Le modèle tunisien d’aménagement du territoire est central et autoritaire!

Par : Tallel

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La politique d’aménagement du territoire en Tunisie, en dépit des progrès réalisés, souffre de nombreuses distorsions. Deux parmi celles-ci nous paraissent génériques de la majorité des problèmes rencontrés : une structure institutionnelle confuse et inefficiente ; une urbanisation non maîtrisée.

Une structure institutionnelle confuse et inefficiente

La politique d’aménagement du territoire en Tunisie est engluée dans un système institutionnel enchevêtré, où les conflits de compétences, les redondances, les bureaucraties superposées continuent de résister à toutes les tentatives de réformes et de rationalisation. Il est vrai que l’aménagement du territoire concerne tout le monde. A commencer par les départements ministériels, lesquels, à de rares exceptions près, revendiquent, à bon escient, le statut de parties prenantes des politiques d’aménagement.

Certains ministères (Intérieur et Développement local, Plan, Agriculture et Environnement, Transport, Equipement et Habitat, Transport et plus récemment, Développement régional) sont directement concernés par les questions d’aménagement. De nombreux autres ministères (Education, Industrie, Communications, Tourisme, Culture, voire Défense nationale et autres) restent également sensibles au positionnement de leurs activités sur le territoire national.

Et pour être plus près encore de la réalité des choses, ajoutons à cet imbroglio institutionnel quatre petites touches encore:

· l’absence de textes précisant les domaines de compétences des divers départements impliqués dans le processus d’élaboration des plans d’aménagement;

· la fréquence des remaniements ministériels et des redécoupages des compétences des départements concernés;

· la faible propension desdits ministères à coordonner leurs actions;

· enfin, la multitude d’agences, d’associations et d’ONG opérant à l’échelle centrale et à l’échelle régionale dans le domaine de l’aménagement du territoire.

Une urbanisation non maîtrisée

* Un bien public, en principe

La Tunisie, à l’instar de tous les pays du Sud a connu, depuis son accès à l’indépendance, un phénomène d’urbanisation rapide, comme l’illustre l’évolution du nombre des ses citoyens habitant les villes et autres agglomérations urbaines. Toutes les régions de la République sont supposées être parties prenantes à cet essor urbain national, dont le rythme n’a fait que s’accélérer au cours des deux dernières décennies, sous l’effet d’une intégration plus forte de l’économie tunisienne dans l’échange mondial. Symbolique de l’ouverture de la Tunisie sur l’ère de la modernité industrielle, technologique et culturelle, l’urbanisation était censée bénéficier d’une manière équitable à toutes les régions du pays, sans exception.

* Les nombreuses prégnances de l’urbanisation

En réalité, la perception de l’urbanisation comme réductible une statistique démographique unique : le nombre des citoyens habitant les villes et autres agglomérations urbaines en pourcentage de la population totale est une perception erronée. Le phénomène d’urbanisation est prégnant de bien d’autres interrogations.

En premier lieu, au niveau des populations urbaines concernées, quatre types de questions se posent:

– quelle est la structure démographique de ces populations, en termes de tranches d’âge et de répartition entre les deux sexes?

– comment se distribuent-elles entre populations autochtones, de souche, et populations provenant des flux de migration intérieure?

– quels sont les profils de l’emploi et du chômage prévalant dans la ville ou l’agglomération urbaine concernée?

– comment se répartissent les sources de revenus des populations urbaines entre salaires privés et publics, profits d’entreprises, et assistances sociales diverses etc.?

En second lieu, quelle est la provenance du patrimoine foncier sur lequel sont édifiées les villes et autres agglomérations urbaines concernées? Sont-ce des terres agricoles détournées de leur vocation première, et dont le coût d’opportunité économique peut être élevé, encore que variable selon le niveau de fécondité des sols concernés? Ou sont-ce des terres conquises sur des sols arides ou des espaces d’eau insalubres et parasitaires, dont le coût d’opportunité est nul, voire négatif?

