La Justice hier et aujourd’hui : Entre l’impératif d’allégeance au pouvoir politique et la détermination de s’en affranchir

palais-justice-tunisie.jpg«Les magistrats réunis aujourd’hui, le 12 décembre 2004, à l’occasion de leur 10ème congrès sous l’égide du Président de la République et président du Conseil supérieur de la magistrature, expriment leur reconnaissance au Président d’avoir mis leur congrès -dont la devise est le renforcement du pouvoir judiciaire-, comme base de la structure sous son égide, remercient le Chef de l’Etat de son soutien continue à leur association tant moralement que matériellement, bénissent les mesures prises en faveur des magistrats….». C’était un petit extrait du communiqué, vous l’avez compris, de l’Association des magistrats et signé entre autres par Ahmed Rahmouni et Kalthoum Kennou. Ceci pour l’histoire.

Depuis, pas mal d’eau a coulé et les mutations profondes vécues par la Tunisie ont apporté leurs lots de changements dans le corps de la magistrature.

Tout d’abord, la création du syndicat des magistrats qui fédère aujourd’hui autour de son projet plus de 1.300 édiles. Une structure qui se veut la plus représentative de son corps de métier et la plus apte à défendre ses intérêts. «Je pense que l’une de nos plus grandes réalisations est de voir aujourd’hui, dans notre sphère, des magistrats qui ont rompu d’eux-mêmes le cercle de la soumission, du silence et de l’allégeance. Nos magistrats n’ont plus peur et ne veulent plus subir des pressions, quelle que soit leur provenance. Ils sont devenus plus vigilants pour ce qui est du dispatching des dossiers et des critères suivis dans le choix d’un magistrat plutôt qu’un autre», indique Raoudha Laabidi, présidente du Syndicat.

Auparavant, sur un simple coup de fil, un magistrat était convoqué devant l’inspection du ministère de la Justice. «Aujourd’hui, les choses ont changé, il faut une convocation écrite, comprenant une note explicative de la raison de la convocation et la présence d’un membre du syndicat». La plupart des juges subissaient auparavant des actes d’intimidation et faisaient face à un interventionnisme éhonté touchant leurs dossiers et s’attaquant à des décisions ou des jugements qu’ils ont rendus en leur âme et conscience.

Les magistrats tiennent toujours -non pas indépendance- à leur autonomie. «Toute la nuance est là», et c’est en s’adossant à un organisme qui préserve leurs intérêts et les protège des abus dont ils peuvent être sujets qu’ils pourraient exercer leur mission: rendre justice en toute sérénité. Le syndicat paraît être aujourd’hui leur rempart contre toutes sortes de pression et certains prétendent que nombre d’entre eux se désolidarisent de l’Association qui représentait, auparavant, le cadre légitime pour leurs requêtes et leurs sollicitations. D’aucuns estiment que les liens tissés entre les membres de l’Association et les autorités politiques seraient à l’origine de ce désistement surtout suite à la demande expresse de celle-ci adressée à la Constituante pour désigner les membres de la haute commission de la magistrature et ne pas suivre la voix des élections.

Comment permettre à des magistrats qui ne peuvent choisir leurs propres représentants d’émettre des jugements visant les citoyens?

«Dans la Constitution provisoire, on n’a pas stipulé franchement l’autonomie du pouvoir judiciaire. Les partis vainqueurs ne se sont pas prononcés pour une séparation claire, nette et précise entre les pouvoirs. Pire, lorsqu’on défend le principe d’une désignation des membres de la commission provisoire en remplacement du Conseil supérieur des magistrats, en ignorant le droit pour les magistrats d’élire leurs représentants à la commission, il y a une volonté délibérée de mettre les magistrats sous la coupe du pouvoir exécutif. Nous pensons que les élections sont incontournables et c’est un droit plus qu’absolu pour nous».

Car, comment autoriser des magistrats inaptes à choisir par eux-mêmes ceux qui doivent les représenter à la commission, à statuer sur la vie des contribuables et à rendre des jugements engageant leurs vies, leurs libertés et leurs droits?

Pourquoi dans l’article 22 a-t-on omis une précision pourtant votée auparavant à propos de la qualité des membres de la commission provisoire qui doivent être des magistrats et non Messieurs ou Mesdames X «désigné(e)s» par…? La précision aurait été «dégagée»: «Je ne peux croire que ceci est un simple oubli, cette ambiguïté ne peut, selon moi, avoir qu’une seule explication: le pouvoir en place veut avoir la main basse sur la composition de la commission dans le but de s’assurer l’allégeance du judiciaire. Nous ne nous soumettrons pas et nous défendrons notre autonomie quoiqu’il arrive».

Dans toute cette cacophonie politico-constitutionnelle, il y a quand même des lueurs d’espoir comme le fait de signifier que la réforme de la justice sera conforme aux normes internationales, même si on a du mal à comprendre la raison pour laquelle le Conseil supérieur de la magistrature a été le seul à être dissous alors que l’Administratif a été maintenu. Est-ce parce qu’il est présidé par le Premier ministre? Ce qui expliquerait la grogne des magistrats du Tribunal administratif qui ont dénoncé, dans un communiqué conjoint avec le Syndicat des magistrats, la non dissolution du Conseil administratif estimant qu’ils doivent élire leurs représentants au sein du Conseil qui ne doit pas rester sous la tutelle du Premier ministère.

Autonomie et indépendance sont des mots qui reviennent très souvent sur la bouche de nos magistrats et même juges d’instruction qui affirment leur détermination pour une plus grande liberté d’action dans l’exercice quotidien de leur mission. «Nous estimons que les juges d’instruction ne doivent rendre compte qu’à leurs supérieurs hiérarchiques directs pour éviter l’interventionnisme du ministre de la Justice ainsi que de son équipe. Les juges seraient ainsi redevables uniquement devant le substitut du procureur, lequel le serait devant le procureur de la République, qui rendrait lui-même des comptes ou recevrait des instructions du procureur général de la République lequel est en relation directe avec le ministre de la Justice. Si cela se vérifiait, ça permettrait aux juges d’instruction de ne pas subir la contrainte du Parquet et d’avoir en face d’eux un «super-procureur», mis en place de manière démocratique, ce qui serait garant d’une liberté d’action ambitionnée. Il pourrait ainsi mettre en œuvre la politique pénale et veiller à son harmonisation.

Un rêve, dirons-nous, mais qui incitera les juges assis à être plus responsables et assurer au mieux leurs rôles d’équilibristes en appliquant la loi, en sauvegardant les intérêts publics et la politique pénale du gouvernement.

D’ores et déjà et dans le cadre de l’application de la politique en question, Béji Caïd Essebsi, Premier ministre sortant, avait vanté les décisions d’interdiction de voyages prises à l’encontre de 500 hommes et femmes d’affaires, ou hauts responsables gouvernementaux.

Parmi eux, il y en a qui estiment avoir été les victimes d’injustices, d’un exercice disproportionné du pouvoir sous des pressions politiques et sociales.

Pourrons-nous espérer que la refonte de la justice dans notre pays accorde au juge une plus grande latitude pour qu’il exerce sa mission dans le respect de la loi se faisant un devoir et une obligation de rendre justice en toute objectivité et ayant pour seul but l’équité?

Attendons voir.

– Tous les articles sur

Justice