Le contexte créé par le Coronavirus est une opportunité, sans pareil, pour nos start ups, en particulier les FinTech, de contribuer à changer notre société.

Elles sont en mesure de proposer des solutions conséquentes, de véritables leviers de transformation du comportement des consommateurs tunisiens. Ce faisant, elles peuvent aussi réduire notre dépendance vis-à-vis des opérateurs multinationaux. Facilitons-leur la tâche, ne ratons pas cette occasion pour accélérer la transformation digitale du pays tout en affirmant l’intérêt général et notre souveraineté économique, soutient Hichem Ben fadhl.

WMC: Le confinement et la distanciation sociale diminuent les échanges et les transactions matériels directs. N’est-ce pas une aubaine pour la BlockChain pour se positionner sur la place ?

Hichem Ben fadhl: Effectivement, c’est inédit et tout le monde essaie de s’adapter à ces nouvelles contraintes qui semblent annoncer un nouveau paradigme pour nos relations sociales et économiques.

Avec la crise actuelle due au coronavirus, et le confinement généralisé qui s’en est suivi, les gens doivent quand même continuer à payer leurs factures, envoyer de l’argent à leurs proches, acheter de biens et de services comme la recharge télécom, se faire livrer des courses ou un repas, sans parler de retirer du cash pour payer les commerçants.

seul une minorité de gens utilise les cartes bancaires (moins de 10% des actifs tunisiens), très peu de commerçants peuvent recevoir des paiements en ligne

Dans certains pays, ces transactions sont routinières grâce aux paiements en ligne et aux paiements mobiles. En Tunisie, force est de constater que c’est un véritable problème, dû au fait que seul une minorité de gens utilise les cartes bancaires (moins de 10% des actifs tunisiens), très peu de commerçants peuvent recevoir des paiements en ligne et, malgré cela, les systèmes de la Société Monétique de Tunisie (SMT), partenaire des banques en charge des paiements et retraits par carte bancaire, sont submergés et subissent des arrêts de services de plus en plus longs.

Cette situation est grave et si la période de confinement venait à durer, le problème s’accentuerait et la situation économique en souffrirait encore plus, car même ceux qui veulent payer ou acheter de chez eux ne pourront pas le faire.

La solution à ce type de problème est d’utiliser les nouvelles technologies qui permettent d’avoir un portefeuille directement sur le mobile de l’utilisateur. La blockchain est à la base de ces nouvelles technologies qui permettent d’effectuer des transactions sécurisées et immédiates, en utilisant internet, et ce à très faible coût, car c’est une technologie totalement libre d’accès et qui ne nécessite pas de grands investissements matériels et surtout accessible à tous directement sur leur smartphone dont plus de 7 millions de nos compatriotes sont équipés.

Mais pour que ce type de solutions soit adopté à grande échelle en vue de simplifier la vie des citoyens, l’Etat doit en être le promoteur, ce qui ne semble pas être à l’ordre du jour. Même la Poste Tunisienne, qui a été précurseur sur le sujet depuis 2016, a abandonné cette solution, suite à l’adoption de solutions monétiques fortement sponsorisées par Visa-Mastercard et utilisant les anciennes technologies basées sur la carte monétique qui maintient le statu-quo et empêche l’autonomie bénéfique en termes économique et d’indépendance.

Est-ce que les sociétés de paiement pourraient faire une percée pour asseoir leur business sur la place ?

La Banque Centrale de Tunisie vient d’octroyer des pré-autorisations d’agrément d’Établissement de Paiement à deux sociétés qui ont quatre mois pour remplir les conditions et obtenir l’agrément final pour opérer.

Malheureusement, dans ce domaine, le législateur a fait le choix de mettre le capital minimum à ce type d’activité à 5 millions de dinars, ce qui exclut d’office les start-ups et tous les opérateurs tunisiens qui ne disposent pas de ce montant de capital. C’est comme si la voie était encore laissée aux institutions financières classiques et puissantes, alors qu’un changement de perspective permettrait de réaliser des économies et d’ouvrir un marché aux compétences tunisiennes.

D’ailleurs, les deux sociétés ayant obtenu les pré-autorisations sont l’une à capital totalement étranger et l’autre une filiale d’une banque de la place.

Je pense que nous avons déjà perdu la bataille de la souveraineté économique de la Tunisie dans le domaine des établissements de paiement, malgré l’existence de dizaines de nouveaux opérateurs 100% tunisiens et de compétences qui sont disponibles pour offrir leurs solutions aux Tunisiens de manière légale, souple et adaptée.

