l’effet d’insuffisance de moyens matériels et de logistique (transport), pour la médecine traditionnelle avec tout ce que cela suppose comme risques. Le chiffre de ces renoncements serait de l’ordre de 15% en Tunisie contre une moyenne de 3% en Europe ».

Moralité de l’histoire : le confinement dû au Covid-19 et qui a obligé des patients affectés par d’autres maladies autres que le coronavirus à rester chez eux n’est pas nouveau et n’est que l’arbre qui cache la forêt. Il est hélas structurel.

Démunis matériellement et désespérant de trouver dans nos hôpitaux des prestations de soins minima, des patients affectés de maladies graves préfèrent, depuis longtemps, rester chez eux et mourir dignement. Il en existe des milliers en Tunisie. Parmi eux, je connais d’éminents universitaires…