Pr Bertrand Cluzel : “L’économie du savoir permet une croissance inclusive et endogène“

A l’invitation du Pr Jameleddine Chichti, directeur de recherche et responsable de l’école doctorale à l’Ecole supérieure de commerce de La Manouba, Pr Bertrand Cluzel (PHD, Sciences économiques), a évoqué lors d’une série de conférences le cadre de la planification du développement, sous sa perspective physico-financière, à l’ère de l’économie du savoir.

Entretien.

bertrand-cluzel-tunisie.jpgWMC : Les “Hub et les clusters“ déclassent les zones industrielles. Nous vivons, par conséquent, l’ère postindustrielle?

Bertrand Cluzel : Nous sommes bien à l’âge de la “Knowledge Economy“. Nous vivons en plein dans l’ère postindustrielle avec l’irruption de “ l’économie du savoir“. Et ainsi va la dynamique économique, les zones industrielles sont dépassées par les clusters et les pôles de compétences qui deviennent un vecteur de “respatialisation“ du territoire et, dans le même temps, de création de richesses. L’avantage est qu’avec les clusters, les pays émergents peuvent revenir dans la partie et bien se positionner dans l’économie mondiale.

Pourquoi mettez-vous en avant la dimension physico-financière de la planification?

J’ai évoqué ce qu’on a appelé en France le modèle Physico-financier dit «Fi-Fi», parce qu’il représente une refondation de l’approche du développement. On voulait exprimer par cela qu’il ne fallait pas négliger la configuration spatio-temporelle. Dans cette perspective, la planification française a reconsidéré l’espace national conçu comme un ensemble de territoires qui s’imbriquent les uns dans les autres.

Comment l’idée a-t-elle fait son chemin?

Dans les années cinquante, alors que nous étions engagés dans ce cycle des “Trente glorieuses“, nous vivions une surconcentration industrielle dans le bassin parisien et le reste du territoire en était exclu. On a alors parlé de «Paris et le désert français».

Pour aplanir les inégalités de ce mode de croissance inéquitable, on a mis en place les «contrats de villes moyennes». Nous pensions qu’il y avait un phénomène de polarisation entre différentes entités européennes autour de métropoles régionales telles que Milan, Francfort ou Lyon, et que grâce de ces contrats on avait la possibilité de créer des structures urbaines permettant de répartir les richesses et d’allouer les ressources de la meilleure façon possible sur le territoire.

Dans le fond, c’était un problème économique basique que vous connaissez bien, car qu’est-ce que l’économie politique si ce n’est la manière de rechercher la meilleure allocation possible des ressources et richesses produites.

A présent, l’idée est en phase de maturité…

Maintenant, je pense que la configuration moderne de cette réflexion, qui a pratiquement trente ans aujourd’hui, c’est la clustérisation. Pourquoi cela? Parce que nous ne raisonnons plus en espace urbain mais nous regardons l’aspect spatio-temporel et nous disons qu’il faut aujourd’hui que l’organisation de l’espace soit faite autour du triptyque “Université-centre de recherches-entreprises“. C’est la meilleure façon de faire le linkage entre l’invention et l’innovation, via cette passerelle entre l’industrie et l’université.

Dites-vous bien que le cluster est l’écosystème dédié à la diffusion de l’innovation. Vous avez, d’une part, ceux qui en sont à l’origine, à savoir les chercheurs et les enseignants. Ensuite, ceux-là même se trouvent en symbiose avec les entrepreneurs qui vont la mettre en œuvre et surtout s’en servir pour fabriquer de nouveaux biens et services qui vont dégager les plus-values nécessaires et les profits suffisants pour alimenter la dynamique de la croissance.

Ce serait le stade suprême du développement… ?

Je soutiens que la clustérisation est la configuration moderne d’une économie qui se veut à la fois productrice de richesses avec une répartition, la plus équitable possible de ces richesses. C’est pour cela que l’on utilise l’expression “croissance inclusive“. Cette appellation peut paraître curieuse mais elle signifie que la croissance doit inclure les catégories sociales et les régions, sans discrimination.

La clustérisation permettrait, selon vous, une nouvelle cartographie de la croissance?

La clustérisation se réalise selon des axes qui permettent d’irriguer un territoire parce que l’innovation n’a de l’intérêt que si elle procède par “viralogie“. Il faut qu’elle se répande sur l’ensemble de l’espace concerné pour “vasculariser“ les régions de l’intérieur. La meilleure façon, c’est de construire l’espace et les clusters selon des axes permettant un maillage territorial avec une dispersion maximale.

Bien entendu, cette respatialisation doit tenir compte des ressources naturelles car les axes d’implantation sont une manière de structurer l’étendue du territoire, de sorte que la richesse se diffuse de la manière la plus efficiente et la plus large possible.

Pourquoi préférez-vous l’exemple de la “ Route 128“ à l’exemple de la “Silicon Valley“?

Les deux se valent. Mais la “Route 128“ est celle qui jalonne le Campus de Harvard et qui regroupe sur sa trajectoire les grappes de cluster, avec les centres de compétences, les usines et les grandes écoles, tel le MIT, un mythe en soi.

J’emprunte volontiers l’exemple de la Route 128 parce qu’elle rappelle un autre concept, pertinent, celui des autoroutes de l’information.

Vous avez été à l’origine d’un mix d’indices économétriques pour un tracé d’axes optimisé…

Le développement vient par l’association des facteurs principaux, à savoir le travail et le capital. J’ai en effet associé l’indice de Gini* à celui de Paul Krugman**, pour sortir un indice synthétique qui optimise la dispersion territoriale des clusters.

Le premier décèle la concentration des spécialités -donc des compétences humaines-, et le second, le degré de concentration capitalistique. Il a fallu faire en sorte que géographie et économie permettent de construire une configuration intégrée pour un pays.

L’aspect physico-financier trouve, en l’occurrence, sa plénitude, car en plus de réunir les deux facteurs de la croissance – le capital et le travail-, nous y rajoutons la dimension spatiale. Je rappelle, à titre indicatif, que la France dispose à l’heure actuelle d’un parc de 71 pôles de compétence, disséminés sur tout le territoire. Les pouvoirs publics pensent qu’à l’avenir la France pourra réaliser les 2/3 de sa croissance à partir des clusters.

Pour un pays émergent comme la Tunisie, on peut lancer l’opération conformément à la carte universitaire?

Seulement dans un premier temps. Imaginez que le tracé de vos campus soit géographiquement concentré sur le littoral, par exemple, les régions de l’intérieur demeureront à l’écart de la nouvelle dynamique de développement. Souvenez-vous du diagramme des grappes de clusters et prenez soin de réseauter la totalité du territoire par viralisation. On doit intégrer toutes les couches sociales et toutes les régions.

La clustérisation est une avancée précieuse car elle dynamise la croissance et, en plus, elle constitue un facteur d’autonomie car la croissance devient pour grande partie endogène.

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