Dissonance cognitive

somalie-famine-1.jpgLa famine en Somalie, des dizaines de personnes meurent chanque jour de faim. La télé nous bombarde d’images de ces enfants squelettiques, avec des mouches autour, avec la mort dans le regard. Vous avez vu les images? Vous en avez eu horreur? Vous avez détourné le regard? Moi aussi, oui.

J’ai la nausée à chaque fois. Et puis j’oublie, et puis je revois des images à la télé, la nausée me reprend, et je commence à avoir honte, honte de moi de ne rien faire, honte de moi d’être humaine, dotée de conscience, regarder des humains comme moi, des enfants mourir de faim. Alors que mes enfants à moi jettent la moitié de la nourriture que je leur donne, parce qu’ils «n’ont pas envie de ca aujourd’hui», ils ont envie de lasagnes aujourd’hui, pas de tarte aux crevettes.

La nausée me tient. Vers midi, je commence à réfléchir sérieusement à confier mes enfants à ma mère et à partir m’engager dans l’humanitaire, en Somalie. Donner ma démission au boulot, et tant pis pour les mensualités du crédit de l’appartement, tant pis pour l’appartement.

Vers 4h, ça y est, la décision est prise. Mon mari fronce les sourcils: «comment ça partir? Tu veux dire partir là-bas? Seule? Pour…comment? Aider?

D’accord, je vois … bon ben tu sais quoi… faudra remettre ça à demain ma chérie, parce que ce soir on est invités à dîner, donc tu vas te préparer, et on en parlera de tout ça… ouiiii bien sûr que je suis d’accord, bien sûr que je comprends!».

Je regarde les gens autour de la table, sans parler. Et après, je rentre dans les discussions, et puis je mange aussi quand même. La nausée est partie. En voiture, sur le chemin du retour, je n’y pensais presque plus. J’avais rigolé, on avait parlé politique, bien critiqué tout le monde, refait le monde. Et j’avais presque oublié, les squelettes, les mouches…

Les sciences cognitives font des avancées absolument spectaculaires ces dernières années. La dissonance cognitive est ce qui se passe dans nos têtes quand on voit, ou quand on fait quelque chose qui ne colle pas, qui n’est pas cohérent, avec ce que nous pensons déjà. Avec les catégories mentales et les schémas de fonctionnement préexistants. Et là, le cerveau, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ne fait pas tout pour «trouver la vérité», non, le cerveau fait tout, pour résoudre ce conflit, en respectant et en gardant les catégories mentales initiales: ce qu’on sait, ainsi que les schémas de fonctionnement: ce qu’on pense et comment on pense.

Ca s’appelle économie cognitive. Faire le minimum pour retrouver l’équilibre quoi. Le confort psychologique. J’ai raison, je suis bien comme ça, il n’y a que ça de vrai, et tout ce qui ne va pas dans ce sens, on le zappe. Oui carrément, on le zappe; le cerveau sélectionne énormément l’info qu’il reçoit, voire la déforme, conformément à son principe d’économie cognitive, et plus loin celui du confort psychologique, de la reproduction des mêmes schémas de pensée.

On détourne le regard quand ces images reviennent, tellement c’est inconfortable. Et on se dit qu’un homme ne peut rien contre la fatalité, contre la misère du monde. Et puis on fait déjà ce qu’on peut, en élevant bien ses enfants, en les mettant dans des écoles hors de prix, en ne leur achetant que des marques… on se coupe en quatre déjà!

Est-ce que ça me déculpabilise de savoir que c’est «à la limite» plus fort que moi, que c’est la manière même dont mon cerveau fonctionne…? Je ne sais pas. C’est plus que de la honte que je ressens, si c’est l’espèce qui est comme ça, l’espèce humaine. Si c’est génétique à la fin…? On n’a que ce qu’on mérite.