Tunisie – Festival de la Mode : «Il est impératif que le secteur textile-habillement monte en compétence»

daniel-harari-lectra.jpgIl est fin observateur du secteur de la confection. Il appelle les professionnels à remettre l’ouvrage sur le métier et de bien confectionner une parade à la compétition par la technologie. “Il“, c’est Daniel Harari, directeur général de Lectra Systèmes.

Il faut reconnaître que ça ne manque pas d’étoffe. Le secteur de la confection doit se mettre dans ses nouveaux habits. Il est de taille pour ce challenge.

Entretien

WMC: Vous êtes “partenaire historique“ du secteur de la confection. Comment, selon vous, peut-il rebâtir son avantage comparatif?

Daniel Harari : Nous sommes présents sur le marché tunisien depuis 30 ans. Et, voilà plus de 20 ans que nous avons monté notre propre représentation. Quand d’autres ont réduit leurs effectifs, nous avons pris le pari de renforcer notre équipe, et de 15 nous sommes montés à 25. Nous avons privilégié l’option de nous tenir aux côtés de nos clients tunisiens et de les aider à traverser cette période critique qui est difficile pour tout le monde, au Nord comme au Sud du pourtour méditerranéen.

Notre apport consiste à les faire mieux repenser leur modèle de développement pour monter en gamme. Le challenge du secteur est de créer de la valeur et d’apporter une offre qui se démarque de la sous-traitance.

Que sera l’équation économique à l’avenir, pour le secteur?

Le pays va se retrouver avec des salaires plus élevés. La riposte se fera par de la compétence.

Le secteur y est-il bien préparé?

Je suis en relation d’affaires avec plus de cent pays dans le monde, et j’observe que le niveau de compétence en Tunisie est autrement plus élevé que chez ses compétiteurs directs. La consigne, selon moi, est de cesser de réclamer de la fabrication pour ne facturer, en bout de chaîne, que du temps minute. Le secteur doit pouvoir aller vers plus d’intégration dans la conception. Il aura ainsi l’espoir de facturer des prix conséquents.

C’est donc la feuille de route pour le secteur?

La seule option d’avenir est de faire un saut de palier, et nous pensons pouvoir accompagner les industriels tunisiens sur cette voie.

Le cap étant fixé, il faut donc prendre les bonnes décisions…

Il faut être capable de fabriquer des produits plus sophistiqués pour obtenir le prix fort. Pour ce faire, il faut être fort en conception. Le secteur dispose d’un potentiel de création technique, pas stylistique, je précise. Les opérateurs tunisiens ont compris qu’un bon modéliste fait la qualité et pratiquement le prix de revient.

Retenez ceci: c’est que dès le départ, il faut monter en compétences surtout sur la partie création et c’est là où nous pensons qu’il peut y avoir un gisement de valeur.

La création, c’est les petites séries. Est-ce bien rentable?

On peut traiter des commandes de petites séries en gagnant de l’argent. Une intégration de chaîne entre la création et la production apporte une offre plus complète et par conséquent des prix qui compensent.

Comment se positionne le secteur en matière de stylisme?

Je vous avouerai que c’est encore au stade embryonnaire.

Quelle est la stratégie commerciale de Lectra?

Notre stratégie est d’entraîner nos clients dans un rapport de partenariat de long terme. Comprenez que la finalité pour nous n’est pas de placer nos logiciels mais bien d’aider nos clients à être plus productifs et être meilleurs en conception, grâce à nos logiciels. Quand ils réalisent des progrès, ils remettent ça, c’est-à-dire qu’ils rachètent nos produits.

Avez-vous invité la presse internationale spécialisée, au festival?

Il y a eu quelques journalistes de Paris et de Milan. Une fois que le Salon aura inscrit ses empreintes, la presse spécialisée internationale sera au rendez-vous.

Au final, comment juger du niveau de la création en Tunisie?

J’ai vu des créateurs de qualité, mais du point de vue de la maîtrise technique, à dire vrai, c’est encore balbutiant. Il y a de très belles choses et le sens créatif est élevé, j’ajouterais, mais il faut développer la technique. Je pense que c’est là où nous pouvons accompagner les créateurs et c’est notre volonté de le faire.

Sur quoi gagez-vous la relation de confiance avec vos clients?

