Tunisie – Enquête : Sidi Bouzid, les vérités de l’Intifadha


report-1.jpgL’humiliation faite à Mohamed Bouâzizi par un agent municipal (une femme) ne
saurait expliquer à elle seule l’immolation par le feu de ce martyr et, partant,
la révolution tunisienne. Bouâzizi n’a fait que raviver les plaies de tout Sidi
Bouzid, puis de tout le pays.

Aujourd’hui, après ce recul par rapport aux derniers événements ayant déposé
l’ex-président de la République, l’on reste ébahi au souvenir de tous ces
conseils ministériels tenus du temps du dictateur et qui semblaient tous
accorder un intérêt sans précédent au développement régional. Quel développement
régional? Et quelles régions a servies réellement le fameux 26-26 ? Bizarre! Une
honte –malheureusement– historique!

Une population sacrifiée

Le spectacle est effarant: à 11h 45, un jeune d’environ 21 ans sirote, l’air
hagard et absent, son premier verre de vin. Il restera là, dans cette taverne,
jusqu’à 13 ou 14 heures de l’après-midi, avant d’aller se débrouiller pour
obtenir de quoi s’offrir une deuxième bouteille. Et un autre spectacle, non
moins affligeant: une jeune fille de presque 22 ou 23 ans, la démarche
chaloupée, éreintée, le visage comme vidé de son sang, des chaussures avachies
avec des talons éculés, et la mise à faire fendre le cœur. A Tunis, on l’aurait
prise pour une jeune femme de ménage en quête de travail. Ce n’est pas tout à
fait faux. Sauf que cette demoiselle est titulaire d’une…maîtrise d’arabe, elle
ne fait que taper jour après jour à toutes les portes possibles pour se voir
consentir un travail quelconque, n’importe lequel: mais toutes les portes lui
restent fermées au nez.

report-2.jpgLe recensement de 2007 estimait à 403.500 le nombre d’habitants de tout le
gouvernorat de Sidi Bouzid avec ses 12 localités, dont Sidi Bouzid ouest
(65.761) et est (48.371) comptaient 114.132 âmes. La tranche d’âge des 0 – 15
ans occupe, du total de tout le gouvernorat, 30,3%, contre 60,3% pour celle des
15 – 59 ans. Le taux d’analphabétisme à Sidi Bouzid est une calamité. Les
personnes n’ayant aucun niveau d’instruction sont de l’ordre de 34,7%, cependant
que celles ayant juste le niveau primaire sont de 34,4%. D’ailleurs, si l’on se
réfère à la définition de l’analphabétisme telle que vue par l’UNESCO, 69,5% de
la population de Sidi Bouzid seraient dits analphabètes de fait. En tout cas, le
taux d’analphabétisme à Sidi Bouzid ouest est de 58,8%, et celui de Sidi Bouzid
est, 67,9%. A noter que l’abandon scolaire dans le cycle de l’enseignement de
base a été comme suit au cours de l’exercice 2007-2008: 155 élèves à Sidi Bouzid
ouest contre 305 admis (65,7%), et 63 à Sidi Bouzid est contre 58 admis (65,3%).

Par conséquent, le chômage au rang des ‘‘scolarisés’’ est de 22,9% (7, 7% côté
garçons, 15,2% côté filles). Mais le drame est ailleurs: les diplômés du
supérieur en chômage sont de l’ordre de… 69,7% (garçons: 25%, filles: 44,7%).

Une étude réalisée pour le compte de l’Union générale des travailleurs tunisiens
(UGTT) en 2010 établit ainsi le tableau comparatif de la pauvreté dans les
quatre pôles du pays:

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Un milieu rural

Région la moins urbanisée de toute la République, Sidi Bouzid accuse un manque
sérieux de ressources naturelles dans un environnement à caractère agricole mais
souffrant d’un climat austère et des sources en eau limitées et instables.