En troisième lieu, quel est le profil des divers types d’habitat (quartiers ‘chics’, quartiers ‘classes moyennes’ ou HLM et quartiers populaires) existant dans la ville ou l’agglomération urbaine concernée? D’abord en termes de disponibilité et d’offre de logements par rapport aux divers types de demande. Ensuite, en termes de conditions d’accès par voie de location ou par voie d’appropriation aux logements disponibles. Enfin, en termes d’infrastructures, d’équipements et de services collectifs disponibles et de qualité de vie.

En quatrième lieu, jusqu’où le modèle d’urbanisation en vigueur est-il adapté aux besoins des jeunes et des femmes et reflète-t-il les spécificités sociologiques des diverses régions tunisiennes?

En cinquième lieu, enfin, quel est le profil de distribution des activités économiques non-agricoles (industrielles, tourisme et autres services) entre les régions les plus urbanisées et les régions les moins urbanisées ?

De la réponse que nous donnerons à ces interrogations, dépendront la qualité de la gouvernance du processus d’urbanisation, le degré de sa maîtrise par les pouvoirs publics, en mot sa réussite ou, au contraire, son échec.

*Une image globale contrastée

Là aussi, seule une évaluation critique exhaustive d’un demi-siècle d’urbanisation permet de fournir la réponse recherchée. Toutefois, l’image globale qui ressort de l’évolution d’un certain nombre d’indicateurs relatifs aux paramètres évoqués plus haut est, pour le moins, une image contrastée où de nombreuses zones grises persistent encore, en dépit des efforts accomplis par les gouvernements successifs, de Bourguiba à Ben Ali.

Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer quelques réalités de base.

La Tunisie du littoral, où se situent les régions les plus urbanisées: occupe à peine le tiers de la superficie du pays; concentre, à elle seule, deux-tiers de la population tunisienne totale (le quart uniquement pour le district du Grand-Tunis); près de 87% de l’ensemble des activités économiques non-agricoles dans le pays (90% de l’industrie touristique) -confinant les régions défavorisées à une agriculture pluviale sans grande valeur ajoutée; la quasi-totalité des services administratifs, des entreprises publiques et privées, faisant fi de toutes promesses et décisions en matière de décentralisation administrative et économique.

– Une migration intérieure et à sens unique des régions les moins favorisées (Nord-ouest et Centre-ouest) vers les régions les plus favorisées (Nord-est et Centre-est), privant les premières du potentiel de leur jeunesse. De plus, les jeunes émigrés occupent le plus souvent des emplois non qualifiés (domesticité, secteur du bâtiment), précaires et misérablement rémunérés. Sans oublier qu’une partie de ces émigrés vient renforcer l’armée des chômeurs urbains, avec, à la clé, la prolifération de nouvelles ‘banlieues’ prolétarisées.

– Une expansion urbanistique qui ne cesse de progresser en confisquant les terres agricoles limitrophes: ce qui aboutit à une prolifération de quartiers populaires non équipés, exposés aux nuisances de la pollution générée par les grandes industries avoisinantes.

– Un déficit alarmant en matière d’infrastructures et d’équipements économiques et sociaux collectifs, de zones industrielles, de réseaux de distribution d’eau potable, de réseaux routiers, de pistes agricoles, d’hôpitaux et de dispensaires, réseaux bancaires locaux, ainsi qu’en matière de cadres administratifs, techniques et financiers, nécessaires à l’attraction des investisseurs tunisiens et étrangers, notamment dans les régions défavorisées.

Ces diverses distorsions caractéristiques du modèle d’urbanisation appliqué sont dans une large mesure les dégâts directs et collatéraux d’une politique d’aménagement du territoire mal planifiée et insuffisamment coordonnée.

Prochain article: Un déficit de vision stratégique, de planification et de programmation