Tunisie : “Le prochain gouvernement devra faire face à un problème de précarité de l’emploi!“, prévient Moez Joudi


moez-joudi-03102011-art.jpgAlors que la libéralisation économique a créé un emploi fortement marqué par
l’insertion de l’économie dans la chaîne de la sous-traitance internationale
avec un positionnement au bas de l’échelle de la chaîne de valeur, Dr Moez Joudi
estime que le prochain gouvernement devra aussi répondre aux inégalités et à
l’absence d’équité dans la rémunération des travailleurs.

WMC : Comment le prochain gouvernement doit-il observer puis traiter la
problématique de l’emploi en Tunisie?

Moez Joudi : Dans une première approche globale, force est de constater,
aujourd’hui, que le taux de chômage enregistré dans les pays arabes s’élève à
14%, il est considéré comme l’un des taux les plus élevés au monde, malgré la
croissance économique considérable réalisée par les économies arabes au cours
des dernières années grâce aux prix élevés du pétrole et des réformes
économiques engagées par de nombreux pays arabes.

A souligner dans ce cadre que le taux de chômage le plus élevé était perçu chez
la population jeune puisque ce taux s’élève à environ 25%.

En Tunisie, en dépit des classements avantageux dans les rapports économiques
internationaux, le chômage est l’un des points noirs de l’économie et constitue
une problématique majeure qu’il faut absolument traiter d’urgence. Une étude
élaborée par des économistes tunisiens montre qu’entre 2002 et 2010, le taux de
chômage n’a pratiquement pas évolué vers le bas. Selon cette étude, le taux de
chômage entre 2002 et 2006 était de 14,3%. Après une baisse insignifiante de
0,1% en 2007, il est revenu à 13,4% entre 2008 et 2009. Le 11ème Plan de
développement prévoyait un recul du chômage pour arriver à 13,4% en fonction
d’un taux de croissance moyen de 6,1%. Soit une moyenne de 74.400 entre 2002 et
2006 et de 82.400 entre 2007 et 2010.

Malgré une résistance relative aux effets de la crise mondiale, les prévisions
de croissance n’ont pas été atteintes et n’ont pas dépassé les 4%. Conséquence,
le taux de chômage est revenu à ses niveaux de 2002, plus de 14% et 58.000
nouveaux postes d’emplois ont été créés alors que le 11ème Plan prévoyait 82.400
postes. En 2009, 38.000 emplois ont été perdus dans les industries
manufacturières, ce qui a élevé le taux de chômage à 14,7%, en comparaison avec
14,2% en 2008 et une moyenne de 14,1% entre 2004-2010.

Le prochain gouvernement devra-t-il également faire face à un problème de
précarité?

Une étude récente du syndicat des travailleurs tunisiens souligne que «la
qualité de l’emploi ne répond pas aux attentes des demandeurs, qui sont de plus
en plus qualifiés». «A plus de 14%, le taux de chômage reste élevé» et
particulièrement chez les femmes (16%), les moins de 25 ans (30%) et les
diplômés de l’enseignement supérieur.

A partir d’un croisement de points de vue de spécialiste, le processus de
libéralisation économique a créé un emploi fortement marqué par un modèle de
compétitivité et d’organisation du travail qui génère du travail inapproprié.
Pis, l’insertion de l’économie dans la chaîne de la sous-traitance
internationale avec un positionnement au bas de l’échelle de la chaîne de valeur
accentue encore plus les inégalités et l’absence d’équité dans la rémunération
des travailleurs.

Le prochain gouvernement doit-il aller à la base, vers la défaillance du système
d’enseignement et de formation pour comprendre les handicaps de l’employabilité?

En Tunisie, un certain nombre d’experts et d’opérateurs relèvent une
inadéquation entre les besoins des marchés et des investisseurs, avec les
compétences disponibles. Cette inadéquation est un problème particulièrement
crucial, dans la mesure où elle a un impact direct sur le développement
économique et humain. Elle explique l’accroissement du chômage, chez les
diplômés du supérieur dont les niveaux de connaissances et de savoir-faire ne
correspondent pas aux critères de recrutement des entreprises, qui cherchent des
compétences plus opérationnelles, capables d’apporter une valeur ajoutée dès les
premiers jours d’embauche.

Nœud du problème, l’employabilité, que l’on peut définir d’une part, comme la
capacité individuelle à trouver un emploi et à s’y maintenir, et, d’autre part,
comme la capacité à transférer des connaissances et des compétences au sein
d’une organisation.

A l’origine, le problème émane en grande partie de la défaillance du système
d’éducation, d’enseignement supérieur et de formation, qui se caractérise de
plus en plus par un niveau médiocre et en deçà des attentes du marché de
l’emploi. Les diplômes ont perdu de leur valeur, la sélection ne se fait plus
convenablement dès l’enseignement supérieur et le système produit de plus en
plus des jeunes qui manquent de qualification et qui n’ont pas assez d’aptitudes
et de qualification pour intégrer le marché de l’emploi.

