Elyes Jouini : “La mesure des risques devient nécessaire dans le processus de prise des décisions”

Par : Autres
 

Elyes Jouini

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 elyes21092005.jpgVous
êtes, en quelque sorte le géniteur le l’ATUGE, comment appréciez-vous,
àl’heure actuelle, son niveau  d’activité?

 

L’ATUGE est venue au monde en 1987/88, mais elle est officiellement entrée
en activité en 1991 simultanément en France et en Tunisie.

Au départ, c’était une simple association d’étudiants qui voulaient initier
une activité associative en lançant des forums étudiants-entreprises. A
l’heure actuelle, elle souhaite aller plus loin et participer à enrichir le
débat sur la place notamment en instituant les rencontres des «mardis de l’ ATUGE”

C’est une association qui a la capacité de mobiliser des compétences
reconnues et via ses réseaux en France et un peu partout dans le monde de
servir de passerelle entre la Tunisie et les pays où elle est représentée.

L’ATUGE assiste, par ail leurs, les jeunes clans leur orientation dès les
années de préparation et les informe sur les débouchés futurs. Et à la
sortie les accompagne dans le démarrage de leur vie professionnelle en
Tunisie et à l’étranger.

 

• Vous avez été récemment récompensé du titre de meilleur jeune économiste
de France. Voudriez-vous nous présenter un “outline” de vos travaux?

 

Je
travaille essentiellement sur la modélisation des marchés financiers en
incorporant aussi bien les dimensions économique et financière mais aussi
d’autres moins regardée comme la psychologie et la sociologie. Je cherche à
voir comment ils inter-réagissent. J’intègre des éléments comme l’optimisme
ou le pessimisme et le mimétisme et j’essaie de voir comment ils se
propagent où ils interfèrent dans l’économie et quel impact ils auront sur
le fonctionnement du marché ainsi que sur ses fondamentaux.

 

• Serait-ce la première marche d’un parcours qui doit vous mener au “prix
Nobel”

 

Vous me prêtez des intentions que je n’ai pas. Le prix du meilleur jeune
économique est une distinction sympathique attribuée par le cercle des
économistes qui comprend une trentaine d’ économistes dont certains sont de
grands amis de la Tunisie, tel Christian de Boissieu ou Jean-Paul Betbèze.
c’est un prix qui est destiné à un jeune chercheur pour mettre en lumière sa
contribution. Il n’est pas comparable à une distinction comme le Nobel

 

• Vous gardez un pied à l’université de Tunis. Quel regard portez vous sur
l’état de la “recherche” dans notre pays?

 

Je crois
qu’il y a encore énormément à faire. Le développement de la recherche n’est
pas encore suffisamment encouragé. Je citais une enquête, certes que l’on
peut remettre en cause, de l’université de Shangaï qui a procédé au
classement des 500 premières universités au monde. Aucune université du
continent ne figurait dans ce palmarès, sauf quatre universités
sud-africaines.

 

• Ce Gap est-il raisonnablement rattrapable?

 

Il
faudrait une réelle  volonté pour développer une énergie spécifique. Je
pense qu’ il convient d’adopter une politique volontariste.

Je pense à l’expérience du Canada. Ce pays s’est lancé dans la course en
créant les «chaires du Canada» pour accueillir des chercheurs, canadiens et
étrangers de haut niveau. Ceux-là ont mis sur pied des équipes. Un noyau
d’une trentaine de profils pointus peut lancer le mouvement. Ceux-là
serviront de peloton locomotive qui pourra susciter un large engouement chez
les jeunes pour les motiver à se lancer dans cette dynamique. Je suis
persuadé que l’effet de captation des individualités de haut niveau sera
conséquent, ultérieurement et là un tissu consistant se mettra en place. De
mon point de vue, il y a encore la possibilité de réaliser énormément de
choses.

 

• Est -ce qu’on
peut parler aujourd’hui d’un courant des “nouveaux mathématiciens” pour
désigner les mathématiciens qui rebondissent en économie?

 

Non, je
ne le crois pas. Je pense que la finance mathématique, domaine qui
m’intéresse en particulier, est nouveau parce que la Finance a su être,
davantage que la «physique » discipline collatérale aux mathématiques, un
terrain extrêmement réceptif à l’outil mathématique. Aujourd’hui les modèles
les plus sophistiqués sont destinés à la finance. Des méthodes et des outils
mathématiques ont été spécialement conçus pour la finance. On peut parler
d’une fertilisation croisée entre ces deux sphères.

