L’Etat de la Mondialisation

Par : Tallel

Si l’intervention des États est l’une des conséquences les plus remarquées
et inattendues de la crise, il nous semble qu’on se trompe sur la nature
même de cette dernière, et pas seulement sur son amplitude, si l’on croit
que cette intervention devra, pour être réellement efficace et répondre aux
attentes, se limiter aux seuls traitements économiques, financiers, voire
sociaux.

Vouloir à tout prix comparer la crise actuelle avec celle de 1929 pourrait
par conséquent constituer une erreur, car toutes deux ne se situent pas sur
le même plan. Il est fort à parier que les remises en cause risquent, cette
fois-ci, d’être d’un autre ordre, éthique et sociétale certes, mais aussi
«philosophique», en d’autres termes symbolique.

L’intensification et la densification de la circulation des produits, des
biens et des services qui caractérisent la mondialisation, pourront bien se
poursuivre comme si de rien n’était – business as usual-, il n’en reste pas
moins que la perception de la mondialisation que nous avons tous, jusqu’à ce
jour, partagée, va sortir de cette crise grandement changée, sinon
radialement modifiée.

Le sociologue français Pierre Bourdieu, disparu en 2002, a été l’un des
premiers à remettre en question les fondements symboliques de la
mondialisation et à parler de «mythe» de la mondialisation ; il insistait,
par ailleurs, sur la nécessaire distinction entre mondialisation et
«politique » de mondialisation, c’est la dire le processus historique de
mondialisation d’une part, et la production d’un discours idéologique sur
cette mondialisation d’autre part.

Il a été également l’un des premiers à réclamer l’intervention de l’État, à
la différence près qu’il ne parlait pas de l’État national, mais d’un État
supranational plus apte selon lui à défendre les «fonctions universelles»,
«plus autonome par rapport aux forces économiques internationales et aux
forces politiques nationales, et «capable de développer la dimension sociale
des institutions européennes».

Pierre Bourdieu n’a cessé de mettre l’accent sur les présupposés de la
mondialisation, qui se sont imposés à nous, sans crier gare, et que nous
avons intériorisés sans même nous en rendre compte, tels que : la
croissance, c’est-à-dire la compétitivité et la productivité, est la fin
ultime de toutes les activités humaines ; il est vain de tenter de résister
aux forces économiques ; il existe une coupure radicale entre l’économique
et le social.

Il a mis en évidence «l’inculcation symbolique» à laquelle nous sommes tous
soumis, qui que nous soyons, intellectuels, entrepreneurs, cadres, salariés,
ouvriers, artistes, journalistes, scientifiques, ou chômeurs ; et parlé du
«lexique commun» qui nous envahit au quotidien, auquel nous ne prêtons pas
plus d’attention que cela, tant il est vrai qu’il fait partie de notre
quotidien, de notre univers mental, de notre vision du monde, tant les
choses semblent aller de soi : flexibilité, dégraissage, dérégulation, voire
multiculturalisme, et tant d’autres encore.

Et de ces présupposés et ce lexique, comme de cette représentation
symbolique de la mondialisation, Pierre Bourdieu n’a pas hésité à parler de
croyance, au sens premier et religieux du terme. Il a insisté sur la
nécessité de remettre en question ce modèle économique qui «individualise»
tout, c’est-à-dire en définitive qui financiarise tout, jusqu’à la justice,
la santé, l’éducation, la vieillesse ou la mort.

Assurément, Pierre Bourdieu n’était ni naïf ni illuminé, mais au contraire
exigeant, rigoureux, lucide et, peut-être, prophétique. Nous en voulons pour
preuve qu’il exigeait, par exemple, qu’on évalue dans les coûts de toute
décision politique ou économique, les conséquences en termes financiers et
sociaux. Ecoutons-le :

«Il faudrait que toutes les forces sociales critiques insistent sur
l’incorporation dans les calculs économiques des coûts sociaux des décisions
économiques. Qu’est-ce que cela coûtera à long terme en débauchages, en
souffrances, en maladies, en suicides, en alcoolisme, en consommation de
drogue, en violence dans la famille (…) ?».

A ce système économique-là, il rêvait de substituer une «économie du
bonheur» qui «prendrait acte de tous les profits, individuels et collectifs,
matériels et symboliques, associés à l’activité (comme la sécurité), et
aussi de tous les coûts matériels et symboliques associés à l’inactivité ou
à la précarité (par exemple la consommation de médicaments) (…)».

Sur ce dernier point, au moins, Pierre Bourdieu se situait dans une longue
tradition. Car, la philosophie occidentale n’a cessé depuis ses origines
grecques de se poser de manière insistante la question du bonheur, avant que
les économistes ne s’en emparent aux XIXème siècle pour la quasi
monopoliser. Ne serait-il pas peut-être temps, considérant leurs résultats
peu encourageants, qu’on songe à leur demander de bien vouloir nous la
restituer ?

Constant Calvo, Directeur associé ADHERE RH

(Source :
http://www.cfo-news.com/L-Etat-de-la-Mondialisation_a8910.html)