Moncef HARRABI : “L’électricité relève de la sécurité nationale“

Gérer la Société tunisienne de l’électricité et du gaz “STEG“, responsable de l’approvisionnement du pays en électricité et en gaz dans un contexte des plus difficiles, n’est certainement pas une tâche facile. Rares sont les périodes de canicule qui se sont poursuivies sur des journées entières et des chaleurs qui ont été aussi étouffantes jusqu’au soir en Tunisie. Cela a été le cas pendant l’été 2017.

Moncef HARRABI, PDG de la STEG, conscient que son entreprise doit pouvoir relever les défis énergétiques du 21ème siècle, essaye de gérer tant bien que mal aussi bien le potentiel de production que le climat social assez délicat. Les priorités? La sécurisation de l’approvisionnement du marché national dans un contexte climatique des plus hasardeux et la satisfaction d’une demande énergétique croissante tout en limitant les coûts.

Entretien.

WMC : Autant de coupures d’électricité, cela ne s’est apparemment jamais passé en Tunisie. Pourquoi cette année, alors que cela fait des années et bien avant 2011 que la STEG est consciente de l’enjeu estival où la consommation d’électricité atteint son apogée?

Moncef HARRABI : En 2010, la surconsommation d’électricité a engendré une augmentation urgente des besoins en unités de production. Une année où l’évolution de la pointe de consommation avait dépassé, en été, les 14%.

Pour faire face à cette demande urgente et s’assurer que les futures saisons estivales se déroulent sans coupures d’électricité en garantissant la continuation de l’alimentation, il a été décidé de réaliser deux turbines à gaz pour l’année 2012, en l’occurrence, celles de Bir Mcherga.

On oublie souvent que le secteur de l’électricité relève de la sécurité nationale et qu’il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de problèmes majeurs dans l’approvisionnement du marché.

“La STEG a traversé des moments très difficiles en 2015, et, en prévision des pointes de l’été 2016, il avait été de nouveau décidé de renforcer les capacités de production d’électricité de la STEG“

Les deux nouvelles turbines à gaz de la centrale de Bir Mcherga ont légèrement diminué la pression, mais n’ont pas réglé définitivement le problème. La STEG a traversé des moments très difficiles en 2015, et, en prévision des pointes de l’été 2016, il avait été de nouveau décidé de renforcer les capacités de production d’électricité de la STEG.

Suite à des débats houleux, une étude claire, transparente et argumentée a été élaborée pour la mise en place de deux autres turbines à gaz pour l’été 2016, et ce en prévision des périodes de grandes canicules. Les autorités de tutelle ont été sollicitées à ce propos et ont approuvé l’acquisition desdites turbines installées aujourd’hui à Bouchemma. Le but était de sauver la saison estivale, et la STEG s’est trouvée dans l’obligation d’agir rapidement. Il y avait une course contre la montre et il fallait prendre des mesures exceptionnelles pour une situation exceptionnelle. Chose qui a été formulée et défendue au niveau du Conseil d’administration de l’entreprise qui a donné son approbation pour la réalisation de la centrale.

Et pourtant, l’acquisition de ces turbines a suscité nombre d’interrogations auprès de certaines personnalités tunisiennes soucieuses de la transparence des marchés?

Les deux turbines à gaz qui ont été installées et, dans un temps record à la fin du mois de juin 2016, ont participé effectivement à la production d’électricité durant la pointe de l’été. Durant cette année, l’été a été clément et nous n’avons pas atteint les pics, prévus alors de 3600 MW. Nous avons eu des journées de grande chaleur mais éparpillées, ce qui ne mettait pas de très grandes pressions sur le parc national de production.

Cela n’a pas été le cas de l’été 2017, où nous avons souffert de journées de canicule successives ce qui a engendré une importante évolution de la consommation d’électricité: le pic de la demande a dépassé les 4.000 MW et fort heureusement il y a eu les deux nouvelles turbines à gaz de Bouchemma pour y faire face.

“… nombre de constructeurs ont été consultés et sollicités pour réaliser et mettre en service les deux turbines à gaz de Bouchemma avant l’été 2016“

Pour ce qui est du marché, je ne prétends pas disposer de l’ensemble des éléments le concernant, mais nombre de constructeurs ont été consultés et sollicités pour réaliser et mettre en service les deux turbines à gaz de Bouchemma avant l’été 2016. Le seul constructeur ayant répondu positivement et qui avait l’expérience requise pour la réalisation de ce genre de centrale dans les délais exigés était le même constructeur qui avait effectué, en 2012, les deux turbines à gaz de Bir Mcherga.

Comment avez-vous réussi à gérer les canicules de 2017 ?

En 2017, la pointe de consommation enregistrée est de 4.025 MW, dépassant ainsi la valeur de 3.900 MW prévue par la STEG. En fait, la STEG a engagé toutes les opérations possibles et imaginables afin d’optimiser l’exploitation de son parc de production d’électricité. Nous avons pu sauver la situation grâce à notre expertise et notre savoir-faire, et aussi grâce à la disponibilité de la centrale Bouchemma.

