Tunisie – Privatisation des médias publics (2/2) : Ennahdha a tout intérêt à changer son fusil d’épaule

 

mass-media-210412.jpgNous avons vu, dans un premier article, comment en évoquant son intention de privatiser les médias publics, le mouvement Ennahdha a, peut-être, voulu engager une manœuvre politicienne qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une menace. Reste à savoir maintenant si ce projet peut être mené à bien. Réponse: cela demandera beaucoup de temps, découragera plus d’un, eu égard à la mobilisation de pans entiers de la société civile qu’il ne manquera pas de provoquer, et constitue un non-sens. Le service public de l’audiovisuel existe même aux Etats-Unis d’Amérique, le temple du capitalisme et de la privatisation.

Deuxième partie de l’analyse

D’abord, une observation: la privatisation des médias publics, si elle venait à être décidée, exigera du temps. D’expérience, on peut dire que les démarches exigeront entre deux et trois ans. De toute manière, et à moins d’un bâclage, dont les effets seront ressentis après l’opération de privatisation, le gouvernement actuel sorti des urnes de la Constituante du 23 octobre 2011, ne pourra pas réussir le projet avant les élections prévues pour mars ou juin 2013.

D’expérience aussi, tout le monde connaît les étapes d’une telle opération. Déjà, pour rendre effective la décision de scinder l’ancien ERTT (Etablissement de la Radio et Télévision Tunisienne) en deux établissements distincts (la Télévision Tunisienne et la Radio Tunisienne), il a fallu presque une année: la décision a été prise en novembre 2006 et les deux institutions n’ont commencé à fonctionner réellement, en disposant chacune de son personnel et de son budget propre, qu’au début de l’année 2008.

Le dossier va déchaîner les passions

Au rythme où peuvent aller les choses dans notre pays, il est impensable que les choses aillent rapidement. Le dossier devra être transmis à la CAREP (Commission d’Assainissement et de Restructuration des Entreprises publiques) qui devra préparer un dossier avec ce que cela pourrait demander de travail pour estimer la valeur des médias concernés.

Il faudra ensuite lancer un appel d’offres ou ce qui pourrait lui ressembler (avis de manifestation d’intérêt), accueillir des soumissions, ouvrir les plis, prendre une décision, l’annoncer…

Tout en sachant que ceux qui seront saisis à un moment ou à un autre du dossier seront «méticuleux». Il est sans doute inutile de préciser que le dossier va déchaîner les passions. Ce qui rendra certainement son exécution assez «tatillon». Les employés de ces médias se battront jusqu’au bout pour que l’opération n’aboutisse pas ou du moins que son aboutissement ne se fera pas aux dépends de leurs intérêts. Ce qui «implique» des arrêts de travail, sous forme de grèves et de sit-in, et de longues de négociations.

D’autant plus que les employés seront bien soutenus par des pans entiers de la société civile. A commencer par les centrales syndicales qui trouveront là un terrain idéal pour donner toute la mesure de leur capacité à mobiliser les troupes, de croiser le fer avec le gouvernement (quel qu’il soit) et de recueillir les bienfaits d’une médiatisation certaine. Car, les journalistes essayeront tout pour faire de la privatisation de ces médias une affaire capable d’occuper une bonne partie des débats au sein de l’espace public. S’il s’agit d’un ballon d’essai, ses promoteurs sont bien servis… d’avance.

«Un fort droit d’entrée»

Quelle sera l’attitude des éventuels acquéreurs en voyant cette mobilisation? Celle-ci sera-t-elle de nature à encourager des investisseurs à soumissionner ? D’autant plus qu’ils mesurent l’effort qu’ils devront faire pour faire épouser à ces médias les règles de bonne gestion. Il est à remarquer qu’aucun média public n’a adhéré à un quelconque programme de mise à niveau (industriel ou de services) encore moins à une certification qualité.

Il y aura évidemment des investisseurs intéressés, même si ces médias sont dans un secteur fortement concurrentiel, ne serait-ce que pour avoir un support pour faire la publicité de leurs produits et défendre leurs intérêts. Cela s’est vu ailleurs. Quoi que les médias ne sont pas des vaches à lait. Le secteur est fortement capitalistique et exige «un fort droit d’entrée», en égard notamment à la cherté des équipements et les importantes dépenses de gestion, comme le dit à juste titre Nadine Toussaint dans son excellent ouvrage «L’économie de l’information» (Paris : Presse universitaires de France, Série «Que sais-je ?, 1978, p.13).

Dans notre environnement direct, le Maghreb, aucun pays ne dispose, par exemple, jusqu’ici d’une télévision privée. Le Maroc, qui s’est essayé à cet exercice, a fini par «nationaliser» les deux chaînes privées sur son territoire: la 2M, financée par le budget de l’Etat –il fallait bien ne pas laisser mourir une chaîne abandonnée par ses actionnaires- et Midi 1, qui a été acquise par Maroc Télécom, une entreprise publique.

Il faudra, à ce niveau, essayer quand même de tordre le cou à des idées reçues. Pratiquement aucun pays n’a fait l’économie d’un service public notamment dans l’audiovisuel. A commencer par les Etats-Unis d’Amérique, le temple du capitalisme et de la privatisation. Ce pays dispose d’ailleurs d’un grand service public de l’audiovisuel.

400 millions de dollars versés par le gouvernement américain

Le citoyen lambda connaît sans doute des médias dont des échos lui parviennent comme La voix de l’Amérique, service de radio mais aussi télévision, créée en 1942, financé par le gouvernement américain pour porter la voix de l’Amérique à quelque 120 millions d’auditeurs à travers le monde et dans …45 langues.

Le citoyen connaît aussi la radio Sawa, service extérieur de radio en langue arabe, lancée en 2002. Il connaît enfin la chaîne de télévision Al-Hurra, lancée en 2004, après la guerre d’Irak, financée par le Congrès américain. Mais, il ignore peut-être l’existence de la NPR (National Public Radio). Cette radio publique, lancée en 1970, qui compte pas moins de 90 stations, est financée par des taxes et des redevances publiques et par des dons et autres subventions versées par des fondations et des souscriptions d’entreprises.

Le citoyen ne connaît peut-être pas non plus la PBS (Public Brodcasting Service), une télévision publique qui a tout l’air d’un mastodonte. Créée en 1969, cette télévision compte 350 stations et perçoit quelque 400 millions de dollars (presque 600 milliards de millimes) chaque année que Dieu fait de la part du gouvernement américain.

Des exemples qui s’ajoutent à des milliers d’autres: le service public de l’audiovisuel existe en Belgique, en Suisse, en France, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Finlande, au Japon,… Qui sont loin d’être des dictatures. Et où les institutions de audiovisuel public existent, donc, bel et bien et constituent même des fleurons des paysages médiatiques. Qui peut douter aujourd’hui de la qualité des émissions de la RAI 1(Italie), de France 2 (France) et de la TVE (Espagne), par exemple.

Des exemples qui montrent bien qu’en évoquant la privatisation des médias publics, seuls garants de la diversité et du pluralisme, Ennahdha se trompe sans doute totalement. A moins que ce mouvement souhaite barrer la route à toute critique et souhaite instaurer des médias «Hallal» empreints d’un conservatisme bon teint!