Mathématicien, je suis et mathématicien je demeure, Mais très vite je
voulais entrer dans un domaine où je percevrais, au niveau pratique l’intérêt
de ma formation mathématique.

 

• Les
planifications vous ont toutefois précédé?

 

L’économie utilisait les maths depuis le début du siècle dernier avec les
travaux de Léon Vabras avec la planification et les travaux du bien- être
mais la finance s’est développée comme un corps de connaissance particulier
dès la décennie 70.

 

• Vous désignez la société actuelle du concept de société du risque. Vous
usez d’un effet. d’angoisse!

 

Lorsque
je parle de la société du risque ce n’est pas tant que les risques à l’heure
actuelle sont plus importants que par le passé. Je veux simplement dire que
la société est plus attentive à ces risques.

Par ailleurs, elle cherche à trouver des responsables lorsque les risques
surviennent. Il faut, par conséquent. que notre société identifie les moyens
de se couvrir au mieux contre la diversité des risques. Auparavant les
risques étaient segmentés. On avait les risques climatiques d’un côté et les
risques économiques et financiers de l’autre. Or, on observe, à l’actuelle,
que les risques sont corrélés et il faut que nous ayons une vision globale
de ces risques. De plus en plus, les normes sociales et financières vont
vers cet objectif.

• Vous considérez que pour le management des entreprises par exemple les
recettes de «bon sens» ne suffisent plus.?

 

Il faut
une réponse «scientifique» d’autant plus que nous en avons les moyens à
l’heure actuelle. Nous avons, par exemple pour les risques climatiques des
historiques extrêmement édifiants qui représentent une compilation de
plusieurs décennies. Dans certains pays tel la Grande-Bretagne on a
emmagasiné des séries de données qui s’étendent sur un siècle entier. On
réunit aujourd’hui les moyens théoriques, et les moyens pratiques
c’est-à-dire informatiques, pour analyser toutes ces informations. Jamais
par le passé on n’a réuni autant de données ni de moyens pour envisager
d’aborder globalement cette problématique du climat et de la météo.

 

• Vous préconisez un basculement vers la modélisation. N’est-ce pas une
altitude apologétique?

 

Pas nécessairement la modélisation mais en tout cas j’insiste sur
l’exploitation intensive des données. Je déplore que de nombreuses
institutions en Tunisie qui disposent d’un gisement extrêmement riche de don
nées ne les exploitent pas par attentisme. Ils se privent ce faisant de la
découverte d’enseignements utiles et de la découverte de corrélations qui
les aideront à mieux profiler leurs prévisions et mieux saisir les
interrelations entre divers phénomènes intervenant dans leur métier.

L’exemple que je prends souvent est celui de l’Assurance. Le risque est la
matière première de cette industrie. Or on ne peut pas continuer à
travailler indéfiniment sans savoir combien coûte cette matière première.
Or, ce coût, ne peut être déterminé qu’en analysant l’information disponible
avec les outils les plus sophistiqués.

 

• Cela dit, vous intégrez une dimension prospective que les ingénieurs
financiers semblent accaparer et non les managers.

 

Je pense qu’il faut amener les managers à impliquer des scientifiques
rompus à ces méthodes pour analyser les risques, en prendre les mesures et
montrer comment ils sont corrélés. En dernier recours, il reviendra au
manager ou au résponsable politique de prendre la décision finale. Donc en
aucune façon, les managers ne sont dépossédés de leurs attributions.

 

• Mais enfin l’outil mathématique serait-il devenu une boule de cristal?

 

Non, et
on le sait bien. Je reviens à mon domaine précis, si j’avais grâce aux
mathématiques, un moyen de prévoir les prix demain, je serais riche pour
avoir su prédire leurs évolutions.

L’outil mathématique aide à mieux gérer c’est-à
dire de prendre conscience de l’intensité du risque. Il s’agit de mesurer le
risque et de s’y préparer. Si on pouvait le prévoir eh bien on l’éliminerait
tout court. Encore une fois il s’agit de le maîtriser au mieux.

