Tunisie : Saïd Aydi, ministre de l’Emploi, “Le programme d’urgence n’est pas un palliatif!”


said-aydi-21072011-art.jpgLe
chômage, une problématique difficile pour la Tunisie depuis des années et
dont les effets se sont accentués ces temps-ci. La question de l’emploi est
l’une des préoccupations que le futur gouvernement va devoir s’atteler à
résoudre.

Le gouvernement provisoire actuel a établi un programme d’urgence, qui ne
résout, certes, que momentanément la problématique du chômage, mais il
représente cependant le premier noyau d’un programme transversal de gestion de
l’emploi, basé sur des parcours d’employabilité et sur l’engagement des acteurs
économiques et sociaux, comme nous l’indique Saïd Aydi, ministre de la Formation
professionnelle et de l’Emploi. Dans cet entretien, il nous présente en détails
les principaux axes de travail de ce programme.

WMC : Vous avez récemment déclaré qu’il nécessitera trois à cinq ans pour
résoudre la problématique du chômage. Quelle est l’approche du ministère pour
atteindre cet objectif?

Saïd Aydi: Il faut tout d’abord préciser que le programme d’urgence n’est pas un
palliatif. Il sert de rampe de lancement au programme du ministère pour trouver
des solutions à la problématique de l’emploi. Ceci passe par différents aspects,
à savoir une formation qui réponde aux demandes du secteur économique,
l’investissement et la croissance et un développement régional plus équilibré et
qui prend en compte les bassins économiques et sociaux.

Pour y arriver, il est nécessaire de transformer la gouvernance et que l’emploi
ne soit pas seulement de la responsabilité de l’Etat et du gouvernement. Il est
important que chaque acteur économique et social rapporte sa contribution pour
atteindre, que ce soit les petites ou les grandes entreprises, les instituts de
formation publics ou privés et l’Etat qui joue son rôle de régulateur et de
facilitateur en termes d’anticipations et d’investissements massifs.

Après avoir mis en place le programme d’urgence, on s’est attaché à analyser la
structure de l’emploi et du chômage et les raisons qui ont amené à la situation
actuelle. Je précise, toutefois, que le chômage ne s’arrête pas aux frontières
de la Tunisie. Il y a une crise mondiale. Quand on regarde en Europe, le chômage
des jeunes atteint des taux très importants, soit 20% sur l’ensemble. Certains
pays ont même des taux supérieurs à ceux de la Tunisie. Il ne faut pas essayer
de tout justifier par la révolution ou ce qui l’a provoqué, c’est-à-dire
l’inégalité et l’injustice sociale. Il y a des raisons plus profondes, notamment
en matière d’inadéquation de la formation, de transformation des modèles
économiques, etc. C’est sur tous ces aspects qu’on est en train de concevoir à
partir du programme d’urgence des réformes structurelles.

Au niveau du gouvernement provisoire, l’emploi, bien qu’il soit une question
politique au sens le plus noble du terme, doit être en dehors de toute
considération politicienne. C’est plus une question de responsabilité qu’une
question de légitimité pour trouver des solutions durables au chômage.


Comment êtes-vous en train de procéder?

Le gouvernement prépare actuellement un plan de relance socioéconomique qu’il
transmettra à son successeur, et où un grand intérêt a été porté au capital
humain et à l’emploi. Le premier axe est la gouvernance qui revêt un aspect
stratégique puisqu’elle permettra le regain de confiance et le développement de
l’emploi. Il faut préciser aussi qu’elle ne concerne pas seulement l’Etat. Elle
concerne l’ensemble de la société aussi bien les entreprises, les collectivités
locales que les associations, etc.

Cet axe renferme également la réforme administrative pour améliorer l’efficacité
des personnes qui travaillent dans l’administration, et qui ont pour la plupart
de grandes qualités, et leur donner les moyens pour l’être. L’organisation et
les procédures administratives ne permettent pas d’atteindre cet objectif. Cette
réforme vise à rapprocher l’administration des préoccupations des citoyens et
des objectifs au niveau du pays.

Le deuxième axe est le capital humain en termes de formation et de reconversion.

Le troisième axe qui nous importe est l’investissement et infrastructures,
notamment dans une logique favorisant les bassins économiques et culturels dans
les régions et non pas dans une logique administrative.

