Tunisie : En guerre contre l’exclusion… par le chômage


cjd-08-08-2011-320.gifFranc du collier, Cyril Grislain Karray invite le pays à jouer son va-tout. Avec
un moral de combattant et un mental de gagneur!

Il n’a rien d’un baroudeur Cyril Grislain Karray, l’auteur de la «Prochaine
guerre en Tunisie». Plutôt fort en thème. Diplômé des Grandes écoles avec une
solide expérience de la vie, globe-trotter en affaires, il a vu du pays, lui
qui a pris une part active à la refondation du Brésil. Cyril est un homme
déterminé. Après plus de vingt ans d’absence, qui coïncide avec la parenthèse du
Changement, le voilà de retour au pays. Et, bien décidé à aller au front. Il
quitte un job en or, chez Mac Kinsey, et se consacre bénévolement au service de
la Tunisie. Il considère que la refondation de l’édifice national est sa cause.
Tout feu tout flamme, sa période sabbatique n’est pas oisive. Il dégaine, en
publiant l’essai, sus cité, dont il s’engage à reverser les bénéfices au profit
de la lutte contre le chômage. Il est venu exposer la démarche de son travail au
Centre des Jeunes Dirigeants (CJD). Dans son ouvrage, l’auteur formalise un
projet pour la Tunisie de demain. Il s’étalerait sur une période de 5 à 10 ans.
Pourquoi ce langage martial et pourquoi structurer un planning en batailles? Il
y a péril en la demeure, affirme-t-il. Nous sommes toujours assis sur une chaîne
sismique qu’il nous faut quitter au plus vite.

Eradiquer l’exclusion, sinon l’implosion nous guette

Il jure qu’il a vu venir le coup. Expert et analyste, il sait faire bon usage de
l’arithmétique. Quand tout le monde se pâmait du «miracle» de l’élève modèle de
la BM et du
FMI et chouchou de Davos, il alignait les chiffres maudits. Et
l’addition sentait le roussi: 500.000 chômeurs mais pas seulement. Il rajoute
tous les travailleurs damnés de la croissance, les intérimaires, les
travailleurs saisonniers, les gens de l’underground. Enfin, les sans-droits,
sans-voix, comprenez sans-couverture sociale. Il y rajoute les 185.000 familles
indigentes. L’addition est lourde, sans doute. Dans nos têtes, on pensait
qu’elle serait progressivement résorbée. Non, affirme-t-il, le compte est
détonnant. Il flairait l’imminence de l’explosion sociale. Son audit était
juste.

Mais, prévient-il, la révolution n’a pas enrayé le processus maléfique.
L’exclusion est encore rampante. Si on ne l’infléchit pas, elle nous mènerait
vers les deux millions de chômeurs. Et ce sera intenable. 100.000 agents de
sécurité fifty-fifty entre la police et l’armée, pas plus que par le passé ne
pourront préserver la stabilité ni la paix sociale. Nous sommes encore assis sur
une poudrière. Si on ne casse pas la tendance et si on ne change pas de modèle
de société, le pays sera en passe d’imploser. Si on ne trouve pas une parade,
ici, là et maintenant, un tsunami nous guette.

Que propose l’auteur? Une nouvelle vision en rupture de ce que nous avons fait
jusque-là. Il n’y a plus de place aux petits calculs d’épiciers, il faut aller à
l’international. Mais pas dans les sentiers battus. Si l’Europe nous ferme ses
frontières au nez, l’Afrique sera notre “Amérique“ à nous, notre eldorado. Notre
seul périmètre national, exigu, ne peut nous apporter assez de munitions pour
lutter contre l’exclusion. Il nous faut aller par les grands boulevards de la
coopération et du partenariat. La solution est là. Aller chercher la croissance
là où on peut la susciter et dans les secteurs
où elle est générée, c’est-à-dire dans les services. Et il se trouve que nous
sommes bien dotés pour ce faire. Alors, la consigne est «Move on». Oui, en avant
toutes.

Et le conférencier balise la voie: «Ce n’est pas le chemin qui est difficile,
c’est le difficile qui est le chemin», assène-t-il. Et à la guerre, c’est comme
à la guerre. Pas de quartier car il s’agit d’une guerre totale contre
l’exclusion. Il faut faire feu de tout bois. Et dans toute la mesure de notre
génie national.

La mère de toutes les batailles et cinq victoires à la clé

Cinq fronts à ouvrir sans plus attendre et des victoires qui doivent converger
vers une synergie nationale laquelle doit mener vers l’émancipation définitive
du pays. La première d’entre toutes est l’emploi.

Quand il aborde le dossier du chômage, Cyril Grislain Karray met une dose de
pathétique qui émeut toute la salle, lui qui sait haranguer son auditoire.
Alors, les participants ne se contrôlent plus et les commentaires fusent de
toutes parts. Jamais conférencier n’embrase autant le «floor».

Pour les besoins de la démo, il part de sa situation de citoyen nanti. Un super
boulot, une auto et des perspectives plein l’avenir. Tous les ingrédients de la
réussite sociale. En face, le compatriote, laissé pour compte, lequel, au saut
du lit, voit un obstacle à chaque étape du quotidien. Sa nourriture lui pose
problème. Son revenu lui fait défaut. Son ignorance l’handicape. Sa pauvreté le
frustre. Et l’indifférence des autres l’exaspère. Sans présent et un avenir en
mystère. Une démo crève cœur. Il faut que cela cesse.

