Tunisie-Développement économique des femmes

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 Fait rare, la  ministre de la Femme, de l’Enfance et des Personnes âgées ose casser le mythe des Tunisiennes « mieux nanties par les lois » dans le monde arabo-musulman. Samira Maraï reconnaît le mérite du CSP mais ose aussi s’attaquer aux tabous de la parité parentale et de l’égalité des chances aux postes de responsabilité. C’est au leadership politique qu’il revient de changer les mentalités et de métamorphoser les réalités sociales, clame-t-elle. Il ne faut pas subir mais transformer l’ordre établi pour développer la Tunisie et assurer son développement et son progrès.

Une posture qui devrait inciter  les pseudo-leaders étouffants par leur populisme et soumis aux caprices des foules à méditer un peu plus et revoir leurs positions non pas en les alignant sur les mouvements de rue mais en osant. Car ils oublient très souvent que les masses suivent toujours les élites mais que le contraire est un fait rarissime. Malheureusement, nous sommes aujourd’hui dans une Tunisie où non seulement le leadership se soumet au dictat des masses mais où celles-ci deviennent très souvent les pilotes d’un avion qui tarde à décoller.

Entretien avec Samira Maraï

Qu’est ce qui explique selon vous la présence assez modeste des femmes tunisiennes pourtant très compétentes aux postes de décision ?

A travers l’histoire, les Tunisiennes ont prouvé leurs capacités à diriger, gérer et militer, c’est ainsi qu’elles ont pu se distinguer par rapport aux pays arabes et africains. Il est malheureux que dans notre pays aujourd’hui,  et avec autant de compétences féminines, nous n’en trouvons pas beaucoup qui occupent des hauts  postes de responsabilités et de décisions. Un indicateur m’interpelle dans ce sens : la Tunisie a été classée 17ème en Afrique dans l’indice de développement qui inclut entre autres celui humain, économique et  juridique.

Notre pays est classé premièr dans l’indice de développement humain avec un score de 93,5% et 27ème pour ce qui est du juridique. Nous sommes très en retard en matière de dispositifs législatifs sur les pays africains et maghrébins.  Notre score est de 34,3% et pour ce qui est de l’économique, nous en sommes à un peu plus de 50%. Je ne veux pas m’attarder sur les inconvénients de ces classements sur la Tunisie, par contre je me suis engagée à mettre en place une stratégie visant le renforcement du rôle des femmes dans son développement économique.

Il  y a en quelque sorte une imposture dans le fait de raconter partout que les femmes dans notre pays ont tous les droits et bénéficient de privilèges qui n’existent nulle part dans le monde arabe.  Nous sommes loin de pays tel  l’Algérie, rien qu’à voir le nombre de femmes en poste dans les « Wilayas » après les dernières législatives. Un autre exemple assez édifiant, celui du tutorat. En Tunisie, une mère n’a pas le droit de voyager avec ses enfants mineurs sans l’accord de son mari. C’est inconcevable ! Une restriction pareille en 2015 touchant des femmes éveillées, responsables et instruite n’a aucun sens. Ce n’est pas le cas chez nos deux voisins Nord-africains. Sommes-nous en Tunisie dans la logique de l’égalité parentale ou non ? On est en droit de nous poser la question.

Maintenant et sur le plan politique, nous avons 8 femmes au gouvernement entre ministres (3) et secrétaires d’Etat : c’est peu. Les femmes occupant de hautes fonctions aussi bien au Maroc qu’en Algérie sont plus nombreuses que les Tunisiennes. C’est problématique pour moi. En tant que ministère, nous avons décidé d’être plus dans l’action et le concret que dans la parole.  Nous sommes décidés à faciliter l’accès des femmes aux hauts postes décisionnels socioéconomique que politique. Pour cela, il faut mettre en place non seulement une stratégie mais  les mécanismes qui vont avec.

