Eclairages : Les partis politiques en Tunisie sont-ils condamnés aux luttes intestines?

Comme tous les êtres vivants, les partis politiques naissent, grandissent et meurent. En Tunisie, on peut ajouter sans être démenti: ils connaissent des dissensions qui finissent en scission. Nidaa Tounès, le parti fondé par Béji Caïd Essebsi en 2012, ne déroge donc pas à la règle. Sauf qu’il a grandi trop vite et a réussi en moins de temps qu’il n’en faut à prendre le pouvoir. Les appétits s’en sont trouvés ainsi démultipliés accroissant les ambitions des uns et des autres. Fatalement les dissensions s’y installent durablement et les différends prennent un tour dramatique devant un électorat éberlué et une opinion publique traumatisée.

tunisie-wmc-partisans-bce-21122014.jpgL’absence du Père fondateur, Béji Caïd Essebsi, porté à la magistrature suprême et obligé donc par la Constitution à s’élever au-dessus des partis, lui porte un coup fatal. Car c’était lui le rassembleur, le garant de la pluralité dans l’unité, le porteur du projet, la conscience qui ne se trompe jamais. Le parti n’est reconnu qu’à travers lui et ses décisions sont indiscutables.

Il est clair que c’est lui et lui seul qui avait voulu la «cohabitation» avec les islamistes d’Ennahdha, l’ennemi d’hier et le choix d’un non-nidaïste, Habib Essid, pour diriger le gouvernement. Deux décisions qui ont été pour beaucoup dans les conflits actuels au sein du parti et qui risquent d’être le fil conducteur pour une éventuelle scission.

Le Destour et la «scission bienheureuse»

Mais si Nidaa Tounès s’est trouvé confronté à des luttes intestines très tôt parce qu’il a grandi trop vite, tous les grands partis en Tunisie ont affronté les mêmes difficultés.

Ainsi, le parti libéral constitutionaliste tunisien ou Destour, premier parti portant aux fronts baptismaux les revendications nationales tunisiennes, a-t-il connu très vite ses premières dissensions ayant précipité sa scission.

Fondé en 1920 par des notables tunisois autour d’Abdelaziz Thaalbi, ce parti a articulé son programme autour des 14 points du président américain Wilson proclamant au sortir de la Première Guerre mondiale la nécessité de prendre en compte  les intérêts des populations colonisées.

Légalistes proches du Bey, l’un des leurs était Moncef fils du bey régnant Naceur, ils ont circonscrit leur combat dans des articles de presse ou des pétitions envoyées aux autorités du protectorat.

En 1932, des jeunes trentenaires tous issus de l’université française se font une place sur la scène politique. Parmi eux, Habib Bourguiba, Tahar Sfar, Bahri Guiga et Mahmoud Matri. Ceux-ci fondent, en 1932, «l’Action tunisienne», un journal en langue française qui, dès le départ, donne le ton en prônant l’émancipation du peuple tunisien et une forme de laïcité qui fait d’emblée peur aux forces conservatrices.

Il faut «défendre, en dehors de tout esprit de caste et de démagogique stérilité, les intérêts de tous les Tunisiens, sans distinction de religion. La Tunisie que nous entendons libérer ne sera pas une Tunisie pour musulmans, pour Juifs ou pour chrétiens. Elle sera la Tunisie de tous, sans distinction de religion ou de race», écrit Bourguiba dans un de ses éditoriaux marquant ainsi une rupture avec les positions traditionnelles du mouvement destourien.

Fin 1932, la question des «naturalisés» surgit avec la fetwa d’un cheikh de Bizerte interdisant l’inhumation de ces «retournés» dans les cimetières musulmans. Le Résident général cède sur cette question, ce qui constitua une première victoire du parti destourien qui convoqua son congrès lequel décida d’élire tout le groupe de «l’Action Tunisienne» à la Commission exécutive, la plus haute instance du Destour.

Mais d’un côté comme de l’autre, le cœur n’y était pas. Critiqué pour avoir mené une délégation auprès du bey sans avoir l’autorisation du parti, Bourguiba démissionne très vite de la Commission exécutive, rejoint en cela par les autres membres du groupe. Bien qu’exclus de la direction, les démissionnaires réussissent à convoquer le 2 mars 1934 à Ksar Helal un congrès du Destour qui réunit les délégués des cellules des différentes régions.

Présidant les débats, les jeunes dirigeants, Bourguiba en tête,  font aux congressistes l’historique de la crise et préconisent le changement des méthodes d’action en recommandant  l’intensification de la lutte jusqu’à la victoire finale.

Le congrès proclame la dissolution de la Commission exécutive et approuve les statuts du Néo-Destour. Ainsi, la scission du Destour en deux branches, celle dite des “Archéos“ et celle du “Néo-Destour“, est consacrée. A l’évidence cette rupture que Bourguiba appelle la «scission bienheureuse» porte sur les méthodes d’action plus que sur les personnes même s’il s’agit aussi d’un conflit de générations.

