Information, pouvoir et usage : l’infostratégie

Par : Tallel

L’idée que l’entreprise devait
se doter d’une stratégie d’influence n’est pas nouvelle. Mais jusqu’à une
date relativement récente, cela se faisait suivant deux grandes directions.

 

La première était celle de la «com» que nous appelons
euphorique : se doter de moyens d’expression pour dire du bien de soi.

 

Publicité (née dans les années 1840), marketing (dans
les années 1920), politiques de positionnement, communication de marque et
branding (années 1970). S’y ajoutent, comme on le verra dans n’importe
quel manuel de management, la communication dite d’image, financière,
interne, externe, directe et indirecte, média et hors média, corporate,
marque ou de produit, d’entreprise ou institutionnelle, relations
publiques. Et, plus récemment buzz-marketing, marketing tribal ou viral ou
encore marketing par storytelling … Sous de multiples désignations, il
s’agit finalement de faire savoir, vanter et affirmer que tout va bien.

 

Il serait fastidieux de rentrer dans le détail de ces
différentes méthodes : les unes visent à convaincre que ce que vend
l’entreprise est excellent, les autres à motiver le personnel, d’autres à
expliquer au monde extérieur combien la compagnie est fidèle à certaines
valeurs, d’autres à parler de ses performances.

 

Cette stratégie du message (qu’il passe par annonces
publicitaires, événements, cocktails, relations directes, sponsorisation
et mécenat, rapports avec la presse … ) est aussi orientée «cibles».
Suivant le cas : consommateurs, médias, groupes de décideurs,
investisseurs, citoyens et autres catégories dont l’étude préalable est
évidemment indispensable. Cette communication est très diverse sur le
fond. Ce n’est pas la même chose que de dire que sa lessive est efficace
ou d’affirmer que sa marque incarne la jeunesse, l’audace et
l’accomplissement de soi. Ce n’est pas la même chose de distribuer des
bons de réduction au supermarché et de financer des expéditions en forêt
amazonienne. Il y a une énorme différence entre l’idée de s’adapter au
marché, en faisantsavoir combien votre produit y est adapté, et influencer
le marché en suscitant des besoins et des désirs. Mais le point commun de
toutes ces actions, outre leur finalité évidente –faire prospérer
l’entreprise- et leur tonalité positive est d’être lancées à l’heure
voulue, suivant le plan voulu et sur le terrain voulu pour faire penser la
chose voulue.

 

Second grand domaine : l’action sur le politique.
Outre sa forme classique, le lobbying qui remonte lui aussi au
dix-neuvième siècle, et dont nous reparlerons, ce sont toutes les formes
de relations entre le monde de l’entreprise et celui de l’affrontement
politique.

 

Mais, là encore l’éventail est large : de la valise
de billets versée au bon parti à la fondation respectable destinée à
démontrer la valeur de la liberté d’entreprendre. Là encore, qu’il
s’agisse de répartir des fonds ou de répandre des valeurs, il s’agissait
de favoriser les éléments les plus favorables (bons partis politiques,
bonnes idées, bonne vision du réel).

 

Ce schéma relativement simple est bouleversé dans les
dernières décennies du XXe siècle par une double mutation.

 

Du côté des facteurs objectifs, énumérons en vrac :
la fin des trente glorieuses et de leur optimisme productiviste, les
préoccupations écologiques, l’exigence croissante de sécurité et
l’aversion au risque de nos sociétés, une série de grandes catastrophes
spectaculaires, allant du naufrage du Torey Cannon à l’affaire de la
Société Générale,le retrait de l’État Providence qui met l’entreprise au
premier plan, les progrès de la mondialisation et la fin du monde
bipolaire, la financiarisation génératrice de tensions, le passage à une
société dite de l’information et dans tous les cas de la surinformation,
l’émergence d’organisations «représentant la société civile» voire alter
mondialistes… Il n’y a pratiquement aucun des facteurs dont tout le monde
s’accorde à reconnaître l’importance qui ne contribue à ce résultat
objectif : la surexposition de l’entreprise. Elle n’a d’ailleurs pas peu
contribué à la chose en se persuadant qu’elle avait cessé de vendre des
choses ou des services pour proposer des images de marques auxquelles
s’identifier, des symboles, des valeurs, des expériences psychiques… Mise
au premier plan et créditée de toutes les responsabilités pour le bien et
pour la mal, elle se trouve forcément coincée entre une attitude défensive
(en attente de la prochaine mise en cause ou de la prochaine crise) et une
récupération plus ou moins publicitaire : la thématique de l’entreprise
citoyenne, respectueuse du développement durable, participant de la bonne
gouvernance…

 

Car, et c’est le second facteur, à la fois cause et
conséquence du premier, l’économique s’idéologise.