Avec cette barrière du capital à 5 millions, seuls les étrangers et les rentiers vont s’accaparer cette nouvelle activité économique, les autres seront obligés d’opérer dans l’informel comme le font déjà certains petits opérateurs tunisiens dans le domaine du jeu, des paris sportifs, ou du change avec des cartes étrangères, échappant ainsi à tout contrôle.

La Sandbox initiée par la Banque centrale y aiderait-elle ?

La Sandbox réglementaire est une des recommandations depuis 2018 de la commission “cryptocurrencies” du programme Decashing, mis sur pied par la Banque centrale de Tunisie.

Le rôle de cette sandbox est de tester de nouvelles idées innovantes avec les équipes du régulateur, et lorsque les tests sont concluants, le promoteur doit demander un agrément, dans le cadre de la réglementation en vigueur. Et si la réglementation liée à l’idée testée n’existe pas encore, la BCT s’est engagée à y travailler. C’est donc un processus qui va être utile mais long.

Le sujet des établissements de paiement étant déjà réglementé depuis le 31 décembre 2018, je ne pense pas qu’il soit dans le périmètre de la sandbox.

Selon vous, l’épisode Corona va-t-il définitivement accélérer la réalisation de tous les chantiers FinTech, restés en suspension, tel PayPal ?

Cette crise va remettre en cause beaucoup de choix économiques.

Il faudra en particulier veiller à la souveraineté économique du pays et mettre en place des politiques qui privilégient l’indépendance vis-à-vis des grands groupes lorsque cela est possible et surtout moins coûteux. Il est nécessaire d’inventer un système plus stable et qui génère moins d’inégalités, tout en générant des bénéfices aux entrepreneurs nationaux.

Ce qui nous mènera inéluctablement à une transformation économique en profondeur, basée sur la relocalisation, la digitalisation, la finance verte, plus de solidarité et un grand besoin de durabilité de nos initiatives.

L’accélération du développement des FinTech est sans aucun doute l’une des grandes transformations auxquelles nous allons assister pendant les prochaines années.

Malheureusement, au-delà de la pandémie, le plus grand danger permanent suite à cette crise sera le protectionnisme et donc l’aspiration à l’autonomie des Etats par rapport à leurs besoins de base. Les services financiers, tels que les dépôts, l’épargne, le crédit, les paiements de biens et de services, sont des besoins fondamentaux que l’État se doit de garantir sans dépendance par rapport à d’autres pays.

Autant qu’il faille s’ouvrir au monde en facilitant les paiements des échanges financiers transfrontaliers et internationaux, avec des acteurs incontournables comme Paypal, Visa et Mastercard, autant il faudra développer des champions nationaux avec du capital national pour se prémunir des crises futures, au moins pour ce qui est des besoins de base.

Est-ce que la Place de Tunis est prête pour la monnaie digitale?

En ces temps de crise, la Banque Centrale de Tunisie peut, émettre, pour le compte de l’Etat tunisien, un montant initial de 1 à 2 milliards de dinars (en monnaie centrale), sous forme digitale, pour soutenir les plus démunis en leur versant directement dans leur portefeuille mobile un montant forfaitaire.

Donner directement de l’argent aux consommateurs, sans passer par le crédit bancaire, c’est le principe de l’Helicopter Money («monnaie hélicoptère»). Selon la description de l’économiste Milton Friedman en 1969, cela consiste, pour la Banque centrale d’un pays, à créer de la monnaie pour la distribuer directement aux citoyens.

D’une manière générale, l’introduction d’une MDBC (Monnaie Digitale de Banque Centrale) se justifie si les bénéfices sociaux attendus sont supérieurs aux coûts.

Le motif essentiel d’émission d’une MDBC serait d’offrir un instrument de paiement parfaitement liquide, souverain et sûr adapté à l’évolution technologique et, fort utile, en cette période de confinement pendant laquelle la population non bancarisée a des difficultés à accéder à un minimum de trésorerie pour les besoins de base par perte de revenus ou par obligation de confinement.

Cet argent sera dépensé en “closed loop” (système fermé sans sortie de cash vers la monnaie fiduciaire) et uniquement sur des produits de première nécessité. Il n’engendre donc pas d’inflation.

Cette stimulation directe de la consommation permettrait d’améliorer la vie de beaucoup de Tunisiens et soutiendrait de manière significative les petits commerces qui sont actuellement soumis à un ralentissement de leurs affaires, en raison du confinement de la population.