Le quatrième axe est l’intégration régionale et l’ouverture. Il faudra revoir,
dans le futur, les missions de nos représentations diplomatiques pour qu’elles
ne soient pas orientées seulement vers le volet politique mais aussi économique
et dans une logique de gestion par objectifs, afin d’attirer les investisseurs
et les compétences et de traquer toutes les opportunités.

Le dernier axe concerne la réforme du secteur financier qui est très en retard
par rapport à ce qui se passe ailleurs, notamment pour la micro-finance et le
micro-entrepreneuriat, mais il n’y a pas que cela. Il y a des fonds qui doivent
supporter les investissements d’une manière plus sectorielle sur le tourisme,
les TIC, l’agriculture, etc. On propose la création d’une Caisse des dépôts pour
permettre de supporter les investissements massifs que l’Etat doit faire.

Y a-t-il une intention pour revoir les mécanismes d’emploi entrepris auparavant
?

L’un des objectifs du programme mis en place par le ministère est d’évaluer ces
mécanismes. Ce programme se décline en quatre axes. On vise la stimulation de
l’emploi à travers des partenariats public-privé, à travers le développement de
nouvelles activités et des incitations destinées aux entreprises et enfin par
une clarification des différents programmes d’emploi. Et derrière cette
clarification se fera un suivi plus rigoureux de ces programmes.

Par exemple, le
SIVP (Stage d’Initiation à la Vie Professionnelle) dans sa
conception est un excellent programme mais il n’est pas acceptable que ce
mécanisme soit utilisé par certains pour faire du «dumping» social. Il faut
avoir des outils de suivi qui encouragent les entreprises à utiliser ces
programmes avec l’objectif de booster réellement la création d’emploi et
rappeler à l’ordre les entreprises qui l’utilisent pour réduire les coûts
sociaux.

Nous sommes en train d’évaluer tous les mécanismes d’emploi pour les faire
évoluer. Il y a d’autres mécanismes qui seront mis en place, certains à
destination des entreprises visant à les encourager à stimuler la création
d’emploi. Certains visent à réinsérer des personnes en difficulté. D’autres
mécanismes sont à destination des demandeurs d’emploi avec des programmes de
reconversion et de formation complémentaire visant à les mettre en relation avec
les entreprises pour se réinsérer. Et il y a tous les mécanismes à destination
des auto-entrepreneurs qu’il faudra accompagner. Ceci est lié par la réforme de
la finance pour traiter le problème de garantie mais également c’est aussi lié à
la gouvernance pour simplifier les procédures et ne pas alourdir la gestion pour
les auto-entrepreneurs et éviter qu’ils entrent dans le secteur informel.

Le programme d’urgence comprend aussi la préservation des emplois existants et
la mise en place de toutes les mesures en termes de formation continue. Il
s’agit aussi de l’entreprenariat et la micro-entreprise. Et enfin
l’accompagnement des demandeurs d’emploi qui est un axe transversal.

On souhaite impliquer un maximum d’acteurs du monde économique, de l’Etat, des
institutions de formation, de la société civile y compris les demandeurs
d’emploi eux-mêmes et des bailleurs de fonds ou partenaires étrangers.

En quoi se distingue ce programme par rapport aux programmes entrepris
précédemment?

Il se distingue par son objectif. Il s’agit de construire des parcours
d’employabilité pour chaque jeune. C’est là où il y aura une rupture par rapport
au passé. Mais pour y arriver, l’Etat ne peut pas le faire tout seul. L’idée
consiste à bâtir avec chaque jeune –avec lequel on travaille- un parcours qui
lui permette de passer d’une situation de chômage imposé à une situation de
chômage où il pourra se prendre en charge et lui donner les instruments
permettant de trouver un emploi.

Ceci est possible grâce à des actions de coaching, des stages, des formations
complémentaires. Il faut avoir le courage de le dire qu’une majorité des
diplômés du supérieur ne serait pas employables même si l’économie était
dynamique. Ce qui fait qu’ils ont besoin d’actions de formation complémentaire
et pour certains de reconversion.

Il y a des entreprises aujourd’hui qui nous disent: “on cherche mais on ne
trouve pas!“ Mais il faut dire que ce n’est pas la faute des jeunes. C’est la
faute du système qui était bridé d’initiative, bridé d’apprentissage. Il faut
faire un effort pour réduire l’écart entre les compétences de ces jeunes et ce
que les entreprises demandent. La seule manière pour le réaliser est de
responsabiliser tous les acteurs et les amener à «co-assumer» la responsabilité
avec l’Etat.

