Tunisie : Pour qui roule l’UGTT?

ugtt-190111-1.jpgL’UGTT peut-elle «s’immiscer» dans la gestion politique? La question agite la rue tunisienne. En fait, «le travaillisme» a toujours marqué l’action de la centrale syndicale depuis l’indépendance. Un fait nouveau a accéléré cette tendance depuis le début des années 2000: la répression de l’expression et son interdiction dans l’espace public par le Parti Unique qui ont favorisé l’engagement de beaucoup de courants de droite comme de gauche dans l’UGTT et notamment au sein des syndicats de base et des échelons intermédiaires, devenus incontrôlables par la direction même du syndicat ouvrier.

Toutes les séquences vécues par notre pays depuis le 14 janvier 2011 mettent en évidence le rôle de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) en tant qu’acteur prédominant de la scène politique.

Tout le monde sait que le deuxième gouvernement n’a pu se mettre au travail qu’avec la bénédiction de l’UGTT après qu’elle a fait chuter le premier, constitué par une majorité de ministres RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique), le parti de Ben Ali. Tout le monde sait, également, que le syndicat ouvrier a fait chuter ce même gouvernement. Tout le monde sait, enfin, à moins de bouleversements, que la centrale syndicale fera tout pour avoir son mot à dire concernant les choix fondamentaux qui vont se mettre en place en cette période de transition pour préparer la voie à une société démocratique.

Et l’opinion de s’interroger: l’UGTT est-elle dans son rôle? Un syndicat ne doit-il s’occuper que de l’amélioration des conditions de la classe ouvrière et s’interdire toute «immixtion» dans des questions politiques? Ces interrogations, du moins ce souci d’éviter un certain mélange des genres, est pour beaucoup dans les réactions à l’encontre de la centrale ouvrière.

En fait, l’UGTT n’a cessé depuis longtemps d’agir sur le terrain de la politique. Et de pratiquer le «travaillisme» que les spécialistes des sciences politiques définissent comme étant «une doctrine fondée sur la défense des ouvriers, l’action syndicale et la nationalisation des moyens de production». Sadri Khiari note, à ce propos, que «s’affirmant à l’origine (1944) comme une organisation strictement corporatiste et apolitique», l’UGTT va très vite (en 1946) intégrer «réellement le combat national» (1).

Faut-il croire, également, Mohsen Toumi lorsqu’il soutient que «déjà en 1956 l’UGTT rêvait d’un parti travailliste à l’anglaise». Le VIéme Congrès de l’UGTT (20 au 23 septembre), poursuit-il, avait «chargé la Commission Administrative de travailler à la réalisation de la participation organique de l’UGTT à l’action du Néo-Destour (l’ancêtre du RCD), sur la base d’un programme social et économique». Avant d’ajouter que «le président Bourguiba refusa et comprit ce jour-là que le seul moyen de ne pas se laisser déborder ou phagocyter par le mouvement ouvrier était de le contrôler» (2).

Une chose est, cependant, sure: l’UGTT a été, depuis l’indépendance, un acteur principal de la vie politique. En témoigne de la participation des syndicalistes à l’exercice du pouvoir. Ahmed Ben Salah, qui a trusté les portefeuilles ministériels au cours des années soixante, et Abdallah Farhat, qui a géré les portefeuilles de l’Intérieur, de la Défense et des Télécommunications au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, sans oublier ses responsabilités à la tête du cabinet du président Bourguiba, constituent, sans doute, des éléments de la face apparente de cet iceberg politique.

Faut-il rappeler, dans ce même ordre d’idées, que le programme économique mis en pratique par l’Etat tunisien dans les années soixante, prônant la nationalisation de l’économie (le fameux «Rapport économique» élaboré par Ahmed Ben Salah) reprenait les grandes lignes du programme de l’UGTT?

Les premiers responsables de l’UGTT ont été, en outre, placés aux avant-postes du PSD (Parti Socialiste Destourien), ancêtre lui également du RCD. Ahmed Ben Salah, Ahmed Tlili, Habib Achour, Béchir Bellaga ont siégé au Bureau Politique du PSD, instance dirigeante du Parti unique; un parti que certains dirigeants de la centrale syndicale ont défendu avec un certain zèle.

On se souvient d’un discours d’Habib Achour, en 1972, retransmis en direct à la radio et à la télévision, et dans lequel il affirmait avec force que «Nous autres en Tunisie, sommes “Bourguibistes“, comme les Soviétiques sont en URSS “Marxistes-Léninistes“», légitimant alors des pans entiers de la politique de Bourguiba de l’époque.

En témoigne également l’engagement, très tôt, de l’UGTT aux côtés de Bourguiba contre Salah Ben Youssef. L’UGTT a joué un rôle central dans le Congrès de Sfax de 1955 pour faire valoir les vues de Bourguiba et s’est engagée avec le Néo-Destour dans les élections de la Constituante de 1956 dans le cadre d’un «Front national» auquel participaient néanmoins d’autres forces. Ce même «Front national» avec le Parti unique renaîtra à l’occasion des élections législatives de novembre 1981: l’UGTT avait obtenu 27 sièges sur les 136.

Quoi que les relations entre l’UGTT et le Parti unique n’ont pas été un long fleuve tranquille. Les crises n’ont pas, en effet, manqué entre l’UGTT et le Parti unique. Notamment en janvier 1987, lorsque les dirigeants de la centrale syndicale ont été jetés en prison. Ou encore en 2004 lorsque l’UGTT refuse d’intégrer la Chambre des Conseillers née de «la réforme constitutionnelle» de 2002.

Il faut dire qu’une certaine «radicalisation» a vu le jour au sein de l’UGTT dans les années 2000. La répression de l’expression et son interdiction dans l’espace public par le même Parti unique ont favorisé l’engagement de beaucoup de courants de droite comme de gauche dans l’UGTT et notamment au sein de ses syndicats de base et de ses échelons intermédiaires. Ces derniers ayant trouvé au sein de l’UGTT, sans doute, le moyen d’échapper à cette politique de répression. Le cadre légal de l’UGTT étant devenu un moyen de faire de la politique au grand jour.

La direction de la centrale syndicale n’a pu, à ce propos et aux dires de certains observateurs, que suivre le mouvement des contestations dont ces acteurs sont à l’origine. Petit à petit, notent-ils, des syndicats de base, des syndicats généraux et des fédérations régionales sont devenus incontrôlables.

Cette réalité explique-t-elle l’engagement des plus remarqués du syndicat ouvrier dans la vie politique du pays? Beaucoup ne sont pas loin de le penser.

Reste à savoir à quoi ce contexte nouveau pourrait aboutir aujourd’hui? Les spécialistes des sciences politiques nous enseignent que les éléments les plus radicaux finissent, en temps de crise, par avoir leur mot à dire. En œuvrant souvent en définitive -consciemment ou inconsciemment- dans une direction quelquefois contraire aux objectifs prônés.

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