Sans oublier que cela résoudrait dans une large mesure le problème de l’augmentation des contaminations, en raison de la nécessité pour les personnes ne disposant pas de compte bancaire à se rendre aux bureaux de poste pour recevoir leurs allocations d’aide sociale et ceux qui n’ont pas de carte bancaire de contribuer à la collecte de dons, notamment pour le fonds 1818 récemment créé pour aider l’Etat dans sa lutte contre le Coronavirus, ainsi que pour offrir des opportunités nouvelles aux associations caritatives dans la mobilisation de ressources de manière légale.

Cette monnaie digitale pourrait aussi servir à faciliter le recouvrement des échéances fiscales et sociales partout sur le territoire.

Un système de paiements mobiles participerait également à améliorer le recouvrement des créances de l’Etat, dues par les petits contribuables, le règlement rapide des remboursements CNAM, le paiement des factures d’électricité et d’eau actuellement payées aux guichets de la Poste, et même favoriserait les transactions avec les professionnels indépendants.

Il serait également attractif pour un grand nombre de petits entrepreneurs et commerçants de l’informel à intégrer les circuits formels des affaires, en raison des avantages de portabilité, de sécurité et de facilité que cela offrirait.

Ce système de monnaie digitale centrale traduirait de manière directe la politique de decashing, réduirait les coûts de transaction, rationaliserait l’octroi des subventions de l’Etat pour faire face à la crise, permettrait la création de bases de données fiables, et surtout offrirait une accessibilité directe à des moyens de paiement, à faible coût, sans bouger de chez soi !

Sur le plan légal, l’article 9 de loi bancaire 2016-48 autorise cette forme de monnaie électronique.

La BCT travaille depuis 2018 sur les CBDC, comme le FMI l’a recommandé et comme le font déjà des dizaines d’autres Banques centrales. Il est possible de mettre en œuvre cette approche au sein de la Sandbox de la BCT en moins d’un mois sur une solution blockchain tunisienne, avec des compétences 100% tunisiennes, ce qui pourrait créer un écosystème capable de devenir rapidement exportateur.

En ces temps difficiles, les solutions techniques existent, et je pense que c’est le moment idéal pour passer à l’action et oser l’innovation. Tout dépend des priorités des pouvoirs publics et de l’ouverture d’esprit de nos législateurs.

Jacques Attali, dans une note prospective, a parlé de l’avènement d’un nouvel ordre social. La FinTech sera-t-elle l’acteur majeur dans cette hypothèse, aussi en Tunisie ?

La FinTech est incontestablement un des leviers de la transformation du monde qui va s’accélérer. La FinTech reste un moyen et non une finalité. Un moyen pour que nous puissions tous accéder plus équitablement à la prospérité et à nos droits, elle fait donc partie de la monnaie nationale.

La vitesse à laquelle nous allons gérer cette transformation dépend de nos gouvernements, nous y arriverons tôt ou tard. Si nous ne le faisons pas de manière souveraine, nous serons les colonisés d’un nouveau monde digital qui tend à s’installer de plus en plus vite et de manière subtilement violente, avec un néo-colonialisme d’un genre nouveau, mais dont les fondements sont les mêmes qu’au XIXème siècle : pomper les richesses des pays colonisés au profit des puissances financières et industrielles, désormais digitales.

Alors je lance un appel au gouvernement et aux autorités à tous les niveaux, notamment dans l’administration :

laissez-nous innover, laissez-nous travailler et consolider la souveraineté de notre pays, avec des ressources et des intelligences nationales.

Si vous ne pouvez pas faire front aux puissances financières étrangères et, cela se comprendrait, laissez aux jeunes entrepreneurs au moins les mêmes chances de créer, et ne favorisez pas le capital multinational, en particulier le capital rentier étranger.

La Tunisie a de nouvelles classes d’entrepreneurs capables de relever les défis comme les générations précédentes d’entrepreneurs l’ont fait après l’indépendance, au début des années soixante-dix, et au début des années quatre-vingt-dix.

J’espère que cette crise nous ouvre à tous les yeux sur le dénuement dans lequel nous sommes, des points de vue technologique et scientifique, malgré la disponibilité de plusieurs compétences qui ne demandent qu’à s’épanouir, et qui ont surtout besoin d’un Etat stratège, qui ose et qui encadre leurs efforts.

Hichem Ben Fadhl
Managing Director, Ajyal Capital