Tunisie – Interview : Le Foot tunisien a un besoin urgent de capitaux, d’ambition et d’organisation


123456789-art.jpgPour relever le niveau du foot tunisien, il faut lui procurer les moyens de son
émancipation. Des capitaux, de l’ambition et un référentiel de gouvernance, de
management et d’organisation. L’âge d’or du foot tunisien serait devant nous.

WMC : En proposant à l’Espérance Sportive de Tunis (EST) de s’organiser en
Société Anonyme, SA, donc société de capitaux, vous amenez le foot tunisien à
faire sa «petite révolution». Vous lui faites franchir le Rubicon?

Abdessatar Mabkhout: J’espère que l’Espérance Sportive de Tunis sera entièrement
reconfigurée de par les choix d’avenir qu’elle a décidé en donnant une suite
favorable à la proposition de se convertir en véritable ENTREPRISE sportive et
en adoptant une architecture organisationnelle de top niveau. Cette mutation,
«génétique» j’ajouterais, même si elle ne s’achèvera définitivement qu’en 2019,
pourra donner des résultats probants à horizon de deux saisons. Et, je
préciserais que cette «révolution» initiée par l’Espérance Sportive de Tunis a
été entamée avant le 14 janvier. Qui sait, c’est peut-être un signe de baraka
pour la refondation du sport roi, préféré de la grande majorité des Tunisiens!

Vous engagez, d’une certaine façon, une rupture définitive avec le système de
semi-professionnalisme. Vous pensez que le salut du foot est à ce prix?

En toute bonne foi, je pense que les entraves du système actuel bloquaient et
condamnaient le sport. Elles nous gâchaient la partie! Le cadre juridique des
clubs de foot était devenu à la fois anachronique et obsolète. Par ailleurs,
l’asservissement du foot à certains calculs politiciens était devenu
inadmissible parce qu’il compromettait l’avancée du sport. Le foot, en tant
qu’exutoire public pour les masses, était «off track». Maintenu «under control»,
ses perspectives étaient bien trop étriquées. Le public du foot était
injustement frustré. Il fallait «taper dans la ruche» pour faire bouger les
choses.

Les clubs étaient dans une dépendance financière vis-à-vis d’un principal
donateur, c’est-à-dire le président du Club -parfois- et les pouvoirs publics
–souvent- qui le nomment.

Il faut bien avoir le courage de dire que l’entourage des présidents ne suivait
pas. Donc, cette dépendance était préjudiciable à la vie des clubs, leurs
besoins sont énormes et dépassent, et ce n’est un secret pour personne, le plus
souvent la surface financière d’un seul mécène. Bien entendu certains présidents
de Club ont été très généreux, d’autres nommés par les autorités politiques du
pays ont «profité» des fonds publics sans un contrôle professionnel et
indépendant.

Ceci étant dit, je pense qu’il faut introduire une transformation radicale car
l’on vivait une impasse financière structurelle.

Ce faisant, vous pensez introduire dans la vie des clubs les «bonnes pratiques»
et assainir l’environnement du foot tunisien?

En aidant les clubs à se restructurer, on va les contraindre à aller vers des
règles de gouvernance évoluées. Il n’y aura plus les dépassements d’avant en
matière de gestion des ressources des clubs. Auparavant, l’on gérait un peu au
«petit bonheur, la chance» désormais, il y aura un management rigoureux comme
dans n’importe quelle société de capitaux. Il n’y a plus à redouter les
dépassements d’aucune nature. Il y aura les structures légales de supervision et
de contrôle. Le verrouillage des responsabilités sera total.

Vous ne craignez pas que le «business», avec son obsession du score, tue le
spectacle?

Quand on sera définitivement à l’âge du professionnalisme de haut niveau, nous
réunirons toutes les conditions pour que le foot tunisien nous procure un
spectacle de choix.