Et malgré tout, l’agriculture constitue la colonne vertébrale de l’économie à
Sidi Bouzid et assure une grande partie de l’alimentation des Tunisiens. Tout le
Centre ouest du pays couvre 1,25 million d’hectares dont 10% de cultures
irriguées, et assure 20% de la production agricole du pays, ce qui en fait la
principale source de ravitaillement en produits agricoles. A titre d’exemple, le
Centre ouest fournit 30% de la production nationale en fruits et légumes.

En principe, une telle donne est de nature à encourager le secteur privé à
investir dans le rayon agricole, ce qui amènerait à absorber une bonne partie de
la main-d’œuvre en chômage; sauf qu’il achoppe sur certains obstacles dont les
principaux sont: la faiblesse des ressources financières, les taxes jugées assez
lourdes, la hausse des prix des produits chimiques, et la régression des
subventions de l’Etat des carburants, du blé et de l’orge, ce qui a entraîné la
chute du nombre de têtes ovines et bovines.
Le tissu industriel

Sidi Bouzid détient le tissu industriel le plus faible qui soit: 43 usines
employant 2.900 ouvriers (ères). En 2007, le secteur industriel a créé 1.148
emplois à Kairouan, 718 à Kasserine et… 25 à Sidi Bouzid! Selon un citoyen tout
à fait ordinaire, il suffirait de trois usines supplémentaires à Sidi Bouzid
pour absorber la totalité de la main-d’œuvre inactive. Peut-être. Mais pour sûr
qu’aucun effort n’a été fait dans ce sens.

Salaires de grande misère

Dans un petit hôtel mais assez charmant et ayant pignon sur rue (le grand
Boulevard du 7 Novembre devenu, révolution oblige, Boulevard Mohamed Bouâzizi),
le réceptionniste de nuit gagne….200 dinars le mois: «Et si je rouspète, nous
confie-t-il, le patron peut me mettre à la porte, d’autres attendent
impatiemment le poste». Un ouvrier de 39 ans, père de deux enfants, dit
gagner…120 dinars le mois. Des filles de la région s’en vont travailler dans les
grands villes (Sousse, Sfax…) pour un maximum de…160 dinars/mois, y compris le
transport, la nourriture et le…loyer! Une jeune fille travaille de 8h à 16h dans
une usine off-shore de fabrication de poupées: elle gagne (vous ne le devinerez
jamais!)… 50 dinars par mois! Elle ne gagne pas deux dinars/jour, mais si elle
s’absente, c’est deux dinars qui lui sont défalqués du salaire. Or, le transport
n’est ni régulier, ni assez fourni, ce qui fait que de nombreux ouvriers et
ouvrières sont parfois tenus de faire le déplacement à pied. Un citoyen nous
dit: «Nos filles sont exposées du matin au soir à toutes les tentations
diaboliques, à tous les risques imaginables».

Exode et émigration

report-3.jpgLa vie à Sidi Bouzid est une plaie qu’on ouvre chaque matin et referme
difficilement le soir. Ce qui fait que partir ailleurs semble pour beaucoup être
la solution finale, sinon l’unique. La deuxième raison (car il y a d’autres) de
l’exode ou de l’émigration à l’étranger est évidemment la quête d’un emploi. A
Sidi Bouzid ouest (siège du Gouvernorat), 26,1% quittent la région, contre 18,4%
à Sidi Bouzid est. Or, la toute première raison est l’accompagnement d’un parent
installé ailleurs. Ce qui fait que le membre de la famille –ou la famille
entière– qui va accompagner l’heureux émigré (à l’intérieur ou à l’extérieur du
pays) devient lui-même un demandeur d’emploi dans la ville hôte.

Ras-le-bol général!

Lors de notre séjour dans la région, beaucoup nous chuchotaient à l’oreille:
«Attention, la Révolution, c’est tout Sidi Bouzid qui l’a faite, pas seulement
Mohamed Bouâzizi». Dont acte. Mais c’est tout de même celui-ci qui a trop cher
payé une situation infernale qui a fini par éclater tel un volcan.

*Tous les indicateurs économiques de cette enquête nous ont été fournis par le
Bureau de l’UGTT de Sidi Bouzid que nous tenons à remercier ici.