L’assurance maladie, des enjeux et des intérêts

 

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Par
Abou Sarra

 


assu.jpgLa Tunisie a récemment
adopté une réforme de son système d’assurance maladie. Le nouveau système,
qui devait entrer en vigueur en 2005, n’est pas appliqué en raison des
divergences des intérêts des parties concernées. Le nouveau système se veut
plus équitable et vient enrichir le filet de protection sociale, déjà assez
développé pour ”un pays émergent”. Selon le Premier ministre, M. Mohamed
Ghannouchi, le taux de couverture sociale est estimé à 86% en 2004 contre
53,3% en 1987.

Pourquoi une assurance maladie ?

Fruit de vingt ans de dures négociations entre administration, praticiens,
syndicats et patrons, cette reforme, très controversée, a été concrétisée,
le 2 août 2004, par la promulgation d’une loi sur l’assurance maladie.

Le but de cette réforme qui concerne, dans une première étape, 2.109.000
affiliés (81% des assurés sociaux) et à terme 2.600.000 Tunisiens, vise à
améliorer la qualité des soins et à faire bénéficier les assurés sociaux de
prestations sur un pied d’égalité, tout en rationalisant les dépenses
sanitaires.

La réforme propose une refonte totale du système de santé, en vue de réduire
les iniquités entre les régimes en vigueur. Elle met ainsi fin à l’ancien
système jugé inégalitaire et, surtout, source de gaspillages.

De plus, les assurés sociaux considéraient qu’ils n’en tiraient pas assez
profit. Les salariés, non affiliés à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale
(CNSS) ne pouvaient pas consulter un médecin de leur choix sauf s’ils
consentaient à le faire par leurs propres moyens.

A l’hôpital, il leur arrive souvent de recevoir des ordonnances que les
pharmacies hospitalières ne peuvent pas satisfaire et qu’ils sont obligés de
présenter aux officines privées des villes.

Autre insuffisance secrétée par la diversité des régimes : les soins
prodigués par les médecins de libre pratique sont payants et ne sont
remboursés que si le patient est affilié au régime facultatif (assurance
groupe..).

Pour y remédier, le nouveau système présente cet avantage de placer sous un
même parapluie l’ensemble des assurés sociaux même s’il institue un double
régime : un régime de base obligatoire qui assure une prise en charge totale
pour les actes médicaux dit lourds et coûteux (maladies de longue durée), et
une autre modulée pour le reste des prestations à l’exception des soins
esthétiques.

La gestion de ce régime est confiée à une nouvelle institution, la Caisse
nationale d’assurance maladie (CNAM). Entreprise publique à caractère non
administratif, la CNAM supplantera la mosaïque des anciens régimes (CNRPS,
CNSS…) et aura à gérer les régimes de base obligatoires de réparation des
préjudices, résultant des accidents de la route, des maladies
professionnelles et autres. La CNAM accordera aussi les allocations
d’accouchement et de maladies prévues par les régimes de couverture sociale
en vigueur.

Un second régime complémentaire, facultatif celui-là, devra couvrir les
prestations non prises en charge par le régime de base. Sa gestion relèvera
des assureurs et des mutuelles, et le cas échéant de la CNAM.

Quant au taux de cotisation, résultat d’âpres négociations entre les
syndicats -enclins à cotiser le moins possible- et des patrons -déterminés à
éviter de nouvelles charges-, il est fixé à 6,75% (4% à la charge de
l’employeur et 2,75% à la charge de l’assuré). Les taux à la charge des
titulaires de pensions (4%) seront alignés sur les nouveaux chiffres, sur
une période de 3 à 5 ans. Ce régime sera étendu aux travailleurs non
salariés et aux salariés du secteur agricole, deux ans après son entrée en
application. Les droits acquis pour certaines catégories
socioprofessionnelles bénéficiant de régimes particuliers ou de contrats
d’assurance groupe ou de mutuelles seront maintenus.

Au rayon du financement, l’Etat compte sur le nouveau système pour diminuer
les dépenses de santé. Actuellement, les ménages assument 50% du total
(contre 34% en 1987), en général via les primes payées à des assureurs.

Des intérêts en jeu

Innovation essentielle : les assurés devront choisir soit dans la filière
publique soit dans la filière privée, un généraliste de référence, «le
référent», pour une durée d’un an minimum. La consultation chez le
généraliste en question devra précéder celle du spécialiste (sauf en
pédiatrie, gynécologie). Il s’agit d’une réhabilitation du médecin de
famille, réputée pour un médecin de proximité, de première ligne et de
prévention. Ses avantages sont multiples pour la santé et les dépenses
publiques.