Objectivement, il aura les moyens de ses ambitions et cela favorisera
l’innovation et le renouveau technique. Il n’y a donc rien à craindre de ce
côté. Pour garantir un spectacle de niveau, il faut professionnaliser. Il faut
œuvrer à une «industrie du foot» tout comme il existe une «industrie du cinéma».
Cela me paraît incontournable.

Il va sans dire qu’il faille prévoir un cadre juridique pour le sport et
instaurer une instance de régulation parfaitement indépendante dont la vocation
première est de garantir le strict respect par tous les intervenants (clubs,
fédérations, organe arbitral…) des règles de gouvernance, de transparence,
d’éthique…

Quel est le référentiel d’organisation que vous avez choisi?

Mes collègues et moi, nous avons fait un lent et mûr travail de «benchmarking»
entre les concepts qui existent sur le continent européen. Le concept français
conduit à conserver par le club tout en créant une ou plusieurs entités
juridiques qui «utilisent» le BRANDT EST, donnant lieu à la naissance d’un
véritable groupe sportif. Le modèle anglais favorise l’irruption d’une société
sportive de droit commun.

Bien que les opérateurs risquent de s’acheminer vers le modèle français, de mon
point de vue le modèle anglais est le plus performant. Je rêve d’une entreprise
EST qui sera demain structurée tout comme l’est «Chelsea» ou «Arsenal», ou
n’importe quel autre grand club du championnat anglais, et cela lui ouvre des
perspectives remarquables.

A quoi ressemblera l’organigramme de l’Espérance Sportive de Tunis, une fois
toute la réforme en place?

Il y a les instances de commandement: le Conseil avec à sa tête le président du
club. Ensuite, le Comité d’audit que j’aurais l’honneur de présider étant
commissaire aux comptes de par ma profession d’abord et fan du club, ensuite.
J’ai accepté cette fonction de plein gré et avec beaucoup d’allant. Il y aura
enfin le Comité exécutif qui chapeautera les divers comités spécialisés (sport,
médical, développement, charte sportive, marketing, organisation,
communication…) et coiffera en même temps les deux directions fondamentales
sportives.

L’Espérance a fait le choix d’avoir une direction Foot bien individualisée et
une Direction «Omnisport» car tout en focalisant sur le foot professionnel nous
n’entendons pas lâcher les autres disciplines. Ce sont ces directions qui
coifferont les staffs techniques et piloteront les considérations essentielles
pour une gestion prospective et anticipative selon des orientations générales
propres aux activités sportives et aux tendances lourdes à observer par tout un
chacun.

Quel sera le schéma d’attribution des responsabilités au sein de cet
organigramme?

A l’instar de n’importe quelle société de capitaux, le Conseil d’administration
désigné par l’Assemblée générale procède à l’élection de son président. Organe
de surveillance, le conseil, sous la conduite du président, sera là pour les
décisions stratégiques. Il n’aura plus aucune immixtion dans la gestion courante
du club. Le comité exécutif –avec l’appui des commissions spécialisées- qui est
déjà à pied d’œuvre aura la charge de la planification et de la mise en œuvre
des grandes orientations initiées par le conseil. Les organes exécutifs auront à
traduire les objectifs stratégiques en programmes d’actions opératoires qui
seront étalés dans le temps.

On sait, par exemple, qu’à telle saison, il faudra remplacer des postes précis,
alors que le rôle des organes sportifs est de s’y atteler soit pour former et
recruter. Rien ne sera laissé au hasard.

Il y aura donc un business-plan sur cinq ans, continuellement remis à jour, qui
se prolonge par une planification opérationnelle, un plan d’action pour la
saison et un budget flexible et mensualisé par centre d’activité. Cela devrait
s’accompagner de reportings périodiques conformes aux usages et aux bonnes
pratiques. Ainsi, la prise en mains de la vie du club sera totale.

L’EST devra se doter, à cette fin, d’un important système d’information. Le
président du club –ou un membre du conseil ou du comité d’audit- pourra à tout
instant avoir à portée de main les plans de développement du club et leur mise
en œuvre effective.