 

Non pas au sens qui, comme au cours des deux siècles
précédents, opposait des partisans et des adversaires du capitalisme. Mais
au sens où indifféremment à la question de la propriété des moyens de
production, l’activité économique s’expose à des jugements de valeur (donc
à des controverses, des fantasmes, des utopies…) d’ordre non économique.
Sa critique ou sa glorification se formule en termes de respect : de
l’environnement, de l’avenir, de la sécurité des consommateurs, de
préoccupations sociales ou sociétales, de demandes de la modernité, des
individus (dans leur dignité, leur identité, leurs droits), des minorités
et communautés…

 

La vision prédominante dans l’entreprise a longtemps
été qu’il fallait faire plus : plus de profits, de performances, de
contribution au PNB, donc au bonheur général. Le reste –pourvu que
l’entreprise respecte les lois et n’ait pas de conflit social majeur–
c’était l’affaire des autres : les politiciens, les idéologues, les
utopistes, ceux qui ne parlaient pas chiffres, bilans et réalités. Tout
ceci a changé dans la mesure où, par exemple, l’image d’une entreprise,
qui est le plus précieux de ses actifs dans une économie que l’on dit de
l’immatériel, dépend de tous ces facteurs non économiques.

 

Cela vaut dans un pays comme le nôtre qui a instauré
la «RSE» (responsabilité sociétale des entreprises) : cette notion définit
cette responsabilité vis-à-vis des partie prenantes (tous ceux qui sont
concernés par son activité, et pas seulement son personnel et ses clients
: les ONG concernées, les voisins ou riverains, ceux qui bénéficient ou
souffrent même lointainement de ses succès et échecs, les associations,
l’opinion en général, voire, pourquoi pas, les générations futures).
Considérée par ses promoteurs comme l’application à l’entreprise de la
logique de développement durable, la RSE se traduit par une sorte de bilan
non financier et non quantitatif : présentation des «performances» en
matière d’éthique, de protection de l’environnement, de sécurité, de mise
en accord avec des demandes «sociétales», de contribution à la recherche
et à une meilleure gouvernance, d’échange équitable…

 

La loi sur la Nouvelle Régulation Économique de 2001
impose aux entreprises cotées en Bourse de publier certaines informations
sur les conséquences écologiques et sociales de leur activité.

 

D’autres phénomènes traduisent la même évolution : la
prolifération des agences de notation, certification ou autres
référentiels (y compris sous forme de normes ISO, de classements et
guides) des critères non marchandes auxquels devrait répondre l’activité
marchande.

 

Le «reporting», la pratique du code ou de la charte
par laquelle l’entreprise promet littéralement d’être bonne et de bien se
conduire en sont un autre symptôme, tout comme la multiplication des
partenariats avec des ONG.

 

En un sens l’entreprise est désormais bien «sous
influence» puisqu’elle doit sans cesse se justifier (ou se glorifier) au
nom de valeurs et objectifs longtemps considérés comme étrangers à son
objet.

 

Ces critères sont décidés hors d’elle, souvent hors
de l’État, autrefois censé imposer la prise en compte du Bien Commun par
la recherche de l’intérêt économique particulier. Elle subit là ce que
certains nomment soft law, la loi molle, celle qui ne se traduit pas
nécessairement par des sanctions ni n’est inscrite dans des articles de
loi, mais s’impose de fait par consensus et pression. Elle rentre en quête
de légitimité et de justification. D’où une communication de conformité et
d’innocuité.

 

On peut analyser ce règne de la vertu, soit comme un
triomphe des valeurs citoyennes sur le monde de la marchandise, soit comme
une ruse de la raison marchande : la marchandisation des valeurs
(l’entreprise vend symboliquement de la vertu après avoir vendu du
prestige et du bonheur). Mais dans tous les cas, cela se traduit par une
recherche d’influence en retour.

 

Dans cette configuration l’entreprise ou ceux qui
parlent en son nom sont amenés à convoquer la figure de l’expert.
L’expert, à qui il sera le plus souvent demandé d’être rassurant face à
des craintes «irrationnelles» à ses yeux du public ou aux emballements
médiatiques.

 

Aux États-Unis, on appelle corporate propaganda,
la méthode qui consiste à susciter une étude de spécialistes démontrant
que, suivant le cas, le chocolat, un coup de vin rouge ou le pain à l’ail
sont excellents pour la santé et que les boues toxiques sont de très bons
fertilisants ; à moins qu’ils ne prouvent scientifiquement que le
tabagisme passif est un mythe, que les lois anti trusts sont finalement
dommageables pour les consommateurs.

