Economie – Artisanat : Peut-on encore sauver la tapisserie tunisienne?

Par : TAP

artisanat-salon-680.jpgL’une des spécialités de la région de Gafsa c’est sa tapisserie murale, qui compte parmi les activités artisanales manuelles les plus authentiques au monde. Sa notoriété est même parvenue jusqu’au Japon, plus exactement chez l’empereur nippon lequel avait commandé, en 1992 auprès des artisans gafsiens, une collection composée de 7 tapisseries murales.

Pourtant, cette activité est aujourd’hui en voie de disparition puisque les artisans, gardiens de ce riche patrimoine, sont de moins en moins nombreux, en raison d’une rémunération de misère proposée par le secteur privé, qui ne dépasse pas les 30 dinars par mois, dans certains cas, d’un déficit d’encadrement, de l’absence de l’appui de l’Etat, des difficultés de commercialisation, de la pénurie des matières premières…

Mais la fermeture des ateliers de l’Office national de l’artisanat (ONA), en 1997, ayant entraîné la désaffection des artisans, risque d’entraîner la mort lente de la tapisserie murale, à l’instar de d’autres activités artisanales.

Zied Zouaoui, directeur de la promotion des compétences à l’ONA, a expliqué que la décision de fermeture des ateliers de l’ONA, dans les différentes régions du pays, s’est inscrite dans le cadre de l’application du Plan d’Ajustement Structurel (PAS), décidé en 1986, lequel stipule que l’Etat doit céder les activités compétitives au secteur privé.

«Ainsi, à partir de cette date, l’ONA ne pouvait plus jouer le rôle de formateur, non plus d’encadreur à la production ou à la commercialisation. Ses prérogatives se limitaient uniquement au développement des compétences», a-t-il révélé.

Et d’ajouter «Dépourvues de tout appui de l’Etat, les activités artisanales sont devenues, de plus en plus marginalisées, et les conditions des artisans se sont dégradées, puisque la majorité écrasante d’entre-eux travaillent pour le compte de tiers et touchent une rémunération du misère».

Partageant le même point de vue, Mohamed Njeh, artisan reconnu dans le secteur de la tapisserie murale, a affirmé que cela fait aujourd’hui “5 ans que je cours après les responsables pour la réouverture des ateliers de tapisserie de Gafsa, qui ont toujours servi pour l’apprentissage et l’encadrement des jeunes dans cette activité, ainsi que la commercialisation des articles de tapisserie, mais tous mes efforts sont restés vains”.

L’artisan a révélé, encore, sur un ton désespéré, que cette activité a toujours souffert, d’une main mise d’un certain nombre de responsables, dévoilant que «certains d’entre eux procédaient au détournement, avec les omdas et les chefs d’ateliers, d’avantages financiers mis en place par l’Etat pour encourager les artisans. D’autres ont fondé leurs propres ateliers, et exploitent les artisanes en les payant moins chers, ce qui a fait fuir ces dernières vers d’autres activités plus rentables ».

La tapisserie murale, témoin du savoir-faire tunisien

Pour Njeh, le savoir-faire tunisien dans l’activité du tissage mural est incontestable. C’est une activité maîtrisée, uniquement, par deux pays dans le monde: la France et la Tunisie. Ainsi, il est impératif de la sauvegarder en payant convenablement les artisans et en assurant la transmission de ce savoir au profit des nouvelles générations.

«Des femmes artisanes gafsiennes, âgées de plus de 70 ans travaillant à domicile, sont en train de réaliser de véritables chefs d’œuvre. Leurs articles ont même émerveillé de grands artistes de régions françaises connues par cette activité, tels que Gobelins et d’Aubusson. C’est cette expertise qui doit être transmise aux générations futures», a-t-il souligné, affirmant qu’au moins 5000 artisanes parmi les professionnelles du secteur se trouvent dans les régions de Sned, Guetar, Gafsa ville…

«Ces artisanes doivent bénéficier d’un minimum de soutien et d’encouragement financier de la part de l’Etat, afin qu’elles puissent travailler et continuer à produire des chefs-d’œuvre», recommande M. Njeh.

C’est ainsi qu’il a pointé du doigt une rémunération en deçà des normes, faisant savoir qu’il a rencontré des artisanes de la région d’El Guetar qui ne touchent que 30 dinars par mois, au moment où il paye, lui-même, ses artisans des montants allant de 200, 300 voire 400 dinars/m2, et peuvent atteindre, parfois, les 800 dinars/m2.

«C’est un métier artistique qui nécessite beaucoup du doigté, de patience et de concentration. Si les artisans ne sont pas bien payés, ils finiront par abandonner le métier et s’orienter vers d’autres activités plus rentables», regrette-t-il.

Revenant sur le rôle de l’Etat dans cette activité, l’artiste a indiqué qu’il subventionne des activités diversifiées, telles que le Mezoued, mais “ne traîne les pieds pour apporter son appui financier aux activités artistiques, telles que les arts plastiques”.