Le deal de confiance est à la base de notre philosophie de la gestion de la relation clients. Ces derniers trouvent un peu chers nos produits. Quand c’est bon marché, c’est fatalement trop cher. C’est bon marché les premiers jours mais on le paie les années suivantes où on s’aperçoit qu’on a donné plus que ce qu’on a pris.

Est-ce qu’il vous arrive de mettre en réseau clients et donneurs d’ordre?

C’est l’un de nos objectifs majeurs dans les divers pays où nous vendons. On ne peut pas garantir le sous-traitant mais on garantit le niveau technique du sous-traitant auprès de l’ordonnateur.

Quand on dit que des gens sont capables de faire tel travail, on veut dire qu’ils ont le niveau de compétences qui leur permet de faire tel travail.

Vous délivrez une notation, en somme?

Je dirais, plutôt, que nous octroyons un label et non point un rating. On leur certifie qu’ils vont trouver un certain niveau de compétence.

Comment se présente la donne actuellement à l’international?

A l’heure actuelle, la donne au niveau mondial a beaucoup changé. La Chine a cessé d’être l’usine du monde pour devenir un marché de consommation. Il y a 10 ans, près de 75% des vêtements fabriqués dans ce pays étaient exportés. A l’heure actuelle, 75% vont pour le marché local. Je pense que le marché est en train de revenir vers la Méditerranée ainsi que l’Est de l’Europe.

Les cinq prochaines années verront un reflux considérable vers ces zones géographiques. Les Chinois refusent de travailler aux marges cassées d’avant. Leur marché est suffisamment porteur et ils y trouvent leur compte.

La partie est serrée pour la Tunisie…

Le reflux est acquis et cela se fera entre les pays du Maghreb, la Turquie -qui s’y est déjà préparée-, les pays d’Europe de l’Est et du Sud. Dans ce panorama, je vois un avantage pour la Tunisie, en matière de compétence technique.

Quelles sont les vulnérabilités du secteur?

Certaines complexités administratives et des rigidités procédurières sont encore là. Je pense qu’il faut simplifier et ne pas avoir de déréglementer courageusement. Je dois reconnaître que le Programme de mise à niveau a été une vraie réussite pour amener les entreprises à monter en gamme. Il faudra le repenser aujourd’hui pour favoriser la compétence.

Lectra peut-elle se délocaliser en Tunisie?

Je dois préciser que nous fabriquons nos propres logiciels et que nous les expérimentons sur notre propre site industriel. Chaque fois que nous avons externalisé par le passé, l’opération a mal tourné. On est sur un schéma de proximité entre nos Centres de recherche et nos départements de développement à Bordeaux. Elles sont à 100 mètres l’une de l’autre, et le Centre de recherche ne peut pas être délocalisé.

Nous avions étudié la possibilité de nous implanter ou en Chine ou en Inde. Cela nous aurait économisé 28% en coût de fabrication, autant que notre marge, et pourtant nous ne l’avons pas fait de peur de rompre la chaîne et d’entamer notre degré de performance.

L’environnement tunisien semble plus approprié que la Chine ou l’Inde…

C’est vrai le cadre est autrement plus attrayant mais notre stratégie est bien arrêtée: nous continuerons à développer nos produits intra muros. Nous délocaliser c’est nous éparpiller. Nos produits tournent dans plus de 100 pays dans le monde et nous avons besoin de garder cette homogénéité de développement qui est une de nos forces. C’est tellement long de développer des logiciels comme les nôtres qu’on redoute cette fragmentation.

Comment évaluez-vous l’apport des Associations professionnelles du secteur de la confection en Tunisie?

Elles ont bien marché dans le passé avec le résultat que l’on connaît. A présent, il faut se projeter dans l’avenir avec des solutions plus intégrées. Ce n’est pas trop tard. Tout le monde doit se mettre ensemble pour étudier les questions qui se poseront et accompagner cette mutation. On attend de voir le passage à l’acte.

Vous n’êtes pas bien moins armés que vos compétiteurs directs de la zone Méditerranée. L’inconvénient aves les associations est qu’elles évoluent avec la masse, c’est-à-dire le gros du bataillon. Le challenge, ici, est de faire émerger les entreprises de tête qui savent aller de l’avant. Il faut penser plus à former des ingénieurs que des travailleurs.

De mes échanges avec les représentants, je vois que la prise de conscience est là et c’est déjà la première étape. Ensuite, il faut trouver les variables de l’équation du futur. L’ont-elles fait? Ma réponse est “pas à ma connaissance“.