 

• Vous soutenez que face au risque. il faut apporter de l’expertise.

 

Tout à fait! Le risque sous toutes ses formes. Le risque de crédit, le risque
de retraite,, celui d’assurance,
ne peuvent pas être prédits mais ils peuvent être mesurés et contrôlés.

Il s’agit donc de les limiter c’est-à-dire de les contenir dans une sphère
raisonnable et éviter ce que tout le monde craint, c’est-à-dire un risque
systémique se propageant d’un secteur à l’autre et qui affecterait l’ensemble de l’économie d’un pays ou l’économie mondiale dans son ensemble.

 

• Vous avez évoqué le cas de
la France qui a inscrit le principe de
précaution dans sa constitution. Pensez-vous que cela peut être généralisé?

 

L’éveil au risque est remonté très haut dans les sphères politique et
gouvernementale.

Même les pouvoir publics en sont venus à réfléchir
en
termes de contrôle des risques, qui était jusque-là l’apanage des financiers et des assureurs. Et on est aile jusqu’à inscrire ce fameux principe
de précaution dans la loi fondamentale en France. Je ne crois pas que l’attitude de précaution soit la meilleure façon de s’attaquer au risque.

On pousse la société, je le crois, à être frileuse en agissant ainsi. Elle
sera donc moins aguerrie. Prendre des risques est quelque chose de positif
en soi. Encore une fois, je ne dis pas qu’il faut éviter les risques mais les
mesurer.

 

• Mais que peut-on reprocher
à une société sur ses gardes?

 

Si l’on visait la vigilance face au risque, on aurait comme vous le dites
une société avertie, mais le principe de précaution veut que dans le doute,
on se met dans le scénario extrême et là ça bride la société.

 

• Dans votre métier; vous proposez aux entreprises un bouquet de
prestations. Quand vous proposez des méthodes est-ce que vous garantissez
les résultats.

 

Oui nous garantissons les résultats sur une base statistique. Cela dit je
rappelle qu’à titre personnel, je ne vends rien. Ce que je vends, c’est une
discipline, une approche, une philosophie des choses et je pense qu’elle a
fait ses preuves un peu partout dans le monde. De toutes façons les normes
imposées par la Banque des règlements internationaux, le comite de Bale, les
comités de nomenclature
comptable, inscrivent la mesure des risques au sein même de la philosophie
de l’entreprise. Une entreprise aujourd’hui, ne peut pas inscrire des
éléments d’actif ou de passif simplement à leur valeur comptable au moment
de leur achat. Il faut les inscrire en tenant compte du risque du moment.
Quand il s’agit d’un élément financier, son cours boursier peut suffire.
Mais quid d’un élément matériel. Doit-on l’inscrire à la valeur qui convient
le mieux à l’entreprise? Mais, si on n’est pas en mesure de prendre la mesure
du risque sous jacent, on passe à côté de la mission du comptable. Ceci,
bien sûr dans un environnement transparent.

 

• Vous soutenez qu’un modèle ne vaut que par ses hypothèses et ses modalités
de paramétrage; Quelle est la constance d’une telle affirmation quand on
sait que Bob Merton, le Gourou de la mathématique financière et prix Nobel a
coulé son “hedge fund”.

 

C’est vrai que LTCM a déposé son bilan Cela étant, je ne prétends pas que
les modèles ont une valeur prédictive. Je dis qu’il faut d’abord être
capable de mesurer. Ensuite, chacun peut décider de rajouter à ces modèles,
la valeur qu’il souhait pour en retirer le maximum de parti. Et, là on entre
dans le domaine de la spéculation.

 

• Bob Merton a-t-il pêché par fétichisme mathématique, en faisant l’économie
d’un soutien réellement manageriel ?

 

Il est évident que ce n’est pas parce qu’on est bon mathématicien, qu’on
est bon manager, chacun a son rôle à jouer. Il ne faut pas donner
l’entreprise aux scientifiques ou aux managers. C’est peut-être de l’alliance des deux que sortira une vision utile à la pérennité et aux performances
de entreprise. Encore une fois, il peut y avoir des abus d’utilisation de
l’outil mathématique, comme de n’importe quel outil. On peut tomber dans
l’excès de lui accorder une valeur trop grande ou une confiance excessive.
Le tout, encore une fois, c’est de bien savoir ce que permet de dire le
modèle et ce qu’il ne permet pas. C’est la dimension la plus subtile de
problématique.

