«Essayez donc de chercher des personnes qualifiées pour travailler dans les usines de textile, vous n’en trouverez pas. Je suis porte-parole d’un consortium qui emploie 8.000 personnes. Nous refusons aujourd’hui des commandes, et cela dure depuis un bon moment, parce que nous n’avons pas de personnel. Prenez le téléphone et appelez donc un bureau d’emploi, demandez-lui 800 personnes pour travailler en tant qu’ouvriers, il vous répondra: ‘’Vous rêvez ou quoi ? Le personnel que vous sollicitez est une monnaie rare si ce n’est rarissime’’.
Vous revenez aux journaux, parcourez les statistiques et le grand taux de chômage vous serre le coeur …revenez à la charge et on vous répond ‘’si vous voulez 5.000, 6.000 ou 7.000 diplômés, nous vous les envoyons tout de suite, mais là vous parlez de main-d’œuvre de base et elle n’existe pas’’. Pas d’ouvrières qualifiées, pas d’ouvrières sur machines. Cette catégorie de travailleurs dont le niveau ne dépasse pas la 6ème année primaire n’existe plus sur le marché. Alors à quand l’importation de la main-d’œuvre dans notre pays ?».
Ce cri du cœur émane de Chahir Amara, opérateur dans le secteur textile dans la région du Sahel. Une zone saturée par les unités de confection et où on se dispute la main-d’œuvre élémentaire entre usines de textiles mais également celles de câblerie qui ont rejoint les rangs des entreprises en manque de personnels exécutifs. Le chômage a, paraît-il, été déplacé en haut.
Devenu aujourd’hui le point noir du développement socioéconomique dans notre pays, l’emploi des diplômés du supérieur ne représente pas la réponse valable à des demandes en emplois qui se situent à d’autres niveaux.
Ce ne sont bien évidemment pas les cadres supérieurs qui feront marcher une usine de bout en bout, et encore faut-il être sûrs que ceux recrutés sont suffisamment qualifiés pour pouvoir assurer. «Mes chefs d’atelier ne figurent pas parmi les plus instruits. Ils sont le produit de l’ancien régime. Orientés vers la formation professionnelle parce qu’ils n’ont pas été acceptés en cycle long, ils sont qualifiés, expérimentés et compétents et ce sont eux qui gèrent les unités de confection. Ce sont ceux que nos partenaires étrangers préfèrent. Les techniciennes supérieures, formées dans les centres de formation et les ISET pour occuper les postes de chefs de chaîne, sont aujourd’hui des ouvrières. Elles n’ont ni la formation, ni la capacité de gérer des équipes…».
Ce problème pose pour la énième fois celui du gap entre la formation académique et celle pratique, sur terrain. Pour les industriels, il est impératif que les enseignants dans les centres de formation ou les écoles d’ingénierie fassent l’expérience du terrain en suivant de près les péripéties par lesquelles passent un produit avant sa destination finale et la gestion d’une usine ou d’une entreprise industrielle de près. «Il faut être plus rationnel dans le choix des formateurs», précise M. Chahir.
Nous sommes ouverts à l’intervention des professionnels
En écoutant Béchir Tekkari, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche s’exprimer sur la télévision publique à propos de cette problématique, on pencherait à croire que le problème de la formation des formateur est en phase d’être résolu: «Au niveau du ministère de l’Enseignement supérieur, il existe un comité de suivi des besoins du marché du travail. Son rôle est de déterminer les nouvelles exigences du marché de travail et celles des entreprises et de procéder aux changements et aux réajustements nécessaires et adéquats pour les satisfaire tant au niveau des formations que des matières enseignées», avait déclaré le ministre rappelant la tendance vers le renforcement des systèmes de certification qui doivent créer une génération de diplômés plus qualifiés puisque leurs formations sont complétées par des passages dans des entreprises spécialisées.