 

Cette technique déjà décrite comme «du troisième
homme» par Edward Bernays au début du XX° siècle consiste à
financer un Institut au nom ronflant (qui parlera de science, de
consommateurs, d’écologie, voire d’indépendance) qui ; il fournira des
rapports dans le sens espéré ou qui, pour le moins, démontrera qu’il
existe un doute sérieux quant aux travaux qui démontrent la nocivité du
tabac, de l’atome, du réchauffement climatique. Les sites de certaines ONG
fournissent quotidiennement des informations sur les activités (et les
affiliations) de ces multiples instituts paravents : Princeton Ressource
Centre, Tobacco Institute Research Comitee, Independent Insitute,
Institute for sound Science, Global Climate Coalition et autres
«laboratoires» ou pseudo think tanks dont il n’est pas très
difficile de découvrir qui les finance. Du reste, il existe de véritables
appels d’offres, comme des primes à ceux qui produiront la plus brillante
réfutation de la thèse du réchauffement climatique.

 

La fonction de ces laboratoires ou centres est
souvent de susciter le scepticisme sur certaines corrélations, certains
faits que le public croit fermement établis. Dans le film «Thank you
for smoking
», le héros se vante d’employer un laboratoire «si habile
qu’il pourrait vous faire douter des lois de la gravité». C’est un peu
l’idéal de la profession.

 

Il s’agit ici de quelque chose de plus précis : il ne
s’agit plus seulement encourager des gens que l’on souhaite voir un jour
au pouvoir ou les idées générales favorables à ses intérêts. Il est
question de produire une pseudoscience, des thèses décrivant et expliquant
des faits et leurs lois, donc le monde tel qu’il est censé être et non tel
qu’il devrait être. Ainsi est né un art à double face. D’un côté, l’art de
relativiser et de semer le doute. De l’autre, celui de présenter comme
bien pires les conséquences économiques ou autres des mesures que l’on
redoute.

 

La limite de cette méthode est qu’il est plus
difficile de rassurer que d’inquiéter surtout dans un pays qui a inscrit
le principe de précaution dans sa constitution et où l’on aime à dire
qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Autre limite : les ONG ne sont pas
stupides et savent mener des contre-contre-offensives dénonciatrices.

 

Les Américains excellent dans cette discipline, en
appliquant le principe du «watchdog», le chien de garde, ou si l’on
préfère du pilori médiatique. Mais les Européens ne sont pas absents.
Ainsi plusieurs associations écologistes ou altermondialistes comme
Spinwatch
(Grande-Bretagne) ou Lobbycontrol(Allemagne)
sont prompts à traquer les lobbyistes ou les journalistes favorables au
commerce d’armes, aux industries polluantes, etc. et à dénoncer leurs
liens avec des groupes financiers. Ces groupes et quelques autres
décernent ironiquement un prix «du pire lobbying de l ’UE» ou du «pire
écoblanchissment» aux groupes automobiles qui tentent de retarder les
législations contre les émissions de carbone (au nom des emplois menacés)
ou contre les groupes qui présentent l’énergie atomique comme remède au
réchauffement climatique.

 

Autre grand domaine : celui de la communication de
crise
. Cette discipline qui s’enseigne et donne lieu à plans et
stratégies est le contraire même de cette communication que nous avions
qualifiée d’euphorique. Elle surgit comme une nécessité, en général au
pire moment, et dans tous les cas hors de toute initiative de
l’entreprise.

 

Elle se produit par définition là où il y a crise,
c’est-à-dire quand toutes les règles habituelles sont bouleversées et où
les évènements les plus imprévus se multiplient. Donc quand il faut
fonctionner et communiquer à rebours de ses routines et même de sa culture
(celle de la performance, du chiffre, de la certitude, du respect des
hiérarchies et de l’apologie de l’entreprise). Elle place en situation de
controverse, voire en position d’accusé. Elle renverse la charge de la
preuve : il est souvent besoin de démontrer (en situation de stress et
d’information imparfaite, sinon il n’y aurait pas crise) que l’on a
encouru aucune responsabilité de par le passé et si possible que l’on peut
mesurer les conséquences futures de la crise. Le tout sur la base de
corrélations improbables et dans une atmosphère de chasse au coupable.
Sans oublier le facteur temps : urgence des catastrophes, des besoins de
réaction, du développement de la crise, des demandes des médias, des
autorités, des groupes concernés, victimes, ONG, associations….Mais
aussi accélération de tout, y compris de la propagation de la panique et
du chaos dans sa propre organisation.

 

Cela se pratique pourtant sur un modèle quasi
militaire avec ses cellules de crise qui prévoient le pire et raisonnent
en fonction d’une hiérarchie des dangers (un pratique qui est plutôt du
combattant). La communication de crise, sauf à être un ensemble de
recettes pour apaiser au mieux les journalistes et «être réactif», suppose
un véritable entraînement. Il comprend du renseignement (de la veille pour
anticiper la montée des dangers et surtout des dangers d’image) des
Kriegspiels (des exercices de simulation de situations extrêmes), de
l’intendance et de la planification pour suivre dans les pires conditions…

 

Cette communication d’influence repose sur de
recettes simples, et souvent sur des listes d’erreurs à éviter pour éviter
la spirale infernale des suspicions, des contradictions, des démentis, des
accusations…

 

 (Source :

http://www.huyghe.fr/

29 juin
2008)