Actuellement, nous devons préparer la saison estivale de 2018 et nous allons, dès à présent, proposer au gouvernement plusieurs scénarios pour parer aux besoins croissants en électricité prévus pour l’été prochain. À ce niveau, on ne peut pas écarter les scénarios réalisés en 2012 et 2016.

D’un autre côté, nous veillerons à la sensibilisation de nos clients quant à la nécessité de rationaliser leur consommation de l’électricité.

Comptez-vous construire de nouvelles centrales électriques en prévision des besoins croissants pour les années 2019/2020 ?

Nous avons déjà signé un contrat avec le constructeur Mitsubishi, pour la réalisation d’une centrale à Radès, d’une capacité de 450 MW, dont la mise en service partielle est prévue pour l’été 2019.

Nous avons également lancé un appel d’offres pour la mise en service d’une centrale électrique à Mornaguia pour une capacité totale de 600 MW.

“… en 2018, aucune centrale thermique ne sera mise en service et il va falloir mettre en place un plan d’action pour faire face à la consommation d’électricité durant la saison estivale“

Toutefois, en 2018, aucune centrale thermique ne sera mise en service et il va falloir mettre en place un plan d’action pour faire face à la consommation d’électricité durant la saison estivale. Parmi les solutions envisageables, nous devons compter sur nos propres moyens en s’attaquant au chantier de la rénovation et la réhabilitation des centrales existantes tout en misant sur l’amélioration des échanges d’électricité avec l’Algérie sans pour autant en être dépendant, vu que l’interconnexion avec l’Algérie a des limites d’ordre technique et ne peut dépasser des seuils d’échange bien déterminés.

Et qu’en est-il des énergies renouvelables ? On parle tout le temps de la ferme solaire TuNUR, s’agit-il d’un mythe ?

En fait, la société concernée vient de déposer une demande dans ce sens auprès de notre ministère de tutelle lequel, avec le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, sont en charge du dossier.

Vous m’étonnez. On a pourtant parlé des énergies renouvelables en tant que traitement «palliatif» en cas de défaillance des sources d’approvisionnement énergétiques classiques ?

Actuellement, pour satisfaire aux besoins des clients en électricité, on fait appel principalement aux moyens de production conventionnels. En fait, durant la saison estivale 2017, on n’a pas pu profiter convenablement des énergies renouvelables, et notamment l’éolien, parce qu’il n’y a pas eu assez de vent durant les périodes de forte demande. Quant à l’énergie solaire, on peut, grâce à elle, compenser le manque d’électricité pendant la pointe du jour. Mais je ne pense pas que les énergies renouvelables puissent pour l’instant nous être d’une grande aide.

Et l’énergie solaire n’est pas non plus stockable ?

Quoique les énergies renouvelables, dont notamment le solaire, permettent un gain en combustibles et une diversification des sources d’énergies primaires de production de l’électricité, elles demeurent cependant intermittentes et non dispatchables.

En fait, la STEG compte réaliser une centrale solaire de stockage d’électricité avec pompage et turbinage. Dans ce cadre, un projet, dont le coût d’investissement est de 1.200 MDT (c’est-à-dire 1,2 milliard de dinars), est en cours d’étude et sera mis en service d’ici 2025. Et en tout état de cause, produire des énergies renouvelables ne veut pas dire arrêter l’investissement dans les moyens de production classiques.

“… Le projet d’interconnexion électrique entre la Tunisie et l’Italie d’une capacité de 600 MW permettra de fiabiliser plus notre système électrique et d’accéder au marché européen de l’électricité“

D’ailleurs, deux autres grands projets méritent d’être mentionnés à cette occasion, et qui constituent des solutions pour parer les spécificités des sources d’énergie renouvelables. Il s’agit du projet d’interconnexion électrique entre la Tunisie et l’Italie d’une capacité de 600 MW -qui permettra de fiabiliser plus notre système électrique et d’accéder au marché européen de l’électricité-, et celui “Smart Grid” qui sera mis en œuvre d’une façon progressive et qui permettra une meilleure efficacité énergétique et maîtrise des pertes ainsi qu’une amélioration du recouvrement des créances de la STEG.

Les Tunisiens se plaignent de la cherté de l’électricité, la compensation a-t-elle été réduite et est-ce que le gaz naturel n’est pas trop cher ?

En fait, produire de l’électricité est une opération complexe que nous vendons à perte. 55% des besoins de la Tunisie en gaz naturel sont satisfaits par la production locale, le reste est importé. A cause du blocage et à la fermeture des vannes de gaz à Kerkennah, Kamour et Kébili, la STEG a rencontré des difficultés dans l’alimentation de ses centrales du sud en gaz naturel.

Pour revenir aux prix de l’électricité et du gaz, faites donc un tour d’horizon dans les pays du Nord, vous verrez que ceux de la Tunisie sont parmi les plus bas, puisque l’Etat tunisien les subventionne en partie.

Et qu’en est-il des entreprises industrielles énergivores ?

Afin de satisfaire leurs propres besoins en électricité, la réglementation en vigueur accorde aux usines grandes consommatrices d’électricité la possibilité de réaliser leurs propres centrales solaires ou éoliennes. Elles ont également la possibilité de vendre l’excédent à la STEG à un seuil de 30%. A ce titre, une vingtaine d’entreprises ont déjà réalisé leurs propres installations pour produire de l’électricité à partir du photovoltaïque.