L’EST se propose de s’équiper avec des logiciels en toute vraisemblance anglais,
étant les plus en pointe et nos équipes les implémenteront. Tout l’édifice sera
terminé en 2019 mais le système d’information sera opérationnel dans deux ou
trois saisons, tout au plus!

Avec le concept que l’EST est en train de mettre en route, les supporters se
retrouveront out?

Pas de soucis. Nos supporters disséminés, en dehors de notre espace traditionnel
à la Capitale, sont partout sur le territoire. Je vous fais le pari que ces
supporters deviendront actionnaires de l’EST. Allez, je ne voudrais pas
m’avancer mais l’EST compterait bien 3 millions de supporters: taraji ya dawla
n’est-ce pas! Vous imaginez le standing financier que cela peut procurer au
club. A côté de ses fonds propres, l’EST aura acquis une capacité d’endettement
et pourra reconsidérer toute sa logistique sportive d’abord, avec
l’infrastructure d’entraînement, de formation (Académie) et de compétition.

Parallèlement, il pourra se doter d’une chaîne de magasins de produits
estampillés «EST» qui lui généreront des rentrées substantielles. Plusieurs
autres sources de revenus sont en études par les commissions spécialisées.

L’EST pourra disposer, en effet, d’un trésor de guerre. Tous les autres clubs de
1ère division n’auront pas cette chance. Ne considérez-vous pas que cela puisse
déséquilibrer le championnat au lieu de servir l’émancipation du foot tunisien?

Vous soulevez là un aspect réel de toute cette entreprise de réforme que peut
diffuser l’EST. Mais ne vaut-il pas mieux pousser le foot vers le haut que de le
tirer vers le bas. Ne faut-il pas un championnat de grande qualité? Ne faut-il
pas disposer de compétences autant pour les joueurs que pour les entraîneurs,
quitte à réduire le nombre des clubs en première division?

Je crois me souvenir que le championnat suisse ne compte que huit clubs. Par
ailleurs, les grands championnats d’Europe comptent une «short list» de clubs de
tête et le gros du bataillon est constitué par les équipes de milieu de tableau.
Et leur contribution est tout nécessaire. N’oublions pas que même s’ils ne
peuvent aligner les moyens des grands clubs, leur valeur ajoutée est importante
grâce à leur contribution à l’animation du Mercato par la cession des jeunes
talents. Et cela peut constituer pour eux une énorme source de revenus.

Les clubs seraient-ils ouverts à des participations étrangères dans leur
capital, en vue de partenariats et notamment pour la formation et le
recrutement?

A titre personnel –et sans engagement des instances dirigeantes de l’EST- je le
souhaite vivement. Je suis très ouvert à cette forme de partenariats avec les
meilleurs championnats du monde. Chelsea, encore lui, a été renflouée par un
apport de capitaux étrangers. Cependant, quand Chelsea gagne c’est le
championnat anglais qui s’en trouve boosté. Les dividendes iront aux
actionnaires étrangers mais la valeur ajoutée technique profitera au foot
anglais! Mais il convient de rappeler qu’il s’agit là d’un avis qui n’est pas
débattu au sein de l’EST. Un débat et un consensus larges gagnent à être
rapidement opérés par les plus volontaires des clubs tunisiens et de toutes les
parties prenantes pour suggérer la préconisation d’un nouveau cadre
institutionnel et juridique pour le sport en général et le foot professionnel en
particulier.

Dans cette transition politique en Tunisie, il revient à la base sportive de se
prendre en charge et de cesser d’attendre les «instructions» qui tombent du
ciel! Il faudrait profiter du passage d’un ministre de «tutelle» qui invite les
présidents de clubs de méditer, de concevoir et d’agir en toute liberté –donc
responsabilité.

Que ceux qui ne veulent pas –ou ne peuvent pas- épouser cette nouvelle approche
des choses observent le rôle de spectateurs attentifs sans chercher à freiner
l’élan d’une «révolution tranquille» à la tunisienne. 

*Advisory Partner «PwC»