Finance : La forte dépréciation du dinar tunisien expliquée par deux experts!

Par : TAP

dinar-tunisie-finance.jpgLe dinar tunisien a atteint, depuis la deuxième semaine du mois de juin 2016, son plus bas niveau enregistré depuis des années, à un moment où la Tunisie œuvre à libéraliser la monnaie locale. Ceci vise impérativement le changement total de la politique monétaire du pays, la Tunisie ayant adopté, depuis des décennies, un système monétaire protectionniste, au profit du dinar contre le reste des devises sur le marché monétaire.

Le cours du dinar tunisien sur le marché de change a connu son plus bas niveau le 10 juin 2016 -un euro étant échangé contre 2,436 dinars et un dollar contre 2,1399 dinars. Il s’agit des niveaux de baisse records du dinar par rapport aux grandes devises internationales. Le dinar tunisien était échangé, à la même période de 2015 à 1,903 dinar pour le dollar et à 2,136 dinars pour l’euro. Ainsi, la baisse entre les deux périodes précitées s’est établie à environ 14,04% contre l’euro et 12,24% contre le dollar.

La baisse du niveau de la valeur des devises en Tunisie est imputée à la détermination de la Banque centrale de Tunisie (BCT), pour la première fois dans son histoire, de ne pas intervenir pour protéger le dinar sur le marché de change, ont expliqué des experts économiques à l’agence TAP, d’où la nouvelle stratégie de la BCT visant à libéraliser le dinar tunisien.

Causes structurelles et causes conjoncturelles…

La détérioration du dinar contre l’euro et le dollar, selon l’expert économique Moez Laabidi, est expliquée par des causes structurelles relatives à la faible compétitivité de l’économie tunisienne ainsi que la non diversification du produit économique et aux impacts de la Révolution tunisienne (17 décembre 2010-14 janvier 2011) sur le dinar tunisien.

Selon Laabidi, des perturbations sociales ont accompagné la révolution tunisienne, lesquelles se sont traduites par les mouvements sociaux et les sit-in qui ont bloqué le circuit de la production et influencé le volume des exportations du pays. Cette situation a causé également l’arrêt de la production dans plusieurs établissements économiques exportateurs et la baisse, par conséquent, des recettes de l’Etat en devises provenant de l’exportation.

Laabidi considère par ailleurs que la faiblesse du système sécuritaire a contribué à l’accroissement des craintes des touristes, notamment les Européens, de la survenue d’attentats terroristes, après les deux attentas de 2015, au musée de Bardo (18 mars 2015) et à Sousse (26 juin 2016 ). Ces attentats ont causé la dégradation du positionnement du tourisme tunisien, qui était au cours des dernières décennies une destination touristique privilégiée pour le touriste européen, engendrant une réduction du volume des recettes en devises dans le secteur touristique.

La régression de la production du phosphate a également entraîné la baisse des exportations, à laquelle est venue s’ajouter la détérioration des taux de croissance économique dans les pays de l’UE qui accaparent 70% du total des échanges commerciaux de la Tunisie, et la baisse du volume de la demande des marchandises tunisiennes.

Des causes conjoncturelles expliquent également la dépréciation du dinar, notamment celles relatives à la période estivale (début de la saison d’été 2016) qui constitue une période saisonnière pendant laquelle les sociétés résidentes transfèrent leurs bénéfices et avoirs financiers à l’étranger, ce qui provoque une baisse de la valeur du dinar.

Selon Laabidi, la BCT n’a pas l’intention de protéger le dinar tunisien sur le marché de change pour régulariser sa valeur. Et d’ajouter que la BCT explique la chute du dinar par ses craintes que l’achat du dinar entraîne la baisse des réserves en devises en dessous de 100 jours d’importation, sachant que le seuil minimum pour la moyenne de la réserve internationale ne doit pas être inférieur à 90 jours.

Recommandations du FMI et importation anarchique

Laabidi explique l’absence d’intervention pour garantir la stabilité du dinar par le souci de la BCT de répondre à une requête du FMI concernant la libéralisation de la monnaie nationale, car pour l’institution financière internationale la baisse de la valeur du dinar permettra d’augmenter les exportations tunisiennes, ce qui est de nature à favoriser la croissance de l’économie tunisienne.

Le Fonds avait appelé, dans un communiqué publié le 20 mai 2016, pour annoncer le prêt de 2,9 milliards de dollars consenti à la Tunisie, à assouplir davantage le taux de change, ce qui permettra d’utiliser les réserves en devises pour faire face aux chocs extérieurs.

Pour sa part, l’expert en risques financiers, Mourad Hattab, souligne que les paragraphes 17 et 18 du mémorandum présenté par la Tunisie au FMI le 2 mai 2016 pour demander ce crédit comprennent le consentement des autorités tunisiennes à changer leur mode d’intervention en ce qui concerne l’ajustement de la valeur du dinar par rapport aux devises étrangères et leur disposition à amender la loi de changes, à libéraliser les échanges internationaux, conformément aux normes adoptées dans les régimes de changes libéraux.