Pour que les femmes  soient plus nombreuses à occuper des postes de décisions, il faut que nous opérions de manière transversale et touchions tous les départements ministériels.  J’en avisé monsieur le Chef du gouvernement et nous l’avons intégré dans  la note d’orientation 2016/2020 de la stratégie du ministère, il approuve totalement notre démarche. L’intégration des droits socioéconomiques des femmes ainsi que ceux politiques et culturels lui tient particulièrement accord et il nous a donc incités à aller de l’avant. Je lui ai d’ailleurs suggéré d’envisager de mettre des points focaux « Genre » de très haut niveau au sein de tous les ministères pour qu’ils intègrent le principe de l’égalité des chances et l’approche genre dans l’Administration publique.

Il ne faut pas que ce soit le ministère de la Femme qui en porte à lui seul la responsabilité. Pendant des années, nous n’avons parlé que des droits des femmes. Aujourd’hui, nous devons passer à l’action au travers de la mise en place des mécanismes adéquats pour y parvenir réellement. Nous procèderons donc à la révision des politiques sectorielles. Dans chaque ministère, nous voulons évaluer la représentativité des femmes en fonction  de leurs expériences, expertises, mérites et compétences.

A compétences égales et des fois supérieures,  les femmes sont très souvent écartées des hauts postes, comment y remédier ?

A compétences égales très souvent, les femmes sont plus engagées et travaillent beaucoup plus. Ceci me renvoie à un ministère clé, celui de l’Intérieur. Il y a une quasi-absence des femmes dans les délégations spéciales ou encore dans les collectivités locales. C’est frustrant. Elles sont presque inexistantes aux premiers rangs des délégations ou dans les localités, ce qui n’a pas de sens au vu des compétences féminines dont regorge notre pays. J’espère voir en poste des femmes gouverneurs. Pourquoi pas ?  En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à assurer les formations correspondantes et nécessaires à tous les hauts responsables femmes.

Ne pensez-vous pas que dans les régions, il y a des résistances culturelles par rapport à des postes tels que gouverneurs ou délégués.

C’est là où se pose la question de savoir s’il revient aux politiques de changer les mentalités et d’œuvrer pour  une  évolution des cultures ambiantes ou si nous devons  nous soumettre à l’ordre social établi. Bourguiba a été le premier à avoir osé bousculer les mœurs et les coutumes en imposant le CSP en 1956 et ce n’était pas facile. Aujourd’hui, la société tunisienne l’a adopté et tout notre modèle sociétal s’en trouve métamorphosé. Personne ne remet en cause l’éducation des jeunes filles de nos jours.

C’est grâce au courage et à l’audace des politique que les cultures changent. Je viens du Sud et je sais que dans l’une des délégations spéciales, on a refusé qu’il y ait des femmes. C’est anormal de tolérer pareille attitude. Il faut imposer dans ces localités une présence féminine et quand les réticents réaliseront  la capacité des femmes à bien gérer leur quotidien et le rôle social qu’elles assurent, ils réaliseront par eux-mêmes leurs apports dans l’amélioration de leur vécu, ils les adopteront.

Au-delà du combat que vous comptez mener pour renforcer la présence des femmes dans les postes décisionnel, vous avez également mis en place des programmes pour une présence féminine plus affirmée dans les sphères économiques. Qu’en est-il des mesures concrètes ?

J’ai discuté avec mon staff des moyens à mettre en œuvre pour que les femmes s’investissent plus non seulement dans les politiques socioéconomiques de notre pays mais en tant qu’actrices sur le terrain. Les femmes doivent être plus autonomes financièrement et économiquement parlant pour que, entre autres, elles puissent occuper une place importante dans le leadership politique. Le taux des femmes actives  est de l’ordre de 25,6% et stagne depuis plusieurs années alors que la gente féminine est plus nombreuse que celle masculine dans nos universités (+62% des universitaires sont des jeunes filles). C’est quand même contradictoire ! D’après l’UTICA, il y a 6% seulement d’entrepreneures, c’est très peu. Qu’est ce qui cloche ? Ce n’est certainement pas les lois qui ne sont pas discriminatoires, le problème se situe plutôt dans les pratiques.