 

• La majorité des managers semblent tourner le dos à l’offre de calcul
scientifique du risque. Pourquoi cela?

 

Je pense que le manager n’est pas dans une position facile, Il est en
situation de devoir arbitrer à partir d’éléments chiffrés qui lui seront présentés et dont il ne
connaît pas nécessairement tous les tenants et les
aboutissants. Cela dit, je ne crois pas que l’on puisse perdre de l’argent
par excès de modélisation. Ce que je vois, c’est que certaines entreprises
par souci de protection achètent des modèles sophistiqués, dont les performances dépassent leur besoin. Cet élan de démesure peut
être contre
productif. Ce n’est pas parce qu’on a l’outil qu’on a les prestations
idoines. Il faut toujours raison garder. Ce n’est pas au motif qu’on a un
beau modèle, qu’il faut avoir une foi aveugle dans les résultats, sans se
soucier de ce qu’on a à l’intérieur de la machine. Gabegie-in, Gabegie-oui
Si on injecte des choses inconsistantes dans la machine, il en sortira
n’importe quoi.

 

• La méthode de « Value-at-risk» n’est pas beaucoup diffusée dans la sphère
financière. Quelle raison à celà?

 

je rappelle que cette méthode est déjà dépassée au plan scientifique.
Cependant beaucoup de banques et de salles de marché utilisent la VAR des
scientifiques reconnaissent que le managers ont adopté la VAR, parce que
c’est facile à percevoir, même si elle est difficile à calculer. Mais on
voit bien à quoi elle correspond. Mais elle n’en demeure pas moins
génératrice de risque. Quand on soutient qu’à 95% des cas, je ne vais pas
perdre plus de 100 et qu’il me suffit de provisionner 100, est-ce que je
suis hors d’atteinte? Mais la question est de savoir ce qui se passe dans
les 5% qui restent. Et-ce que l’on perd 102, 103 ou 105, ce qui n’a rien de
catastrophique par rapport au seuil retenu ou alors on essuie une perte plus
lourde soit 10.000 par exemple. Et certes, ce ne sont là que 5% des cas.
Toujours est-il que la probabilité existe et qu’elle peut se produire dans
une entreprise sur 20. Mais même à ce niveau, c’est énorme.

 

• On a toujours en mémoire le naufrage de la Banque Barrings. Convenez
cependant que son «épave» a intéressé un géant mondial, qui est ING. Quel
est votre commentaire sur ce cas précis?

 

Barrings n’a pas fait naufrage par suite, d’un
excès de modélisation mais
bien de pratiques «crapuleuses» de son trader. D’ailleurs ce n’est pas
l’équipe «recherche» de la Earrings qui a confectionné le modèle de trading. Nick Leason pensait avoir mis au point une martingale en jouant sur
deux bourses celles de Tokyo et de Singapour. Il a oublié de respecter le
b-a-ba du métier à savoir que deux prix différents à la même date, c’est un
arbitrage. Deux prix différents et à des dates différentes, c’est une option
qui suppose suffisamment de ressources pour tenir entre la première date et
la seconde. Et si le prix n’est pas au niveau projeté à la deuxième date, on
se retrouve tout bonnement à découvert.

Le trader a plus été victime d’un excès de confiance dans ses méthodes
douteuses que dans une utilisation excessive des modèles.

Mais je précise, que Barrings a surtout pentu sa crédibilité, mais non tout
son actif et il y avait un résidu d’actif qui a été repris. En réalité le
forfait du trader avait mis à nu une vulnérabilité de la chaîne de contrôle
des risques qui n’a pas su détecter les dépassements de position du trader
fantaisiste. C’est là le véritable problème par-delà les pertes financières
que la banque ont été enregistrées.

 

• Comment finalement configurer un attelage entre managers et
scientifiques?

 

Chacun a son rôle à jouer. Celui du scientifique est de prévenir et celui
du manager en fonction des informations qui lui seront communiqués, est de
prendre la décision optimale pour l’entreprise. Etre prévenu ne suffit pas,
mais le manager ne peut absolument pas piloter s’il n’a pas par ailleurs
les données du tableau de bord.

 

 

Propos recueillis par

Ali Driss