Cyril juge que l’accès à une vie décente, c’est un droit pour tous. Il nous
appartient de nous bouger pour créer du travail à ne plus que des Tunisiens en
manquent. Oui, nous tous ici présents et nos concitoyens qui réussissent à
l’étranger et qui doivent payer leur tribut à la mère patrie. Binational, Cyril
juge que l’appel du devoir ne doit être ignoré de personne. Allons donc vers les
secteurs où se fait la croissance de demain: les services.

On pourra toujours lui objecter que c’est une solution générique. Cependant,
l’angle de tir choisi par Cyril change la perspective. Commençons par ce que
nous savons faire le mieux, dit-il, là où nous avons cultivé des avantages
nationaux. La nouveauté? Il faut renverser la vapeur: aller à l’étranger
proposer notre expertise en faisant des offres globales à des pays. Pourquoi
attendre que nos voisins viennent se soigner dans nos cliniques? C’est trop peu.
Notre expérience en matière médicale et de santé nous habilite à proposer des
deals audacieux: prendre en mains le secteur de la santé d’un pays, carrément.
La Mauritanie a émis un tel vœu, il y a de cela deux ou trois ans. La réponse
des dirigeants de l’époque s’apparente à une réponse de Corse ou de Mexicain en
plaine sieste: “A voir!“.

Il appelle à secouer le cocotier. De l’audace et de la mobilité. Il faudra
voyager à l’avenir pour défendre son bout de gras.

De l’audace et du panache

Deuxième victoire, les femmes. A l’aube de l’indépendance, le Code du statut
personnel a fourni aux femmes un cadre réglementaire à partir duquel elles
devaient travailler à leur émancipation sur le terrain. Cyril considère que
l’engagement des Tunisiennes pour leur propre cause est timide et timoré. Il
pousse le bouchon plus loin encore que Louis Aragon, il les invite à prendre
pour lièvres les congresswomen des USA, celles-là même qui n’hésitent pas à
aller à la bourre produisant des lois au double de leurs collègues masculins. Et
qui collectent le double des fonds pour leurs circonscriptions.

Le conférencier considère que les Tunisiennes doivent briguer… l’initiative.
Leur victoire est à ce prix. Pareil pour le pays. Au plan national, le
leadership doit changer d’allure et c’est la troisième victoire. L’auteur juge
que la gérontocratie manque de punch. Elle manquera de mordant pour réformer
l’administration. Il faut faire de la place pour les quadras, qui osent et qui
cassent la fatalité, sachant se mettre en phase avec les défis du moment pour
être au rendez-vous de l’avenir et dompter les incertitudes du futur.

L’université, c’est la quatrième bataille. Celle-ci est responsable des malheurs
de ses diplômés, impréparés aux besoins du monde de l’entreprise et du monde
associatif, quatre fois plus fécond que l’entreprise en matière de création
d’emplois nouveaux. Un diplôme, c’est bien dit l’auteur. Mais un emploi, c’est
mieux, martèle Cyril Grislain KArray. Un diplômé sur deux reste sur le carreau.
L’université de Jendouba est la 8868ème du monde, c’est-à-dire dernière de la
classe à l’échelle de la planète. Le chantier est impressionnant mais il faut
l’attaquer tout de suite.

Cinquième et non moins importante victoire, l’inclusion des régions au char
national de la croissance jusque-là insuffisamment assuré par le littoral. Cyril
propose de «slicer» le pays en six régions horizontales superposées de sorte que
chaque tranche possède un front maritime et une frontière physique, le Grand
Tunis, restant à part. L’autonomie des régions doit être intégrale.

Un écrit de jeunesse, brillant et prometteur

L’essai-programme de Cyril Grislain Karray est brillant. Les idées proposées
sont pertinentes. Il y a un véritable apport d’oxygène. Il leur manque toutefois
un effet de cohérence. L’auteur nous présente une série d’idées mais pas un mode
de développement. Jamais, dans son texte, il n’évoque le développement. Et,
c’est pourtant l’objectif final. Nous avons aimé le texte qui est d’un style
chic et sobre. Les formules séduisent. Il est vrai comme s’exclame Cyril quand
les majors de promo désertent l’administration et que seules les «petites mains»
convoitent la fonction publique, le pays marche sur la tête. L’administration,
si chiche, doit reconsidérer son mode de rémunération, et l’auteur de rajouter
«You pay peanuts you get monkies»!

Dans son ensemble, le texte est captivant. L’idée de faire converger les cinq
victoires a du sens. La seule véritable faille reste l’option de l’auteur pour
l’Etat minimaliste. Est-ce une façon de masquer une foi libérale? Cyril juge
qu’il faut se détacher de l’empreinte latine qui nous a imprégnés. La suprématie
du mode anglo-saxon lui semble acquise. De notre point de vue, le modèle saxon
est très grand pourvoyeur de croissance mais aussi grand générateur d’injustice
sociale. En matière d’équité dans la redistribution, et il n’y a pas photo, le
modèle scandinave arrive en tête. La crise des «subprimes», une dérive
anglo-saxonne, faut-il le repréciser, nous a enseigné que l’Etat était le
rempart de dernier ressort. Alors nous disons que réformer l’Etat c’est lui
donner plus de champ d’intervention et non le restreindre.

Quoiqu’il en soit, les «insuffisances» du texte n’enlèvent rien à la sincérité
de l’auteur et à la beauté de son engagement. N’était la jaquette noire, cet
essai passerait pour un livre blanc, ce qui est un coup de maître pour un
premier écrit.