Pour le programme Amal, il faut éviter l’amalgame. C’est un programme où il faut
différencier entre deux aspects. L’aspect budgétaire qui se traduit par une
allocation. Puis il y a l’esprit du programme lui-même qui constitue la colonne
vertébrale du programme du ministère de la Formation professionnelle et de
l’Emploi.

Dans l’une de ses composantes, le programme vise à permettre aux allocataires de
transformer l’allocation en apport personnel pour les encourager à lancer leurs
propres projets. Il y a une réforme en cours au ministère des Finances, qui
devra se mettre en place pour organiser le secteur de la micro-finance.

On a décidé aussi de regarder tous les microprojets au niveau de la BTS et de
voir pourquoi certains d’eux ne démarrent pas, et d’apporter des réponses,
dossier par dossier. Il s’agit de savoir si c’est une question d’apport
personnel et de voir pour ceux qui ont été approuvés par une commission la
possibilité de les développer. La circulaire est en cours de préparation.

On a appris qu’une commission mixte a été créée conjointement avec le ministère
de l’Enseignement supérieur. Quel est son rôle?

Cette commission va s’élargir progressivement à d’autres secteurs notamment
économiques. Sur la base d’analyses et de chiffres précis sur les filières qui
n’assurent pas l’employabilité des jeunes, il s’agit de trouver des solutions
qui articulent entre des actions à court, moyen et long termes. On sait que les
actions entreprises sur l’emploi actuellement n’auront d’impact que sur les
générations futures, sur une échéance de trois à cinq ans.

Ce n’est pas acceptable qu’il y ait aujourd’hui certaines universités où le taux
de chômage des diplômés dépasse les 60%, sur les quatre dernières années. Ceci
ne veut pas dire qu’il faut fermer ces universités mais de détecter les lacunes:
est-ce un déficit qualitatif? Est-ce un déficit d’investissement dans les
régions? Est-ce un manque dans certaines compétences de communication, de
langues ou ce qu’on appelle «soft skills»?

On a essayé au début de diagnostiquer le secteur et d’établir la cartographie
des 180 mille diplômés chômeurs en analysant les raisons. Et c’est dans cet
objectif qu’a été créé la commission. Par exemple, il y a 18 mille
informaticiens qui sont au chômage dans le pays alors que c’est une filière qui
devrait être très dynamique, générant d’importants postes d’emploi.

Il faut voir aussi si c’est conjoncturel en rapport avec la crise où est-ce que
c’est structurel en rapport avec le manque de certaines compétences. C’est le
même cas pour la filière aide-soignant. Il faudrait regarder plus finement si
c’est le marché qui est saturé ou s’il s’agit d’un autre problème, comme par
exemple si ce sont les formations qu’ils ont reçues qui ne correspondent pas aux
demandes du secteur économique…

Ce sera la mission de cette commission qui va élaborer des recommandations soit
par des renforcements de la formation ou des compléments de formation, soit par
des réductions de l’effectif formé, soit par une réforme des méthodes
d’enseignement.

Pour certaines filières, il est préférable de réorienter les jeunes vers
d’autres à plus fort potentiel d’employabilité au lieu de les laisser terminer
un cursus qui ne mène à rien.

Je pense que chacun a une perspective du moins qu’on lui donne les moyens de
reconversion. Dans d’autres filières, il faut que les jeunes enlèvent de leurs
esprits que la seule débouchée est l’enseignement. Ce ne sont pas des personnes
qui sont définitivement condamnées à être des chômeurs. Il est aussi primordial
de savoir que la fonction publique ne pourra jamais absorber tous les diplômés.
Ce n’est pas la solution. Nous avons fait un effort de recruter vingt mille,
cette année. Mais c’est conjoncturel et ça ne peut pas se répéter tous les ans.
Dans la réforme administrative, comme je viens de l’évoquer plus haut, on vise à
rendre l’administration plus efficace mais ce n’est pas en l’alourdissant.