«Pis encore, auparavant, chaque ministère avait l’obligation de réserver 1% de son budget pour aménager ses espaces (bureaux, salles d’attente…) avec des produits artisanaux, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui», a-t-il encore signalé.

Et d’ajouter «même les hôteliers décorent leurs unités avec des produits importés, dont certains sont “made in china”, au lieu d’acquérir des articles artisanaux, contrairement à ce qui est prévu par les cahiers de charges».

Partant, il a préconisé «d’aller sur le terrain, d’identifier les véritables problèmes du secteur et de prêter une attention particulière aux artisans et de veiller sérieusement à leur apporter l’aide nécessaire ».

L’artisan n’a pas manqué de noter que le tissage tunisien est de plus en plus demandé et apprécié dans les pays européens, mais surtout dans les pays du Golfe. Les particuliers dans ces pays n’aiment plus le tapis persan, qui est presque mécanisé. Ils préfèrent, plutôt, le tapis tunisien car il se démarque par une texture et une recherche authentique.

Une commercialisation difficile…

De son côté, Chefia Taleb (Dégueche- gouvernorat de Tozeur), lauréate du prix de la qualité au Salon de la création artisanale 2015, a indiqué que “le secteur de la tapisserie souffre de la même crise que vit le pays, surtout que cette activité est, étroitement, liée au tourisme, secteur paralysé à la suite de la multiplication des attaques terroristes en Tunisie”.

«Nous faisons face surtout à des difficultés de commercialisation, alors que nous disposons d’un savoir-faire confirmé et sommes en mesure de réaliser des articles uniques. Auparavant, ce sont surtout les touristes qui acquièrent nos produits, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, puisque les touristes sont de moins en moins nombreux», a-t-elle expliqué.

Citant son propre cas, elle a fait savoir qu’elle s’est retrouvée, dernièrement, dans l’obligation de licencier les artisanes qui travaillaient avec elle, étant incapable de les payer, pour se contenter uniquement de son effort personnel dans la production tapissière.

«Les artisanes exerçant dans cette activité souffrent toujours de problèmes de commercialisation. Nous sommes les moins rémunérés, bien que nos articles soient de grande valeur. Même lorsque nous parviendrons à vendra une tapisserie murale, la plus grande part du prix revient aux intermédiaires, qui sont généralement les commerçants et les guides touristiques», a encore précisé Mme Taleb.

L’artisane, dotée d’une expérience de plus de 30 ans, a réussi à relever le défi de reproduire en tissage le fameux tableau de Léonard De Vinci «La Joconde». Une tapisserie murale qui a émerveillée des étrangers, dont l’un d’eux lui a proposé de l’acheter à 7.000 dinars, mais elle a décliné cette offre.

Cette artisane chargée également de l’encadrement des apprentis dans une association de formation des handicapés à Deguèche (Tozeur), a souligné l’impératif de préserver ce patrimoine artisanal, en encourageant les jeunes à l’exercer.

Pour ce faire, elle recommande de reconnaître le savoir-faire des artisans, en leur octroyant un diplôme reconnu par l’Etat, afin de leur ouvrir de nouveaux horizons, tels que l’enseignement de cette activité dans des centres de formation…

Elle appelle aussi l’Etat à mettre à la disposition des petits artisans, une ou deux boutiques, au sein du nouveau village d’artisanat, qui sera prochainement inauguré à Tozeur, moyennant une location symbolique, pour les aider à commercialiser leurs produits.

Originaires du gouvernorat de Gafsa, Dalila Bahia et Souad Ben Nassr, lauréates, respectivement, du 1er et du 3ème prix de l’Olympiade de tapisserie 2015, ont, elles aussi, fait état d’une surexploitation des artisanes travaillant pour le compte de tiers.

«Le prix du m2 de tapisserie varie entre 40 et 100 dinars, selon la complexité du modèle à reproduire. Mais dans tous les cas, la rémunération ne dépassera pas les 120 dinars par mois, car même un modèle complexe, bien qu’il soit mieux payé, nécessite beaucoup plus de temps lors du tissage», a révélé Dalila Bahia.

Et d’ajouter «personnellement, il me faut 25 jours du travail acharné, pour réaliser 1 m2 d’un modèle de tapisserie complexe, pour une somme qui ne dépasse pas les 100 dinars dans les meilleurs des cas. Une rémunération du misère qui suffit à peine à acheter du pain».

Quant à Souad Ben Nassr elle a mis l’accent, également, sur les problèmes de la pénurie et de la cherté de la matière première, dont le prix est passé de 11 dinars, en 2010, à environ 16 dinars, actuellement.

«Même si une artisane parvient à recevoir des commandes pour réaliser un article de tapisserie, elle devra faire une grande tournée auprès des fournisseurs afin de trouver ses matières premières, dans les quantités et les couleurs désirées…».

WMC/TAP