Des entrepreneurs qui manquent d’incitation, d’encadrement et d’encouragement…

Le grand paradoxe aujourd’hui en Tunisie, c’est que la croissance économique est
bien présente même s’il y a un ralentissement ces dernières années, mais la
création d’emplois ne suit pas.

Les entreprises ne sont pas en fait assez incitées à le faire. D’abord, elles ne
trouvent pas d’interlocuteur fiable, ensuite l’offre existante est en deçà de
leurs attentes comme il a été souligné ci-dessus, enfin l’Etat n’apporte pas le
soutien nécessaire pour insérer les nouveaux demandeurs d’emploi. Ces
entreprises se trouvent devant l’obligation de procéder à des recrutements et
des promotions «internes» et ne s’intéressent plus guère aux nouvelles
compétences produites par le système éducatif.

Quelles sont alors les perspectives de réformes à creuser par le prochain
gouvernement?

D’abord, il faut renforcer l’employabilité à travers un système plus fiable de
la formation professionnelle qui peut être considérée comme une solution
particulièrement adaptée. Les comparaisons à l’échelle mondiale démontrent que
certains pays ont parfaitement réussi leur système éducatif, en misant sur la
formation professionnelle en tant qu’antichambre et préparation à la vie
professionnelle: les plus importants de ces pays sont l’Allemagne, la Suisse et
le Danemark qui sont parvenus à maîtriser le phénomène du chômage, le situant
pour la catégorie des moins de 25 ans à 8%, alors que dans l’espace européen
cette moyenne culmine à 18,4%.

La mise en place de formations professionnelles permettrait notamment de réduire
les problèmes de «déphasage» entre le marché du travail et les qualifications
des jeunes diplômés. Le déphasage peut être de plusieurs types: quantitatif
(manque ou excès de nouveaux diplômés dans une filière donnée, par rapport aux
besoins de l’économie nationale), qualitatif – technique (les notions enseignées
ne sont pas utiles au futur professionnel) ou qualitatif – comportemental (une
attention insuffisante est portée aux dimensions collaborative -travail en
équipe- ou entrepreneuriale -esprit d’initiative et créativité-, pour ne citer
que celles-là).

En Tunisie, ce déphasage est réel et constitue une entrave au développement
économique de ce pays qui a toujours misé sur ses ressources humaines pour
«booster» sa croissance. Les investisseurs locaux mais également étrangers
souffrent de la qualité des ressources disponibles qui manquent d’esprit
d’initiative et de qualification technique dans des domaines indispensables à la
bonne marche des entreprises et des grands groupes.

A quel prix pourra-t-il instituer la logique de la valeur ajoutée?

Face à ce constat, il est indispensable de rapprocher les différents acteurs et
de créer des structures de réflexion et d’échanges réunissant des représentants
du monde des entreprises, des décideurs publics et des professionnels de la
formation, dans l’objectif d’évaluer les vrais besoins et d’élaborer en
conséquences les programmes qui peuvent y répondre au mieux.

Un vrai changement créateur de valeur ajoutée et contribuant à un développement
économique solide ne pourra se faire sans:

– une politique publique volontariste, prête à consacrer des budgets
significatifs à l’éducation supérieure et la formation professionnelle;

– la mise en place d’un système éducatif autonome, appliquant des règles de
bonne gouvernance, et régi par des approches «bottom-up», plutôt que par des
politiques uniformes «top-down»;

– un socle éducatif fondé sur une vraie culture générale offrant des repères
(humanisme, compréhension du monde, etc.) et de l’élan (capacité à agir, créer,
innover).

Allons-nous retourner plus sérieusement au concept PPP (partenariats entre
secteurs public et privé)?

En outre, une approche basée sur le développement de partenariats entre secteurs
public et privé doit être entreprise. La promotion de la culture de la création
d’entreprises et l’échange d’informations sur les approches de qualification de
formation professionnelle. La Tunisie doit améliorer la gouvernance de
l’intermédiation sur le marché du travail et encourager la création de systèmes
d’information performants.

Il est important également de lancer des grands projets structurants capables de
créer des emplois pour une main-d’œuvre plus qualifiée.

Une réorientation du marché de l’emploi doit être également opérée avec une
«production» plus intelligente de main-d’œuvre apte à exercer à l’international
et qui serait exportable.

En conclusion, il est important de rappeler qu’au-delà des formations
professionnelles techniques, il nous semble nécessaire de prévoir un volet
comportemental dans les programmes de formation. L’éthique, l’intégrité, la
diligence, l’esprit d’initiative et le leadership sont des éléments essentiels
pour forger des compétences capables de relever les défis du développement et du
progrès économique et social dans les pays du sud.