La démarche n’est pas simple. Avec l’évolution du marché de l’emploi, chaque
jeune connaîtra des ruptures économiques et travaillera dans plusieurs
entreprises. Ce qui demande une gestion dynamique de la formation. C’est une
démarche intellectuelle pour ces jeunes quel que soit leur métier. Une formation
et un apprentissage tout au long de leur vie.

Et la formation professionnelle dans tout ça?

Notre objectif est de valoriser et de donner ses lettres de noblesse à la
formation professionnelle en collaboration avec plusieurs partenaires et en
s’inspirant des autres pays pour tenter de trouver ce qui marchera pour la
Tunisie.

Pour réussir les programmes d’alternance, il faut que les entreprises soient
beaucoup plus impliquées et «coresponsables» de la formation. Il est important
de travailler avec les acteurs socioéconomiques pour la création de filières qui
correspondent à leurs besoins. Les centres de formation professionnelle
devraient avoir un rôle d’impulsion et d’assistanat pour le monde économique. Il
y a aussi le problème de suivi et de maintien des centres. Dans d’autres pays,
ce sont les entreprises qui équipent les centres, dans une logique d’un
partenariat gagnant-gagnant.

Quelles sont les perspectives de la coopération avec les pays européens et les
pays du Golfe en matière d’emploi?


C’est plus que des perspectives. Ce sont des programmes bilatéraux avec les pays
européens qui nous aident dans l’évaluation des mécanismes de formation et dans
la recherche de solutions. La Tunisie a été invitée récemment à une conférence
du Parlement européen. Ceci nous a permis de montrer que la Tunisie dispose de
ressources humaines qualifiées. Je pense que la problématique de l’emploi
dépasse les frontières de la Tunisie. C’est dans cet esprit qu’il faut
collaborer avec les autres pays pour trouver des solutions ensemble. Il y a
beaucoup d’axes sur lesquels on peut travailler.

Il s’agit aussi de voir comment la migration peut profiter aux deux parties et
se mettre d’accord pour que cette migration puisse être pérenne pour certains
mais aussi une migration d’investissement. La collaboration touche aussi
l’aspect formation. On a d’ailleurs des approches sectorielles par pays. On
cherche à attirer les grands acteurs en termes de formation et à établir des
jumelages avec des centres et des régions. Une démarche qui nous permettra
d’échanger les bonnes pratiques et d’apporter les investissements.

Pour les pays du Golfe, il s’agit actuellement d’établir des conventions. On
entreprend d’organiser la visite d’hommes d’affaires tunisiens au Qatar pour
identifier les opportunités d’emploi. Le Qatar organise la Coupe du monde donc
il y a plusieurs opportunités, ajoutons à cela des besoins dans les secteurs de
la santé, l’agroalimentaire, les TIC, etc.

Au niveau de la réforme administrative, comptez-vous entreprendre des actions
pour remédier à la détérioration de l’image des bureaux d’emploi, profondément
affectée avant et durant la révolution?


Les bureaux d’emploi sont ceux qui on subi le plus de pression avant la
révolution. Ils ont des moyens très réduits malgré les actions de formation et
de communication, et ils sont en sous-effectif par rapport au nombre de
demandeurs d’emploi. Ils ont plus une activité administrative qu’une activité de
conseil.

La première phase consistera à favoriser la bonne gouvernance pour l’ANETI et
lui permettre de s’approprier les programmes d’emploi. La deuxième phase
s’attèlera à assurer une meilleure organisation des bureaux d’emploi avec
l’objectif d’efficacité surtout au niveau des régions. A ce niveau, il s’agit de
leur accorder plus d’autonomie et de lancer des actions de formation pour les
conseillers emploi. Certaines actions seront organisées en concertation avec les
pays partenaires. Les conseillers effectueront des séjours de formation à
l’étranger. Nous avons déjà obtenu l’accord de principe pour un séjour de
formation en Belgique au profit d’une centaine de conseillers.

D’un autre côté, on prépare une campagne de communication qui sensibilisera aux
rôles des bureaux de l’emploi et des conseillers emploi. Elle sera élaborée en
collaboration avec les entreprises. D’ailleurs, une semaine de l’emploi sera
organisée en septembre prochain sous le slogan «l’emploi, ma responsabilité
aussi» pour présenter cette campagne de sensibilisation et mettre en relation
les demandeurs d’emploi avec tous les acteurs professionnels et administratifs
mais aussi les représentations diplomatiques.