Nous avons décidé d’élaborer tout un programme comprenant des mécanismes et des mesures pratiques pour le développement économique des femmes et particulièrement rurales et celles qui souffrent de condition de vie difficiles et vivent dans les périphéries des grandes villes. Et en premier, les diplômées du Supérieur au chômage. Je sais que le ministère de l’Enseignement supérieur s’implique de plus en plus dans l’élaboration des programmes visant à inculquer la culture entrepreneuriale à nos jeunes universitaires.

Nous sommes également en train de mettre en place une plateforme couvrant toutes les régions en direction des diplômées chômeurs afin de définir les profils, assurer la formation, l’accès aux financements et l’autofinancement sans taux d’intérêt mais bien entendu, ce sont des prêts qui doivent être remboursés pour que le maximum de jeunes puissent en bénéficier. Il s’agit également de développer chez elles le sentiment de responsabilité. Nous assurerons l’accompagnement des porteuses de projets depuis le business plan jusqu’à leur mise en marche.

Ces jeunes femmes bénéficieront de formations de bases car nombreuses, parmi elles, ne connaissent pas leurs compétences, nous voulons les aider à identifier les activités où elles estiment être les plus efficientes et où elles peuvent se distinguer. Nous les orienterons vers les niches les plus porteuses dans chaque région. Nous estimons qu’une approche culturelle s’impose, il faut que l’entrepreneuriat corresponde aussi aux spécificités des régions. Il y a des projets environnementaux, d’autres agricoles, mais aussi dans le secteur des services. Les start-up, cela existe et il y a des jeunes qui ont fait fortune en partant d’une idée qui ne demande même pas de gros investissements. Ce programme de création de projets en direction des jeunes diplômées démarrera dans quelques jours à Médenine, Tataouine, Siliana et Jendouba.

Ce sont les zones où il y aurait le plus de résistance culturelle à l’emploi des femmes ou encore à l’entrepreneuriat féminin, est ce la raison de votre choix ?

J’ai eu l’occasion d’échanger avec des diplômées dans deux gouvernorats dans le cadre de workshops, à Siliana et  à Médenine. Le but était de sonder leur vision pour ce qui est de leur avenir professionnel ainsi que leurs attentes. J’ai eu grand plaisir à découvrir des jeunes femmes décidées, qui ont déjà identifié les projets qu’elles veulent lancer.

Je suis très optimiste malgré le fait que l’on me dise assez souvent : « Vous allez voir, ce que vous ambitionnez pour ces jeunes n’est pas facilement réalisable ». Mais je suis une femme de défis et j’y crois profondément, je crois que nous pouvons créer 250 projets jeunes dans chaque région. Je crois que ces diplômées dans lesquelles les parents ont investi ne peuvent pas lâcher prise aussi facilement et que nous ne nous attaquons pas à une mission impossible. Il faut que les femmes créent des emplois dans ces régions.

Madame la ministre, avez-vous les moyens de vos ambitions. Car pour y parvenir et au-delà de l’appui politique, il faut aussi disposer des moyens financiers qui peuvent répondre à ces besoins en projets et en emplois ?

Les financements n’ont jamais été un problème, c’est l’information et la culture entrepreneuriale qui font défaut. J’ai reçu ici à mon bureau des représentants de la Banque mondiale qui a accordé à la Tunisie des financements pour la réalisation de programmes d’entrepreneuriat féminin et j’ai su que plus de 40% sur le budget alloué en 2014 n’a pas encore été utilisé.

A Médenine, la BIRD a pris sous son aile une centaine de jeunes pour leur assurer la formation et l’encadrement nécessaires qui les préparent au lancement de leurs propres projets. Au démarrage du programme, le nombre des femmes était de 40, aujourd’hui, il est de 27.

Où se trouve la faille ? Je crois que c’est peut être dû à un contexte social peu encourageant pour la gente féminine et c’est pour cette raison que je tiens à ce qu’il y ait une discrimination positive en faveur des femmes, des campagnes de sensibilisation et même des études de cas.