Votre campagne de sensibilisation appelant les consommateurs à faire preuve de plus de rigueur a-t-elle été efficace ?

Je saisis l’opportunité pour remercier nos clients ayant répondu positivement à notre sensibilisation et ayant participé activement dans l’action visant à faire face à la pointe estivale de cette année. Les résultats de cette campagne de sensibilisation ne seront communiqués qu’après l’évaluation de son efficacité.

Pourquoi la STEG doit-elle tenir le monopole de la production de l’électricité ? Privatiser ce secteur ne pourrait-il pas œuvrer pour des prix plus bas ?

Le coût de production de l’électricité est certes très élevé. Croyez-vous que les privés qui miseront à investir dans ces projets vont vendre le kilowattheure à un prix moins cher que la STEG ou au même prix?

Le privé cherche toujours les bénéfices et est appelé à rentabiliser ses projets. De ce fait, il ne se hasarde jamais, par exemple, à prendre la responsabilité de l’électrification des régions rurales et celles éloignées. Par contre, la STEG, en tant qu’entreprise publique et citoyenne, a la responsabilité et l’obligation de réaliser de l’électrification du pays, sans pour autant chercher une rentabilité excessive. C’est une entreprise de services qui vend un produit subventionné par l’Etat.

“… depuis 1998, la STEG n’a plus le monopole de la production d’électricité. La centrale de Radès 2, dont la capacité est de 470 MW, est une entreprise privée à 100%“

Il est bon à savoir que, depuis 1998, la STEG n’a plus le monopole de la production d’électricité. La centrale de Radès 2, dont la capacité est de 470 MW, est une entreprise privée à 100%. Actuellement, avec la nouvelle réglementation, le Plan Solaire Tunisien prévoit la mise en place d’une capacité de production renouvelable de 1000 MW d’ici 2020, dont seulement le 1/3 sera réalisé par la STEG. Le premier round de l’appel à projets pour la production d’électricité à partir des énergies renouvelables dans le cadre du régime des autorisations a été déjà lancé, les privés intéressés sont en train de préparer leurs dossiers. Le dépouillement débutera au mois de novembre prochain.

Pourquoi d’après vous l’électricité est une question de sécurité nationale et par conséquent la privatisation ne doit pas toucher le secteur ?

La STEG est une institution publique qui requiert plus d’autonomie et de souplesse dans la passation des marchés. C’est une entreprise dynamique en prise avec des imprévus touchant un secteur stratégique pour le pays. De ce fait, j’estime qu’il est temps d’alléger et mettre à jour les procédures administratives pour une meilleure gestion des entreprises publiques.

Pour ce qui est de la sécurité, imaginez ce qui peut arriverait en cas de longues coupures d’électricité, la sécurité des simples citoyens pourrait être menacée, sans parler des sites sécuritaires stratégiques pour notre pays. C’est pour cela que la STEG doit rester sous le giron de l’Etat mais, comme je l’ai mentionné, avec plus d’autonomie dans la gestion.

Qu’en est-il du fait que le personnel de la STEG profite de la gratuité de l’électricité ? N’est-ce pas inéquitable pour les autres citoyens ?

A l’instar de toutes les entreprises publiques, les agents de la STEG bénéficient d’un avantage en nature considéré comme étant un complément de salaire imposable. Cet avantage (gratuité de la consommation) est accordé selon un quota déterminé en fonction du grade de l’agent et avec un plafond à ne pas dépasser. Qu’il s’agisse de simples agents ou des cadres, tout le monde paye les dépassements aux quotas réservés. En fait, les chiffres prouvent qu’un grand nombre de salariés de la STEG n’arrivent même pas à exploiter leurs quotas annuels.

“Je voudrais souligner en conclusion que la STEG est une locomotive de l’économie nationale. Elle ne cesse de créer de la richesse en investissant à maints projets de production, transport et distribution de l’électricité et du gaz naturel“

Je voudrais souligner en conclusion que la STEG est une locomotive de l’économie nationale. Elle ne cesse de créer de la richesse en investissant à maints projets de production, transport et distribution de l’électricité et du gaz naturel. Il s’agit de préserver les équilibres financiers d’un grand établissement public national. Entreprise qui est appelée à relever maints défis dont notamment ceux relatifs à la satisfaction de la demande nationale en électricité et en gaz naturel ainsi que la rénovation de son parc de production.

Il s’agit aussi d’optimiser les performances de la STEG en ayant plus de liberté au niveau du management et en disposant de plus de moyens pour améliorer les services destinés à la clientèle et pouvoir honorer ses engagements dans le cadre de la politique générale du pays.

Enfin, nous réaffirmons notre ferme engagement et notre détermination pour réduire au plus les impayés de la STEG auprès de ses clients (toutes catégories confondues), et pour mettre fin au “fléau” de la fraude (vol de l’électricité) qui ne cesse de s’amplifier ces dernières années, mettant en cause la sécurité de l’ensemble de notre système électrique.