La rébellion de Salah Ben Youssef

Le Néo-Destour ne fera pas l’économie d’une scission lui aussi. Celle-ci prit la forme d’une rébellion. En effet, la proclamation de l’autonomie interne en juillet 1954 prend de court le secrétaire général de ce parti, Salah Ben Youssef. Il la considère comme «un fait accompli» et «un pas en arrière sinon une entrave» à l’indépendance totale du pays. Non seulement il s’en démarque mais il devient un ennemi irréductible de Bourguiba, devenu coupable à ses yeux de pratiquer une «politique de reniement et de trahison» à l’égard du peuple tunisien.

Les partisans des deux bords, les «bourguibistes» et les «yousséfistes», multiplient alors les meetings pour dénoncer la partie adverse.

Le pays était au bord de la guerre civile puisque les réunions donnent lieu à des affrontements entre les partisans de l’un ou l’autre des deux hommes. On découvre même des tentatives d’attentat de l’une ou de l’autre des parties contre l’autre camp. 

Convoqué par Bourguiba, le Congrès du parti se tient à Sfax du 15 au 19 novembre 1955. Celui-ci se range derrière Bourguiba et décide de déchoir Ben Youssef de ses fonctions et de l’exclure du Néo-Destour. Cette sécession, puisqu’à aucun moment son principal protagoniste, n’a tenté de créer un parti politique finit dans le sang puisque Salah Ben Youssef était assassiné le 12 août 1961 dans un hôtel de Francfort. Certaines sources laissent entendre que l’ordre émanait de Bourguiba ou de ses proches.

Le MDS et ses tourments

Le deuxième parti ayant connu des scissions significatives en Tunisie est le Mouvement des démocrates socialistes (MDS). Fondé par Ahmed Mestiri, un ancien ministre de Bourguiba et un des dirigeants du Néo-Destour baptisé en 1964 parti socialiste destourien (PSD), le MDS doit sa création au groupe qui a préconisé au congrès du PSD, tenu à Monastir en septembre 1971, une ouverture du régime et sa réforme de l’intérieur.

Exclus du PSD alors parti unique, Mestiri et ses camarades créent le MDS en juin 1978 dans le but d’instaurer le pluralisme politique en Tunisie. En 1981, à la faveur d’une tentative de libéralisation du régime conduite par le Premier ministre Mohamed Mzali, il participe aux élections législatives de 1981. Ses listes de couleur vertes connaissent un véritable engouement. Selon des sources crédibles, ce parti aurait remporté ce scrutin. Les résultats officiels, truqués suite à une fraude massive, l’empêchent d’envoyer un seul de ses représentants à la Chambre des députés. Mestiri accuse alors le ministère de l’Intérieur d’avoir falsifié ces élections. Ce n’est que le 19 novembre 1983 que le MDS est finalement reconnu officiellement par les autorités tunisiennes.

En 1989, le MDS croit comme toute l’opposition de l’époque à la promesse d’ouverture de Ben Ali et participe aux élections législatives sans présenter de candidats à la présidentielle tenue en même temps. Mais contre toute attente, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique, héritier du PSD, rafle 99% des voix. Cet échec retentissant doublé d’une volonté de mise au pas des partis politiques par le nouveau maître du pays contraint Mestiri à se retirer du secrétariat général puis à mettre fin à toute activité politique.

Mohamed Moada, lui-même ancien destourien, remplace Mestiri au poste de secrétaire général avant de prendre le titre de président en 1992. Le MDS connaît alors sa première scission avec le départ de l’un de ses fondateurs, Mustapha Ben Jaafar, membre du bureau politique qui souhaitait prendre ses distances à l’égard du régime dont la dérive autoritaire s’affirme, alors que le patron du MDS, Moada, militait pour un rapprochement avec le pouvoir en place.

Ben Jaafar fonde un nouveau parti, le Forum démocratique pour le travail et les libertés dit en arabe Ettakatol. En 1994, le MDS, conduit par Moada, soutient la candidature de Ben Ali. Sans surprise celui-ci gagne les élections avec des scores à la soviétique. A la faveur d’une modification de la loi électorale dont le but est de créer autour du parti au pouvoir un «décor démocratique», le MDS obtient 10 sièges au Parlement.

Aux élections municipales suivantes, on ne lui octroie pourtant que six sièges sur les 4.000 postes à pourvoir. Moada change de ton face au pouvoir. Il est incarcéré en octobre 1995 après avoir adressé une lettre ouverte dénonçant la dégradation de la situation des droits de l’Homme dans le pays.

Après la condamnation du chef du parti à une lourde peine de prison, un congrès extraordinaire controversé est convoqué en 1997 à l’issue duquel Ismaïl Boulahya, dernier membre fondateur encore en fonction, est appelé à la tête du secrétariat général malgré le boycott des éléments restés fidèles à Moada.

Ce dernier, libéré après 17 mois de détention, refuse de reconnaître la nouvelle direction. Incarcéré de nouveau pour «collaboration» avec les islamistes, Moada bénéficie en 2002 d’une grâce présidentielle et se voit rétabli dans ses droits politiques et civiques. Il accède de nouveau à la direction du MDS.