Ceci étant, cela ne résout évidemment pas le problème de la main-d’œuvre de base. Même si les choix économiques du pays sont orientés vers les produits à haute valeur ajoutée qui nécessitent des formations plus sophistiquées. «La présence d’une compétitivité accrue à l’échelle internationale exige des entreprises privées qu’elles emploient plus de cadres et plus de diplômés. Elles en sont aujourd’hui à moins 12% de taux d’encadrement, c’est très peu», avait déclaré le ministre de l’Enseignement supérieur.
«Nous n’avons pas besoins d’un très grand nombre de cadres, en tout cas pas dans les usines opérant dans la sous-traitance. Et en plus, nous ne sommes pas consultés en ce qui concerne les cours donnés dans les ISET et les centres de formation», rétorque Chahir Amara.
Pour le ministre, il y a une méconnaissance mutuelle. «Nous devons pouvoir cerner les besoins des opérateurs privés, nous devons développer les diplômes co-construits. Nous sommes ouverts à toutes les propositions de la part des professionnels pour enseigner des matières nouvelles et nous sommes réceptifs à la participation des cadres entrepreneuriaux dans l’enseignement pour que les diplômés issus des institutions universitaires soient tout de suite opérationnels».
Les ressources humaines représentent la plus grande richesse de la Tunisie. Le niveau n’arrête pas de baisser, la maîtrise des langues ne figure pas parmi les meilleures. «Nous sommes en train de perdre ce qui a fait la force de notre développement depuis l’indépendance car il n’y a plus de filtrage, aujourd’hui, c’est la quantité aux dépens de la qualité. Il y a des maîtrisards en lettres, en histoire-géographie et en philosophie qui sollicitent tout le temps du boulot, j’ai une jeune dipômée qui demande à travailler en tant que femme de ménage ? Trop de diplômés dans des filières dont le marché n’a plus besoin», indique M. Amara.
En fait, la question qui se pose est de savoir si c’est le nombre des diplômés qui détermine le niveau de développement d’un pays ou plutôt la qualité et la formation de ces mêmes diplômés.
«J’ai demandé à un élève sorti de la 8ème année de base, d’écrire son nom en français, il n’a pas pu le faire, me voyant étonné, il m’a dit, c’est normal, nous passons d’un niveau à un autre sans aucune exigence de performance. Le passage est automatique».
Est-ce que l’Etat, en encourageant la poursuite des études jusqu’à décrocher des diplômes supérieurs, prévoyait les conséquences dont souffre aujourd’hui le pays ? Parce que, pour développer une économie, on n’a pas besoin que de «génies», il faut également qu’il y ait une petite et moyenne main-d’œuvre et d’exécutants qui sachent bien assurer. Or ce qui se passe aujourd’hui, c’est que nous avons peu d’exécutants, trop de diplômés et encore, nous ne sommes même pas sûrs qu’ils aient tous les compétences et les capacités d’êtres performants». En fait, qui va diriger qui ? 5 diplômés pour diriger deux ouvriers?
«Nous sommes, en tant qu’industriels, tous en train de former nos techniciens à la rigueur, à la technicité, et à la qualité, aucun technicien diplômé d’un centre de formation n’est opérationnel, j’en mettrais ma main au feu. Nous pouvons même en faire l’expérience en passant nous-mêmes un petit examen à des diplômés, et vous verrez que les résultats n’ont rien à voir avec la attentes».
Pour sortir de ce dilemme, les professionnels appellent à être plus présents au niveau des cursus de formation au niveau des managers. Mais ce qui urge, c’est la disponibilité des personnels de base «nous n’avons plus de personnel exécutant, à terme, nous ne pourrons plus garder notre statut de pays manufacturier. Puisqu’aujourd’hui, nous refusons déjà des commandes».
La crise n’a pas atteint les grandes entreprises opérant dans le textile. Elles ont tenu le coup et continuent à fonctionner à leur rythme habituel et même plus fort aujourd’hui grâce à la reprise d’après Chahir Amara. Seules les petites unités de confection en ont été touchées.
La crise des grandes entreprises manufacturières dans notre pays n’a rien à voir avec la crise financière et économique mondiale, elle souffre surtout de l’absence d’une main-d’œuvre exécutante et sans aucune prétention.