Le but est de savoir si la défaillance de ces jeunes filles est dûe à des problèmes tels les moyens financiers, le transport ou le conservatisme. Et personnellement je ne pense pas que les réticences familiales représentent une entrave réelle. Comme je vous l’ai dis, je suis du Sud et dans ces régions les parents ont fait des sacrifices pour assurer les études et des emplois décents pour leur progéniture, ils ne changeront donc pas leur façon de voir avec leurs filles diplômées. Je pense que les obstacles sont exogènes et qu’il y en a  qui ne résistent pas et lâchent facilement prise.

C’est une galère que de lancer un projet en Tunisie et ça n’est pas facile pour tout le monde. Il faut que les lois changent. En attendant, pour avancer rapidement, nous comptons procéder à la mise en place de conventions signées avec les ministères économiques et les institutions financières pour faciliter la mise en marche rapide des projets femmes. Nous voulons créer une plateforme pour informer, orienter et faciliter leur réalisation mais ce qu’il nous faut plus que tout, ce sont des personnes ressources dans toutes les régions qui pilotent le programme entrepreneuriat féminin et veillent à sa concrétisation.

Comment voulez-vous que des femmes qui choisissent aujourd’hui des garderies que nous pourrions presque labelliser « hallal » ou encore des écoles coraniques pour leur enfants et veulent nous renvoyer au moyen âge puissent créer des projets ou participer activement au développement économique du pays ?

Si nous avons choisi pour la fête nationale des femmes cette année, le slogan de « Femme créatrice » « Al Mar3a Al Mobdi3a », c’est pour leur donner l’impulsion nécessaire, non pas pour créer des projets et des emplois et œuvrer activement au développement économique du pays mais aussi pour être des actrices effectives et efficientes dans la lutte contre le terrorisme et l’obscurantisme que certains courants extrémistes veulent nous imposer.

Les femmes doivent sauver la Tunisie parce qu’elles seront les premières victimes du terrorisme et l’insécurité. Il faut qu’elles dénoncent tous les abus et les menaces qui peuvent peser sur leurs enfants. Les femmes sont porteuses de valeurs, elles ont plus d’intelligence émotionnelle que les hommes, elles veillent sur l’éducation de leurs enfants et ont la lourde responsabilité de les protéger des endoctrineuses qui sévissent dans les garderies ou les écoles coraniques, lesquelles ne doivent pas exister de par la loi.  Si ces mamans pensent que dans ces écoles, leurs enfants vont tout juste apprendre le coran, eh bien je suis dans le regret de leur dire qu’elles se trompent lourdement.

Savez-vous que les « promoteurs » de ces écoles peuvent interdire l’accès à ces écoles aux  parents ?

Que ces derniers ne peuvent pas savoir quels sont les outils pédagogiques dont on use pour éduquer leurs enfants ? La personnalité d’un enfant se forge avant 6 ans. On doit leur inculquer une culture pluridisciplinaire, on doit l’instruire par le jeu. Il est important de savoir que qu’il s’agisse de jeu éducatif, social, cognitif ou thérapeutique, il s’agit avant tout, que dans les crèches et les garderies, on réussisse à offrir aux enfants les bases d’un apprentissage de la lecture ou de l’écriture, des opportunités de socialisation avec des pairs du même âge et grâce au jeu, on peut même les pousser à s’exprimer sur des aspects inquiétants de leur quotidien tels des traumatismes ou des conflits familiaux. Comment les parents peuvent-ils confiner leurs enfants dans des espaces où ils n’ont aucune assurance qu’ils peuvent bénéficier d’un tel encadrement ?

Ne pensez-vous pas à ce propos que vous péchez  par un déficit de communication ?

J’en suis consciente et j’en ai discuté avec le DG de la télévision nationale. Il y a un déficit de communication quant à cette question fondamentale pour l’avenir de nos enfants : quelle meilleure éduction leur octroyer ? Et je suis décidée à y remédier et sévir. La Tunisie est et restera toujours un pays émancipé, progressiste, tolérant et ouvert. Les Tunisiennes y veilleront et leurs enfants ne doivent pas et ne seront en aucun cas les outils de l’extrémisme ou de l’obscurantisme.