Tunisie : NABTA, monnaie “sociale“, monnaie du “pauvre“?

nabta-pauvre-tunisie-01.jpgDans les zones d’ombre, entendez les espaces de pauvreté, laissés en jachère par l’économie réelle, faute de moyens on échange peu. La monnaie sociale peut-elle apporter la richesse et garantir l’insertion sociale? NABTA, argent comptant ou monnaie «désargentée»?

Une monnaie sociale est en cours d’implémentation. Elle serait dénommée «NABTA», allusion à la jeune pousse. Un collectif d’économistes veille à optimiser les conditions de sa greffe. Cela fait partie d’un plan de lutte contre la pauvreté. Mais cela peut-il casser la fatalité de l’exclusion?


Une monnaie sociale, pour quoi faire?

La monnaie sociale existe dans plusieurs pays du monde. Il s’agit, hélas, de pays du sud, entre l’Amérique latine et l’Asie, les continents d’ombre, dirions-nous. Cette monnaie prolifère quand les systèmes économiques se révèlent impuissants à garantir de la croissance pour tous. Fatalement quand la machine crée de l’injustice et de la pauvreté, on se rabat sur les solutions de fortune dont la monnaie sociale. C’est un des éléments d’un package de mesures de solidarité qui peut contourner le grippage des échanges entre opérateurs économiques.

La monnaie sociale a cours là où la demande solvable fait défaut, c’est-à-dire là où les gens manquent d’argent, donc de moyens pour vendre et acheter. Alors le supplétif de monnaie sociale sert de vecteur qui permet d’échanger et assurer la circulation des biens et services. C’est un palier au-dessus du troc de marchandises.

La monnaie sociale est une œuvre d’économistes; elle est donc un projet plus achevé, plus abouti que le troc. Le «numéraire conventionnel» peut reproduire un ordre économique second mais qui n’est pas dépourvu de rationalité. Les «économiquement faibles», étant démunis, disposeront de moyens pour pouvoir «donner» et «recevoir», comprenez vendre et acheter.

Une monnaie sociale, monnaie strictement fiduciaire

NABTA remplit les conditions d’un «numéraire». Elle se définit par un «étalon-heure de travail». Il s’agit d’un étalon standard. L’heure de travail du maçon vaudra celle du plombier. Ces deux professions prouvent que l’on peut échanger autant les biens que les services.

Ainsi, homologuée sur une valeur socialement reconnue, NABTA sera validée par un Institut d’émission. Oui, comme dans tout système de paiement, la monnaie sociale disposera de sa “Banque centrale“. Cette dernière supervisera le positionnement des unités de crédit sur les comptes des bénéficiaires, dans son réseau d’agences. De même, elle devra superviser les flux de compensation, c’est-à-dire les règlements entre agents économiques. Des livres comptables seront, par conséquent, tenus par les agences, et chaque contributeur au système peut surveiller que l’agence positionne ses unités de crédit sur son compte.

La monnaie aura cours légal sur tout le territoire, ce qui est de nature à favoriser la mobilité du travail. Un plombier créditeur à Djerba, pour diverses interventions de dépannage, peut «monnayer» son solde contre la construction de la clôture d’une maison au Kef.

La comptabilité de l’épargne en monnaie NABTA est l’ossature du système, car elle garantit sa liquidité et la solvabilité du système. Le système a beaucoup de chance de se mettre sur pied d’autant que la garantie du gouvernement semble acquise. Cela peut servir à l’évidence les «économiquement faibles» qui ne peuvent trouver un emploi en économie marchande, c’est-à-dire contre salaire. Ils seront payés par cette monnaie scripturale.

Une monnaie d’urgence, pour soulager la vie dans les quartiers pauvres

Le paysage national est défiguré par les zones d’ombre, de l’intérieur du pays et des ceintures suburbaines. La précarité prend ses quartiers dans ces espaces de l’exclusion, là où les prestations sociales publiques sont défaillantes. L’Etat, en s’impliquant dans la monnaie sociale, reconnaît, d’une certaine façon, son incapacité à assurer sa part d’assistance aux citoyens démunis. En prenant ses responsabilités, la puissance publique essaie, d’une autre façon, de lutter contre le sous-emploi qui est devenu structurel.

La pauvreté fait partie de la physionomie sociale du pays. La marginalisation devient une constante du système. Les plus vulnérables ne sont pas ceux que l’on croit. Les «sans qualification» s’arrangent avec un système de «sous-traitance». Les diplômés de l’université sont moins bien préparés. N’ayant pu triompher de leur handicap d’inemployabilité, ils s’exposent au chômage de longue durée. NABTA procurera aux uns et aux autres les moyens de se débrouiller. Un diplômé peut tenir la comptabilité de l’épicier, du coiffeur ou du boucher, et en échange, faire ses emplettes, se couper les cheveux. C’est pareil pour l’artisan, qui ne peut se caser.

L’ennui est que tous deux seront dans une logique de subsistance. Cette monnaie «artificielle», tout en étant «viable», pour dynamiser les échanges et résoudre le grippage né de la pauvreté, ne peut créer de la richesse de manière significative. Elle peut soulager, à l’instar des médications d’urgence, mais en aucune façon elle ne peut entretenir, durablement, le mirage d’un ordre économique «décent». On peut toujours accepter, pour un temps, une bouée de secours, mais la véritable solution est d’activer l’ascenseur social.