Tunisie – Gouvernement de Mehdi Jomaâ : “Ici et maintenant“

Les “noces de la démocratie“, le slogan qui a accompagné l’achèvement du texte de la Constitution n’est pas fortuit. Il a servi d’écran de fumée pour masquer l’état d’expectative extrême dans lequel le gouvernement Laarayedh a su tenir le bon peuple. Le pays est en attente non pas d’un manager mais d’un urgentiste, celui-là même qui va réaliser les promesses faites par ceux qui l’ont précédé. Tout et tout de suite, se dit tout bas, le bon peuple. Et, c’est l’occasion de rappeler que la première des vérités qu’on a cachées à Mehdi Jomaa c’est qu’il n’aura pas d’état de grâce.

Il n’aura pas le bénéfice des cent jours, le temps de voir venir. Il lui faudra aller au charbon, tout de go, et jouer au pompier et à l’urgentiste pour éteindre la flamme revendicative, qui couve depuis un certain temps.

gov-jomaa-680.jpgMehdi Jomaa est arrivé, avec son équipe. Malgré le grincement de dents qui a accompagné le maintien de Lotfi Ben Jeddou au portefeuille de l’Intérieur, ou les accointances partisanes, qu’on prête à certains ministres, le préjugé favorable a été au rendez-vous. Il y a eu un déclic avec l’opinion. Mais ce sera là son seul bonus d’arrivée.

Nous pensons qu’il n’aura pas d’état de grâce. Le calendrier ne le permet pas, car il arrive à une période charnière où on met les compteurs à zéro et où il faut injecter du liquide dans la caisse. Et, tout le monde connaît l’état des lieux. Sitôt investi, le nouveau chef de gouvernement sera en prise directe avec les urgences du moment. Et, elles sont de taille.

La loi de finances, pour ne citer que celle-là, les appels de fonds auprès de la Banque mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI), enfin… ne gâchons pas la magie de l’instant.

Cependant, on pressent que ce ne sera pas de tout repos. La pression est descendue d’un cran mais elle n’est pas totalement retombée. L’élan revendicatif sera prompt à reflamber. Donc, comment Mehdi Jomaa s’y prendrait pour soulager le bon peuple? Autant prévenir que la recette churchillienne avec le mix des sanglots, de la sueur et du sang, ce n’est pas au goût des Tunisiens, car le peuple a trop donné.

Il n’y a pas eu d’examen de passage, quel dommage!

L’épreuve d’investiture n’a pas été particulièrement dure pour nouvelle équipe et on est dans l’embarras de dire si c’est la dream team. Et puis il y a eu ce panachage procédural, pas très réussi. On a choisi le style managérial à l’anglo-saxonne, appelant à la barre un “maître manager“ et une task force de technocrates, soit. Mais pourquoi avoir switché vers la mode latine, pour le reste?

Mehdi Jomaa nous a servi un discours incantatoire de “politique générale“ là où on attendait une audition sur le mode du Congrès américain afin de valider son plan de bataille, par un stress test démocratique. N’avons-nous pas vécu une révolution? La rupture était donc de mise. Hélas, elle ne fut pas au rendez-vous. Cependant, on ne va pas jouer aux rabats joie. Seulement le bon peuple reste sur sa faim, au propre comme au figuré, et on attend de voir les plans d’action de l’équipe. Exigence démocratique, quand tu nous tiens!

Le discours technocratique suffit-il à rassasier le peuple?

Nous avons été piégés par un abus de langage. Ce n’est pas de technocrates que le peuple a besoin mais d’un bouquet de compétences, avec sa gerbe de synergie et, à la clé, des résultats. C’était bien d’affirmer que l’Etat est là pour protéger la révolution. Mais, l’Etat c’est une panoplie d’institutions démocratiques, et ce tissu institutionnel doit être mis en place. La puissance publique validera-t-elle définitivement et sans détours l’indépendance du pouvoir judiciaire et s’accommodera-t-elle du quatrième pouvoir de la presse?

Ce sont là des éléments qui manquent au puzzle institutionnel, et c’est à la nouvelle équipe de les fournir. Et, c’est beaucoup de boulot et des tonnes de courage.

Nous aimerions appeler l’attention de la nouvelle équipe contre la tentation technocratique. Elle n’a pas d’atomes crochus avec le bon peuple.

La “lucidité“ technocratique passe mal. Le Livre blanc laissé par Abderrazak Zouari pour le développement régional est en or. Il recommande de redécouper les régions à la manière de la Pologne et de faire comme elle en cherchant le moyen de puiser dans les fonds structurels européens, dédiés aux régions. Ledit Livre doit “roupiller“ sur une étagère de bibliothèque.

Jalloul Ayed a bien mis en route la CDC. On ne l’a presque pas activée. Il a bien ficelé le projet du fonds des fonds “Ajyial“. Personne n’en a cure. Et puis, voyons ce qui se passe en Europe. L’obstination technocratique de Jean-Claude Trichet et de son successeur à la tête de la Banque européenne, Mario Draghi, à appliquer le Pacte de stabilité avec dans le viseur le plafond d‘inflation à 2% maxi, a exaspéré les Européens.

François Hollande s’est fait élire pour damer le pion aux technocrates et afin de leur imposer un “pacte de croissance“. Deux ans plus tard, les Français en sont toujours à attendre que cela vienne.

Bernard Tapie, qui a une veine populaire, avait coutume de dire qu’il fallait commencer par “garnir le frigo“ si l’on veut avoir l’oreille du peuple. Amère mais juste exigence. Il faut d’abord commencer par mettre un petit quelque chose dans le panier de la ménagère pour se faire entendre de l’opinion.

Faire l’audit de l’ancien gouvernement? Un bon truc?

Des pistes pour l’avenir? Ce n’est pas la vocation de la presse, si tant est que ce soit dans ses cordes. Mais enfin, se prononcer sur la décrue du prix de la viande, ça intéresse le public. Faire remonter le dinar face à l’euro et au dollar, ça fait revenir le moral aux troupes des chefs d’entreprise. C’est ce genre de recettes qui auront raison de la morosité ambiante.

Faire disserter le nouveau ministre de l’Economie et des Finances sur la nécessité de l’austérité, ce ne sera pas payant! En politique, il faut savoir dealer avec le peuple. Il faut présenter les “précédents comme des imbéciles“, disait Georges Clémenceau, et les “successeurs comme des incapables“ pour avoir le beau rôle.

C’est ainsi qu’a fait Ennahdha. Elle a indemnisé les “durs“ de ses troupes pour leur faire oublier les misères des années de braise et de vaches maigres, consolidant ainsi son socle électoral. Et, elle a monnayé la Constitution “émancipée“ en instituant la Zakat et le retour des habous. Elle a autorisé ses sympathisants à occuper la rue et vivre de l’informel avec une franchise fiscale, et elle a laissé le plus dur à ses remplaçants, c’est-à-dire son passif. Le tout pour le nouveau gouvernement sera d’esquiver cet héritage. Il réussirait sa mission au moins aux 3/5 et ce serait mieux que de prendre plein tarif en endossant les gamelles du gouvernement précédent.