Pour une bonne idée, c’en est vraiment une. Elle est à l’actif du président de la Chambre nationale des bouchers, Ahmed Lâamiri, qui a appelé le nouveau mufti de la République à prononcer une “fatwa“ interdisant, cette année, la fête du sacrifice.

Dénommée égalementAïd El Kebir“ ou “Aïd el Adha, ou “Fête du Mouton”, cette fête est plus qu’un événement religieux. C’est une grande fête familiale et sociale, synonyme de rencontre, de joie, de partage et de fraternité. C’est également la fête des saveurs : grands méchouis, grillades dans les rues des têtes de moutons du sacrifice, bêlement des moutons…

C’est la deuxième fois que la société civile réclame une telle directive religieuse. Pour l’Histoire, en 2016, le syndicat des imams avait réclamé une fatwa pour annuler la fête du sacrifice. A l’époque, le syndicat avait estimé que les conditions légales et d’hygiène en vue de la fête du sacrifice n’étaient pas réunies en raison de la prolifération du virus de la peste dans le cheptel.

Au niveau maghrébin, ce n’est pas une nouveauté. Le roi Hassan II du Maroc, en sa qualité de “commandeur des croyants“, avait interdit à trois reprises aux sujets du Royaume de fêter l’Aïd Al Idha. C’était en 1963, en 1981 et en 1996. Les motifs invoqués étaient : effort de guerre, crise économique, sécheresse, reconstitution du cheptel…

Pour revenir à l’appel d’Ahmed Lâamiri, ce dernier estime qu’une fatwa permettrait de faire d’une pierre deux coups : réduire les prix des viandes rouges à un palier adapté au pouvoir d’achat du citoyen, et reconstituer le cheptel national qui ne cesse de décroître par l’effet de la sécheresse, de la contrebande et de la mauvaise gouvernance.

Si la fatwa est prononcée, les bouchers baisseront les prix

S’agissant de la flambée des prix, Ahmed Lâamiri a averti que si on n’interdit pas cette année le sacrifice des moutons, la situation du cheptel va s’aggraver. Ainsi, le prix du kilogramme de viande ovine et bovine, actuellement de l’ordre de 35 dinars, va grimper à court terme à plus de 40 dinars, un prix inaccessible aux consommateurs moyens.

La Chambre fait remarquer qu’au cas où cette fatwa serait annoncée, la profession serait disposée à pratiquer des prix variant entre 22 et 24 dinars le kg.

Concernant la mauvaise gouvernance, Ahmed Lâamari déplore l’improductivité de certaines décisions administratives dont le recours à l’importation des veaux d’engraissement. Cette option s’est avérée, selon lui, très onéreuse pour les éleveurs en raison du coût élevé des fourrages et des aliments pour bétail. Il suggère comme alternative le recours à l’importation de la viande réfrigérée qui aurait donné, d’après lui, de meilleurs résultats de régulation.

Les vétérinaires soutiennent indirectement les bouchers

Contre toute attente, l’appel du président de la Chambre des bouchers est soutenu par le corps des vétérinaires représentés par leur syndicat patronal et l’Ordre des vétérinaires.

Invité par la chaîne de télévision privée Attessa, le président de l’Ordre des médecins vétérinaires tunisiens, Ahmed Rejeb, a brossé un tableau noir de la situation épizootique en Tunisie. D’après lui, «30% des vaches en Tunisie sont atteintes de tuberculose».

Par la même occasion, il a mis en garde contre les répercussions de l’absence de vaccination des animaux à temps, 60% des maladies humaines étant d’origine animale, ces maladies, qui pourraient augmenter lors de l’importation de bétail d’autres pays, peuvent impacter dangereusement la santé humaine, sont générées par la fièvre aphteuse, la fièvre catarrhale ovine (maladie de la langue bleue), la rage, la brucellose et la variole des ovins et des camélidés.

Le président de l’Ordre a parlé d’absence de vaccination à cause de la décision du syndicat des vétérinaires de boycotter, à partir du mois de janvier 2023, la campagne de vaccination du cheptel national, et de ne pas y participer comme le stipulent les accords conclus dans ce sens, au titre du « mandat sanitaire ». Ce mandat sanitaire permet aux médecins vétérinaires de participer, moyennant compensation financière, à la couverture vaccinale contre les maladies à déclaration obligatoire pour les ruminants.

Le président de la Chambre nationale des médecins vétérinaires, Mohamed Néjib Bouslama, a justifié ce boycott par le refus de l’autorité de tutelle de réviser les tarifs de vaccination en fonction de l’évolution des coûts et qui sont restés figés à 450 millimes la tête, depuis plusieurs années, alors que les accords stipulent leur actualisation périodique.

Morale de l’histoire : les conditions de sécurité sanitaire ne seraient pas réunies pour une pointe de grande consommation de viandes rouges telle que la fête du sacrifice.

La balle est dans le camp de Kaïs Saïed et du Mufti

Dès lors on se demande tout de même si, en cette période de crise multiforme et de défiance politique majeure, Kaïs Saïed oserait franchir ce pas et autoriser, pour la première fois, dans l’histoire de la Tunisie, son fonctionnaire, le Mufti de la République, à prononcer une fatwa interdisant le sacrifice du mouton.

Compte tenu de sa popularité, le chef de l’Etat a la possibilité de le faire et de rendre, ainsi, un éminent service à l’économie du pays. Il court en même temps le risque de s’attirer la foudre de ses adversaires, particulièrement les “faux“ partis religieux dont Ennahdha et ses dérivés. Il risque, également, d’incommoder un grand pan de ses partisans, en l’occurrence les petits éleveurs ruraux et suburbains pour lesquels la fête du mouton est plus qu’une fête.

Pour mémoire, la fête du sacrifice commémore la force de la foi du patriarche Ibrahim qui accepte de sacrifier, sur l’ordre de Dieu, son unique fils Ismaël. Ce dernier est remplacé au dernier moment par un mouton qui servira d’offrande sacrificielle. Depuis, les musulmans de la planète sacrifient, chaque année, un mouton qui a six mois, une chèvre qui a deux ans, un bovin qui a deux ans ou un chameau qui a complété cinq ans.

L’Aïd Al Idha c’est aussi une fête répulsive avec ces images de moutons à tous les étages, de massacre sanglant de moutons, le défilé des égorgeurs (Dhabbah), munis de couteaux ensanglantés, de pelages de moutons jetés dans les rues…