Lotfi Ben Alaya : “Le lean manufacturing est un modèle d’innovation organisationnelle”

A l’issue de l’atelier sur «Le lean manufacturing», le Professeur Ben Alaya a bien voulu nous accorder une interview en exclusivité. Entretien

Comment loger le lean entre le fordisme et le taylorisme ?

C’est un dépassement des deux écoles lesquelles consistaient à chercher des
économies d’échelles sur des quantités de plus en plus importantes. Le lean
intègre des outils qui ont fait leur preuve dans toute l’industrie et
notamment l’industrie automobile. C’est un modèle qui vous permet
d’atteindre de «livrer» de la qualité et d’être en intelligence avec vos
donneurs d’ordres.

Sous ces divers angles, il est en phase avec l’étape actuelle de croissance
de notre industrie nationale.

Comment définir le «lean manufacturing» de manière succinte?

Ce n’est ni un outil, ni une technique, il s’agit d’un modèle
d’organisation. Il est «universel» car valable dans tous secteurs d’activité
et dans toute entreprise, quelle que soit sa taille. Mais il n’est pas
uniforme. Il faut tenir compté de l’individualité de chaque entreprise. Sa
mise en place se fait donc sous forme de projet parce qu’il faut lui
préparer plusieurs sous-jacents et notamment une préparation des ressources
humaines.

Quel est son apport décisif ?

Au final, le lean manufacturing est un modèle d’organisation qui améliore la
flexibilité et la réactivité de l’entreprise pour qu’elle soit plus
compétitive et ait plus de répondant face à ses donneurs d’ordre lesquels
sont très attentifs à ces deux aspects.

Quelle relation entre le tandem flexibilité/réactivité ?

La flexibilité est une expertise métier dirions-nous, c’est-à-dire une
capabilité à livrer une gamme de produits. La réactivité est cette capacité
à exécuter les demandes en un temps maîtrisé. Quand vous vous engagez pour 5
jours, ce ne sera pas 6 jours.

Pourquoi dites-vous que les donneurs d’ordre achètent des solutions et
plus tout à fait des produits ?

Comprenez que les ordonnateurs aujourd’hui paient un peu plus cher pour être
livrés sur pied de ligne. Les produits finis vont directement en rayons dans
les magasins et les intrants droit sur la ligne de montage. On ne peut donc
être sur une logique de retour de marchandises ou de défauts de fabrication.

Quelle est l’importance de la chaîne logistique ?

Elle est déterminante et dans cette logique, il faut veiller à la
localisation des ZI, à leur aménagement ainsi qu’à toutes les autres
prestations collatérales et tous les maillons de la chaîne logistique dite «Supply
Chain» doivent être réactifs pour permettre un certain niveau de fluidité.
Et d’ailleurs, le benchmarking des sites nationaux se base entre autres
éléments sur cette donnée là.

Une étude de la Banque mondiale a révélé que le coût de la logistique en
Tunisie représente 10% du chiffre de nos exportateurs. En comparaison, la
Chine en est à 6%. Il y a donc du travail à faire.

Le découpage de la chaîne de valeur est-il plausible ?

C’est un découpage connu mondialement et il est mesuré par des statistiques
fiables principalement au niveau de l’industrie automobile. Il y a 5%
d’activités qui génèrent de la valeur ajoutée et 95% qu’il faudra expulser
de la chaîne en y allant toutefois avec précaution.

Quels enseignements pour nos industriels ?

La stratégie 2016 fait état de fournisseurs de rang 1 et 2 hors le littoral
et c’est ce rattrapage qu’on fait pour traquer toujours ces poches
d’activités «inutiles».

Les donneurs d’ordres y veillent assez ?

Avant de passer commande, ils visitent leurs partenaires et s’assurent bien
de leurs capabilités en la matière.

Ils le consignent bien dans des clauses contractuelles ?

Tout à fait. Et tous les sous-traitants vous le diront. Il existe des
clauses qui stipulent que les coûts doivent baisser de 5% d’une année sur
l’autre du fait du cumul des économies réalisées du fait du «lean
manufacturing». Cette percée de compétitivité nous permet de donner du sens
à notre proximité géographique avec l’Europe.

Le lean est organisé autour du concept du «milk turn» ?

C’est le concept d’organisation du lean qui fait que le rythme est donné par
une durée de cycle. Et là j’utilise un parallèle avec le facteur. Il dispose
du courrier et la carte du quartier et doit faire des calculs pour
économiser son circuit. C’est un concept qui rythme les rapports entre
donneurs et preneurs d’ordres ainsi que leurs fournisseurs.

Le PPM, quelle est sa portée ?

C’est un seuil psychologique imaginé par les donneurs d’ordres pour
sensibiliser les preneurs d’ordres. C’est le nombre de pièces défaillantes
par million que l’on accepte de son fournisseur. Il est très bas
d’ordinaire. C’est par exemple 10 pièces par million.

Traduit en pourcentage, il serait infime tant il est négligeable, mais
exprimé en l’état, il appelle l’attention du fournisseur sur le zéro défaut.

Comment associer le lean à la «stratégie industrielle 2016» du pays ?

La stratégie de 2016 s’articule autour de concepts clés tel que flexibilité,
réactivité et logistique. C’est notre gisement de compétitivité. Comment le
traduire dans les faits? C’est en aidant les entreprises à s’organiser
autrement. C’est donc un ensemble d’éléments de réponses pour entretenir
notre position concurrentielle sur la zone Euromed.

Pourquoi insister sur la touche culturelle du «lean» ?

L’industrie c’est une culture, des repères et un jargon. Il y a tout un
patrimoine lexical qu’il serait souhaitble de tunisifier. Le dictionnaire
APIC’S contient l’essentiel des concepts liés à l’industrie, c’est le
langage universel qu’il faut utiliser pour être en phase avec les
professionnels.

A titre d’exemple, le KAIZEN signifie amélioration continue, Poka Yoke :
anti-erreurs, JIDOKA : expérimentation des concepts, et le GEMBA : le
«terrain», c’est-à-dire l’univers de la production.

La robotisation, est-ce la solution ?

Je suis très sceptique sur cette proposition. Au préalable mettre en place
le schéma d’organisation nécessaire et au besoin robotiser mais pas
l’inverse. Le plan d’organisation est seul capable d’indiquer les activités
qui génèrent de la valeur ajoutée soit où investir…

Je rappelle que si on robotise une activité qui ne génère pas de valeur
ajoutée, sur quoi va-t-on amortir l’investissement ?