Au congrès de 2008, Boulahya est reconduit comme secrétaire général alors que Moada devient coordinateur général.

En janvier 2011 à la suite de la révolution, Boulahya est écarté de la tête du MDS et remplacé par Taïeb Mohsni, premier vice-secrétaire général qui préside le bureau politique. Le parti rentre alors dans une phase de tourments. Plusieurs dirigeants (Taieb Mohsni, Mohamed Ali Khalfallah et Ahmed Khaskhoussi) se succèdent à la tête du parti.

Suite au verdict de la Cour d’appel de Tunis confirmant la nullité des résultats du congrès extraordinaire du Mouvement des démocrates socialistes (MDS) (camp Khaskhoussi), tenu le 27 février 2011, ce dernier fonde un nouveau parti qu’il nomme le mouvement des démocrates sociaux, consacrant une énième scission au sein du MDS, le doyen des partis d’opposition démocratique dans le pays. Ce dernier, sous son appellation originelle, n’existe plus.

Le MUP et le PUP

L’autre parti ayant connu une scission retentissante est le Mouvement de l’unité populaire “MUP“. Ce parti a été créé par le super-ministre de Bourguiba, Ahmed Ben Salah, condamné en mai 1970 à dix ans de travaux forcés et qui parvient à s’évader de prison le 4 février 1973.

Installé en Suisse, ce dernier crée son parti reconnu par l’Internationale socialiste grâce à ses amis les chanceliers  allemand et autrichien, Willy Brandt et Bruno Kreisky.

Les proches de l’ancien ministre restés au pays tentent sans succès d’obtenir sa légalisation sous son appellation originelle. Peine perdue, ils fondent alors un parti dont il est issu, le Parti de l’unité populaire “PUP“ qui est reconnu en 1983. Il participe à toutes les élections législatives de 1986 à la révolution. Ses deux secrétaires généraux, Mohamed Belhaj Amor en 1999 et Mohamed Bouchiha en 2004 et 2009, participent aux élections présidentielles n’obtenant au mieux que 5,1% des voix.

Après la révolution, le PUP se saborde et quitte définitivement la scène politique. Le 12 février 2012, Ahmed Ben Salah dépose une demande de visa pour son parti le MUP dont il occupe le poste de secrétaire général. Il obtient son visa le 8 mars 2011. Son fondateur en devient le président le 13 mai 2012. Mais il ne parvient pas à marquer sa présence dans la vie politique.

Même l’UGTT n’échappe pas à la scission

Après la révolution, des partis se scindent aussi donnant naissance à de nouvelles formations. Ainsi, le Congrès pour la République “CpR“ -parti de Moncef Marzouki président provisoire de 2011 à 2014- se morcelle en trois formations.

Le Parti démocratique progressiste (PDP) de Néjib Chebbi connaît lui une fusion avec d’autres formations donnant naissance au parti Joumhouri avant l’éclatement de celui-ci.

Le nomadisme partisan change d’ailleurs le visage de la scène politique. Des dirigeants quittent leurs partis d’origine pour d’autres formations qu’ils contribuent à créer ou à consolider. Même Ennahdha subit ce phénomène puisqu’un des siens, Riadh Chaïbi, quitte ce mouvement pour créer sa propre formation qu’il dénomme «le Parti de la construction nationale».

L’UGTT, la centrale syndicale historique du pays n’a pas échappé, elle aussi, à la scission. En septembre 1956, le sixième congrès de l’UGTT porte à sa tête Ahmed Ben Salah, nommé secrétaire général. Des syndicalistes historiques dont Habib Achour ne figurent pas au sein du nouveau bureau exécutif. Quelques jours après le congrès, Habib Achour et certains de ses camarades prennent la tête d’un mouvement de scission. Ils constituent l’Union tunisienne du travail (UTT).

Un remaniement a eu lieu à la tête de l’UGTT en décembre 1956 —Ahmed Tlili remplace alors Ben Salah qui est désigné comme secrétaire d’État (ministre) chargé de la Santé publique.

Les dissidents ne réintègrent finalement l’UGTT que le 2 septembre 1957, après avoir obtenu la garantie de se voir bien représentés au sein du bureau exécutif, ce qui est effectif au cours du congrès d’union organisé le 22 septembre suivant. Ahmed Tlili reste secrétaire général alors qu’Habib Achour est chargé des questions économiques. D’autres proches d’Achour réintègrent le bureau exécutif.

Le 1er mai 2011, à la suite de la révolution, l’ancien secrétaire général de l’UGTT, Ismaïl Sahbani, reprend l’ancienne dénomination de la centrale dissidente en créant l’Union tunisienne du travail “UTT“ dans le cadre du pluralisme syndical.

Cet éclairage n’a pas pour but de justifier les dissensions au sein de Nidaa Tounès ni de les relativiser mais pour dire que la plupart des partis politiques, surtout les grandes formations, connaissent ce genre de difficultés inhérentes au caractère changeant des hommes qui les constituent.