Économie, Jean Tirole, le 13 octobre 2014 à Toulouse (Archives). (Photo : MALEROUX) |
[14/10/2014 13:22:25] Paris (AFP) “Méchant” libéral ou “gentil” partisan de la régulation? Après les louanges à l’annonce du prix Nobel d’économie de Jean Tirole, des voix discordantes se faisaient entendre mardi à propos de ses recherches et de son école de Toulouse.
“J’aurais préféré que ce soit (Thomas) Piketty”: ce cri du coeur de l’économiste Florence Jany-Catrice, professeur à Lille, lors d’un colloque mardi au ministère des Finances, résume assez bien la méfiance de certains chercheurs et commentateurs de gauche.
Contrairement à M. Piketty, auteur d’un ouvrage sur les inégalités considéré comme une référence mondiale, M. Tirole serait “l’un des plus brillants représentants de l’économie néolibérale, un des plus fervents défenseurs de la logique du marché concurrentiel contre les insupportables interventions étatiques, contre le droit du travail,” estime l’économiste Jean Gadrey.
M. Gadrey, qui a travaillé notamment sur des indicateurs de richesse permettant de s’affranchir du sacro-saint Produit intérieur brut, reproche à M. Tirole, dans un billet sur internet, d’avoir favorisé des “liaisons dangereuses entre la recherche et le capitalisme financier” en faisant la part belle aux deniers des entreprises pour faire fonctionner son école basée à Toulouse.
– “OPA de la finance sur l’université” –
Cette caractéristique lui vaut aussi une virulente critique du co-fondateur du site Mediapart, Laurent Mauduit, qui le décrit comme “l’un des principaux promoteurs en France de l’OPA du monde de la finance sur l’enseignement et la recherche économique de pointe à l’université”.
Le collectif Attac épingle de son côté “le caractère inadapté et dangereux des analyses de Jean Tirole et du courant de pensée qu’il représente: un néolibéralisme dogmatique pour lequel la fonction économique essentielle de l’État est d’étendre la logique des marchés à l’ensemble des domaines de la vie sociale.”
Attac conteste les idées sur l’emploi du nouveau prix Nobel, un homme réputé modeste et discret, qui a appelé lundi à réformer un marché du travail “assez catastrophique” en France.
M. Tirole avait défendu en 2003, dans un rapport rédigé avec l’actuel chef économiste du FMI Olivier Blanchard, une refonte complète de l’assurance-chômage et l’instauration d’un contrat de travail unique, abolissant la distinction entre contrats à durée indéterminées et emplois précaires. Cette dernière idée est populaire dans le monde de l’entreprise.
Pour Eric Heyer, chercheur à l’OFCE, institut de recherches plutôt classé au centre-gauche, on ne peut toutefois résumer Jean Tirole à ces propositions fracassantes.
“Faisons un parallèle avec le sport. C’est un Français qui vient de remporter le prix d’athlète européen de l’année, Renaud Lavillenie. C’est un perchiste, on ne va donc pas lui demander son avis sur un moteur de Formule 1 ou sur la composition de l’équipe de France de football”, commence-t-il.
– Saut à la perche et prix du téléphone –
“Pour Tirole, c’est un peu pareil. Sa spécialité est la micro-économie, le monde de l’entreprise, mais on attend forcément d’un prix Nobel qu’il ait des réponses au plus grand problème macro-économique du moment, le chômage”, explique M. Heyer.
Le coeur des recherches de M. Tirole se prête mal à première vue à un débat grand-public. Ses livres, des pavés pour certains rédigés initialement en anglais, regorgent d’équations et de graphiques. Pourtant ses travaux peuvent avoir des répercussions très concrètes.
Sa spécialité est de décortiquer les mécanismes de concurrence, en recourant si besoin à la psychologie: comment les entreprises fixent-elles les prix? De quelles informations disposent les autorité de régulation? Comment et dans quelle mesure surveiller les banques? Que se passe-t-il en cas de privatisation?
Le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung a ainsi écrit de M. Tirole qu’il avait “fait baisser les prix de l’avion et du téléphone”. Pour le magazine The Economist, ses recherches “aident à produire des stratégies empêchant Google d’agir comme un monopole”.
A ces questions de concurrence et de régulation, loin d’apporter “une réponse tenant en une phrase”, M. Tirole répond: “c’est compliqué”, selon Alexandre Delaigue, professeur d’économie à Saint-Cyr, qui prend la défense de cet “ingénieur-économiste”.
“Vous aurez bien du mal à savoir pour qui vote Jean Tirole en l’écoutant ou en lisant ses articles”, assure-t-il sur son blog, tout en reconnaissant: “Cette façon de dépassionner suscite de nombreuses critiques. Beaucoup reprocheront aux mathématiques de dissimuler la défense du statu quo”.