En vertu de cette mesure, l’on procédera à une baisse progressive de la valeur de la monnaie par rapport aux devises étrangères. Le FMI incite à la libéralisation estimant que le dinar est supérieur à sa valeur réelle, d’autant que l’intervention de la BCT demeure artificielle et ne reflète pas une situation économique saine.

La Tunisie connaît, depuis plusieurs années, une situation d”‘importation anarchique” face à laquelle aucun gouvernement parmi ceux qui se sont succédé depuis 2011 n’a pris de mesure protectionniste, regrette Hattab, notant qu’une telle mesure est en vigueur ailleurs, en vue de se protéger des impacts des importations qui constituent une hémorragie de devises.

Cependant, le principal facteur sur lequel repose l’entrée de la Tunisie dans une nouvelle phase en matière de politique de change demeure les réformes structurelles que la Tunisie compte engager conformément au mémorandum d’entente précité. Le pays s’engage dans une nouvelle étape basée sur l’adoption d’une politique de change libérale et la limitation de l’intervention de l’Etat dans la gestion de la politique monétaire, d’après Hattab.

Des déclarations malheureuses des premiers responsables du secteur financier

A la lumière de l’inquiétude générale concernant la situation économique dans le pays, l’attitude officielle n’a pas été à la hauteur, selon Moez Laabidi, notamment les déclarations de la BCT sur la faillite possible de deux banques. Pour Laabidi, de telles déclarations ne font pas partie des prérogatives des responsables de la BCT, et la situation actuelle nécessite l’adoption d’une attitude marquée de sagesse de la part des responsables du secteur bancaire dans le pays.

Le contexte actuel nécessite, selon l’expert, l’instauration d’un climat de confiance de manière à avoir un impact positif sur le climat des affaires et les investissements directs étrangers (IDE) en vue de faire face au chômage, d’autant que la hausse des importations augmentera le taux d’inflation, outre la hausse du service de la dette, d’autant que les années 2016 et 2017 seront celles du paiement des dettes par excellence. (Lire notre article: 2017, l’année de tous les risques pour la Tunisie, selon Taoufik Baccar)

Les experts attirent en outre l’attention sur l’impact possible de la baisse de la valeur du dinar.

Dépréciation de la valeur du dinar, l’économie s’en ressentira!

Mourad Hattab cite au nombre des mauvais impacts de la dépréciation du dinar sur l’économie tunisienne, l’augmentation des prix en général et non seulement ceux à l’importation. Il prévoit même un “mouvement chaotique des prix” à moyen terme qui s’étendra aux produits de consommation individuels en parallèle avec les prix de l’équipement des transports, de l’ameublement et des intrants. “Ceci pourrait causer une augmentation du taux d’inflation en Tunisie et même générer un effondrement sectoriel et celui des prix qui pourrait mener à des troubles sociaux”, a-t-il expliqué.

D’après lui, l’aggravation du déficit de la balance commerciale, estimé actuellement à 1 milliard de dinars par mois, outre l’augmentation du service de la dette en raison du remboursement en devises, mènera à de “profonds dysfonctionnements” dans le budget de l’Etat. Il est même probable, selon l’expert, de voir la Tunisie recourir au rééchelonnement de ses dettes ou ne pas rembourser une partie de ces dernières dans les délais prévus, “une situation qui serait très coûteuse et perturberait les équilibres généraux du pays”. “Une dépréciation de la valeur du dinar mène automatiquement à une baisse des réserves en devises”, a-t-il poursuivi, écartant le scénario optimiste concernant l’augmentation des exportations, sachant que 40% de la valeur des produits exportés font à l’origine partie des produits importés (matières premières ou produits).

Moez Laabidi estime, de son côté, que l’augmentation du service de la dette va générer de grandes charges pour le budget de l’Etat et aggraver le déficit budgétaire, notamment entre 2017 et 2018, période de remboursement des dettes pour la Tunisie.

Une dépréciation qui persistera, selon les experts

Les deux experts s’accordent pour dire que le prix du dinar demeurera en baisse si la BCT n’intervient pas. Moez Laabidi prévoit, toutefois, une augmentation provisoire de ce prix durant la période d’entrée de financements à travers des prêts obtenus par la Tunisie. Le gouverneur de la BCT, Chedly Ayari, a souligné récemment l’attachement de la Banque à réduire au maximum possible la fluctuation du dinar tunisien durant cette période.

Lors d’une séance d’audition tenue par la Commission des finances, de la planification et du développement relevant de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) consacrée à la question de l’émission par la Tunisie d’un emprunt obligataire sur le marché international, Ayari a indiqué que la détérioration de la valeur du dinar montre clairement la délicatesse de la situation économique actuelle. Dans le même cadre, il a fait observer que “le glissement de la devise nationale ne peut pas être arrêté par une décision de la Banque centrale dans un contexte où les facteurs liés à la fragilité de la situation économique et à la régression de la croissance et de la production ont contribué à sa détérioration”.
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