Pour le Pr. Noureddine Bouzouita, Directeur Général de la Santé : «le
généraliste, nouvelle génération, est en mesure de répondre à 80% des
besoins de la société en santé contre 50% actuellement». Le généraliste
permettra à l’Etat de faire l’économie du recours direct, le plus souvent
inutile et coûteux, aux spécialistes avec ses corollaires, des
investigations onéreuses dont le coût pèse très lourd sur les budgets des
patients et des établissements publics. Le généraliste est perçu ici comme
une dissuasion du gaspillage et un raccourci heureux sur la voie de
l’efficience et de la bonne gestion de la santé publique.

Ces nouvelles prérogatives octroyées au généraliste ont été sévèrement
critiquées par les spécialistes qui craignent une réduction de leur chiffre
d’affaires et leur payement en retard par l’administration, réputée «mauvais
payeur». Ils s’inquiètent d’une éventuelle tendance des généralistes à
orienter les maladies en fonction de leurs réseaux et non des compétences.
Ils craignent aussi que leur profession devienne, à terme, tributaire du bon
vouloir des généralistes.

Furieux, les spécialistes ont porté le brassard rouge pour protester contre
le nouveau système d’assurance maladie. Ils sont allés même plus loin.

Se sentant peu représentés au sein du Syndicat tunisien des médecins de
libre pratique (STMLP), ils ont décidé de créer, au début de 2006, leur
propre syndicat, le Syndicat tunisien des médecins spécialistes (STMS).
Dorénavant, ils négocieront avec la CNAM au même titre que la STMLP.

Les négociations avec la STMLP ont enregistré des progrès significatifs. Un
accord serait en vue quant au différend sur le choix du tiers payant (CNAM).
Le médecin et le patient auront la latitude de choisir qui des deux aura à
accepter de se faire rembourser par la CNAM.

C’est une pratique en vigueur dans des pays développés comme la Suisse et la
France. Un autre accord serait trouvé, entre la CNAM, les cliniques privées
et les médecins, en ce qui concerne l’adoption d’une tarification
forfaitaire de l’hébergement dans les cliniques.

Les pharmaciens, autre partie prenante des négociations, ont rejeté en bloc
le nouveau système d’assurance maladie. Leur syndicat a tenu, le week-end
dernier (13 mai 2006), à Sousse, une assemblée générale pour faire tirer des
boulets rouges sur le nouveau système.

Pour Chedly Fazaa, secrétaire général du syndicat, la profession déplore
trois éléments majeurs dans la convention qui leur est proposée.

Premièrement,
si rien n’est fait, la convention fait assumer aux pharmaciens une nouvelle
charge de travail non rémunérée. Convertis en vertu du nouveau système «en
simples agents administratifs», les pharmaciens vont passer le plus net de
leur temps à relever les matricules des assurés et des médecins, à vérifier
le taux de remboursement et le prix de référence des médicaments, à
photocopier les documents afférents. En dépit de ce travail, ils encourent
le risque de voir les factures rejetées par la CNAM pour omissions, erreurs
ou autres alibis.

Deuxièmement,
le délai de remboursement, estimé à un mois et plus, est jugé trop long pour
les pharmaciens. Un tel délai ne manquerait pas de compromettre leur rapport
avec leurs fournisseurs qui exigent d’être payés dans des délais plus
courts.

Troisièmement,
l’option pour la vente de médicaments génériques risque, en l’absence de la
prime de subventions, d’éroder leur chiffre d’affaires.

Représentant les intérêts des assurés, la centrale syndicale, l’Union
Générale Tunisienne du Travail (UGTT), est très attachée à l’esprit et à la
lettre de l’accord de 2004. Son bureau exécutif, réuni le 11 mai 2006, a
rappelé cette position. La centrale conditionne la mise en application du
nouveau système d’assurance maladie à une mise à niveau générale des
établissements hospitaliers publics, l’ultime objectif est de faire en sorte
que ces derniers acquièrent un palier de compétitivité qui leur permette de
concurrencer les cliniques privées. L’id&ea cute;al serait de parvenir à un
partenariat équilibré entre le public et le privé (PPP).

Par delà son aspect controversé, force est de constater que cette reforme a
été dictée par l’évolution démographique et économique et constitue de ce
fait une importante étape sur la voie de la rationalisation des dépenses de
santé et l’amélioration des soins.

A priori, aucune partie n’est contre mais…